Marivaux : L’Ile des esclaves – Le jeu de l’amour et du hasard (Lucernaire)
Retour vers le futur du Marivaudage
Coïncidence cette année, la très belle exposition La Régence à Paris, L’aube des lumières (Musée Carnavalet) a contribué à mieux contextualiser la naissance et l’épanouissement des fêtes galantes selon Marivaux (1688-1763), sous l’impulsion d’un Philippe d’Orléans épris de liberté, de sciences et de dépoussiérage d’une société de courtisans trop figée dans des castes sociales asphyxiantes. La Régence le voit expérimenter les formes littéraires consacrées pour mieux les détourner, Avec finesse, les essais du catalogue interrogeaient comment le marivaudage comble le fossé séparant le XVIIe du Grand Louis du XVIIIe siècle des Lumières.
Comment jouer et mettre en scène Marivaux aujourd’hui ?
C’est allumer un feu d’artifice de questions : comment mettre en jeu des corps contemporains immergés dans la beauté, la rigueur et les difficultés de la langue du XVIIIe siècle ? Comment concilier sensualité et intelligence ? Comment relever le défi formel du verbe tout en s’interrogeant sur la façon dont ce texte questionne notre époque ? Comment jouer avec amour mais sans respect ?
Catherine Volpilhac-Auger, « Marivaux, en vérité », La Régence à Paris, L’aube des lumières (Musée Carnavalet, Catalogue)
Le jeu de l’amour et du hasard (mise en scène de Frédéric Cherboeuf)
Une réinvention de l’amour ! L’affranchissement des plus faibles germe dans le dernier acte : c’est le signe évidemment prémonitoire de la révolution de 1789 et de l’abolition des privilèges. Mais c’est pour nous, spectateurs d’aujourd’hui, le miroir d’une autre révolution portée par la jeunesse, une révolution sans conteste féminine et qui irrigue toutes les générations : celle de la redistribution des dominations sexuelles. Ce souffle insurrectionnel, qui est un souffle de vie, a été le moteur de notre travail.
Catherine Volpilhac-Auger, « Marivaux, en vérité »
Si c’est la pièce de Marivaux la plus jouée, cela tient à la fois à sa modernité stupéfiante et une sensualité quasi politique. La « mécanique des sentiments » n’a jamais été aussi limpide. Et à la fois, plus subtile. L’amour est ici toujours surprise, toujours possible, facétieux et mystificateur, dans le sens, qu’il révèle – derrière les apparences et les jeux de rôles – les âmes et les cœurs.
Il faut passer par tous les possibles pour confirmer les inclinaisons de son cœur. Rien de plus léger que le badinage et de plus sérieux que d’obtenir un consentement. Ici, le droit des corps et des cœurs est plus fort que son origine sociale. La langue – plus que les situations – désignent chaque nuance, balaye les faux-semblants et les duperies de la raison. Il ne s’agit plus de devenir amoureux, mais surtout se l’avouer et le faire partager.
Aussi même si elle s’autorise quelques libertés, la mise en scène pétille d’une quête ininterrompue du plaisir d’aimer et d’être aimé. Frédéric Cherboeuf a placé sa joyeuse troupe ( ses anciens élèves du cour Florent : Adib Cheikhi (Dorante), Lucile Jehel (Silvia), Justine Teulié (Lisette, en alternance avec Camille Blouet), Dennis Mader (Arlequin), Jérémy Guilain (Mario), dans un décor de guiguette, à l’ombre de treilles d’été.
Rien n’arrête alors le divertissement, des deux côtés de la scène : des chansons en karaoké mêlant Grease (« You’re the one that I want ») et Rameau, aux quiproquos savamment distillés et entretenus par le père (Matthieu Gambier) et son fils, témoins goguenards des tergiversations et rebondissements des amoureux déguisés. Le spectateur n’a plus qu’à se laisser porter par la langue magicienne de Marivaux, et les jouissances du texte. Chacun ressort heureux de ce jeu de l’amour, aux ressorts si proches de ses propres expériences… de consentement, de sincérité et de vérité !
L’Ile des esclaves (mise en scène Stephen Szekely)
Le ressort dramatique est le même, avec une différence majeure : les maîtres doivent ici renoncer à leur statut pour rester sur L’Île des esclaves où ils ont échoués. La comédie de mœurs se fait plus grinçante et se double d’ une critique sociale glissée dans l’épreuve au deus sens du terme d’un laboratoire utopique dirigée par une sorte de génie malicieux nommé Trivelin (Laurent Cazenave en alternance avec Michaël Pothlicet).
D’autant plus efficace que la mise en scène de Stephen Szekely est située dans une époque actuelle pour un peu plus forcer le trait :
Les maîtres sont des mondains issus de classes aisées, les valets des employés calibrés pour servir cette classe. Il ne s’agit pas ici de poser un discours manichéen et moralisateur sur la légitimité des actions des personnages. Il s’agit d’inviter le spectateur à entrer en empathie avec des individus dans les situations, leurs origines et leurs conséquences.
Stephen Szekely, metteur en scène, note d’intention
Mais rassurez-vous, la critique de l’injustice sociale reste en germes. Il s’agit moins d’une dialectique « victimes et bourreaux » d’un autre âge, mais avant tout d’un jeu de séduction plus aigüe.
Les maîtres ne sont pas les victimes, ni les valets des bourreaux ou inversement. Chacun agit avec les armes qu’il a en sa possession et tente de s’en sortir dans un jeu social pervers et ambigu que nous, individus, avons à jouer et comprendre tout au long de notre vie.
Grâce à l’enthousiasme de la troupe (Barthélemy Guillemard, Lucas Lecointe, Marie Lonjaret et Lyse Moyroud) parfois survolté dans un décor étroit et embarrassé de toiles façon grottes, la version dépoussiérée et jubilatoire fait mouche.
Et l’on constate qu’un classique respecté dans son esprit autorise toutes les initiatives pour les plus grand plaisir des spectateurs, heureux d’avoir pu profiter de toutes les saveurs d’une langue nourrissante.
L’Ile des esclaves (1725), de Marivaux (1688-1763), Mise en scène Stephen Szekely
Jusqu’ au 5 mai 2024 à 20h du mardi au samedi, à 17h le dimanche.
Et du 8 mai au 2 juin 2024 à 20h du mercredi au samedi et à 17h le dimanche.
Création musicale et sonore : Michael Pothlichet, Chorégraphie : Sophie Meary, Lumières : Jonathan Oléon
Avec Laurent Cazanave ou Michaël Pothlichet, Barthélemy Guillemard, Lucas Lecointe, Marie Lonjaret et Lyse Moyroud
Le jeu de l’amour et du hasard (1730), de Marivaux, Mise en scène Frédéric Cherboeuf, Lucernaire
Jusqu’au 2 juin 24, Mardi < Samedi 21h | Dimanche 18h
Mise en scène : Frédéric Cherboeuf, Lumières : Tom Klefstad, Création sonore : Stéphanie Vérissimo, Costumes : Émilie Malfaisan
Avec Adib Cheikhi ou Basile Sommermeyer, Matthieu Gambier ou Frédéric Cherboeuf ou Marc Schapira, Jérémie Guilain ou Antoine Legras ou Vincent Odetto, Lucile Jehel ou Céline Laugier, Dennis Mader ou Thomas Rio, Justine Teulié ou Camille Blouet