Culture

Oskar Kokoschka, Un fauve à Vienne (MAM de Paris – Guggenheim Bilbao)

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 2 février 2023

Plus que quelques jours pour se précipiter à la rétrospective du vrai fauve autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980) au Musée d’Art Moderne – MAM de Paris jusqu’au 12 février 2023, puis au Guggenheim Bilbao (17 mars – 3 septembre). Retraçant 70 ans de création exacerbée, la singularité de l’artiste brouille les étiquettes, explose les cadres d’un XXe siècle que ce « rebelle, humaniste et Européen » incarne à lui tout seul. L’exposition montre aussi un humaniste radical qui ne recule devant rien ni personne, que ce soit l’hostilité de la haute société viennoise dont il peint les états d’âme sans concession ou la censure nazie dont il a pressenti la montée.

Oskar Kokoschka, Tigron, 1926. Un fauve à Vienne (MAMParis) Photo Olivier Olgan

Il a un côté punk dans le sens où il a aimé provoquer, pousser les gens dans leurs retranchements contre toute représentation rassurante du monde, avec une dimension d’homme libre qui ne s’est laissé enfermer dans aucun mouvement, aucune époque, et a su se réinventer tout le temps. Mais ses œuvres sont aussi un hommage à la grande peinture, une complexité remplie de paradoxes.
Fanny Schulmann. Co-commissaire. Catalogue.

Trop longtemps éclipsé par Klimt et Schiele

La dernière exposition monographique dédiée à Oskar Kokoschka à Paris s’est tenue au Musée d’Art Moderne de Paris en 1974. « L’homme est venu parmi nous. Jacques Lassaigne, directeur du musée à l’époque écrit : Il a peint de notre ville comme de Venise, Prague, Londres de vastes portraits-paysages où il épanche son cœur. Son éclatante personnalité a impressionné ceux qui l’ont connu. Son nom est illustre dans le monde. Sa stature puissante s’est imposée au loin. Sa pensée qui s’exprime en formules frappantes a suscité des controverses. Mais son œuvre demeure inexplicablement méconnue. »

Oskar Kokoschka, Neil Walden, 1916. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan

 

Le plus sauvage de tous.

Peintre mais également poète, écrivain et dramaturge, Oskar Kokoschka est associé à l’effervescence artistique viennois du début du XXe, faisant exploser les limites de l’Expressionisme. Ses contemporains Gustav Klimt (1862-1918), son professeur qui lui ouvre la voie de la Sécession et Egon Schiele (1890-1918), son frère d’arme et de scandale, l’ont (trop) injustement éclipsé en France.
Sulfureuse à ses débuts, toujours radicale, sa production choque le public et lui vale le surnom d’ « Oberwidling », ‘le plus sauvage de tous’. Les Nazis en feront l’épigone de la peinture « dégénérée » Au-delà de sa période viennoise qu’il excède par de constants déplacements européens (de Dresde à Paris, de Prague à Berlin, de l’Angleterre à la Suisse,…), Kokoschka s’inscrit dans tout le XXe siècle aussi bien dans sa vie privée (avec des liaisons tumultueuses avec notamment Alma Mahler) que dans ses engagements politiques (de la résistance aux fascismes à l’émergence de l’Europe).

Oskar Kokoschka, Les Grenouilles, 1968. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan

En marge ou au-delà des avant-gardes

Oskar Kokoschka, Max Schmidt, 1914. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

Inclassable, individualiste volontiers provocateur, sa soif d’indépendance le met en marge des récits tout tracés de l’histoire de l’art. Le peintre accepte le qualificatif d’ « ‘expressioniste’, parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie ». Il devient le transcripteur actif d’ états d’âme, les siens, de ceux qu’il portraitise – souvent à leur corps défendant –  et ceux d’une époque inflammable.

L’humain c’est un rayonnement, ce n’est pas la surface, l’uniformité dans le monde.
Je ne peux peindre une ville que lorsqu’elle est organique, je pourrais voir l’être humain sous sa peau.
Seul un peintre peut faire cela, c’est pourquoi que je suis en rébellion permanente.
Kokoschka, Mémoires, 1964.

Un « enfant terrible » à Vienne (1904-1916)

Kokoscha naît en 1886 et s’affirme par la crudité de ses dessins et de ses textes. Son premier poème illustré en 1908, appelé « Les Garçons qui rêvent », dédié à Gustave Klimt qui fut son professeur pour le remercier de son soutien, crée un scandale lors de son exposition à la « Kuntchau » de Vienne.

C’est à ce moment que la critique autrichienne le qualifie de « fauve ». Il rencontre un allié, l’architecte Adolf Loos (1870-1933) qui lui permettra de réaliser de nombreux portraits de la société viennoise.
Cependant, ces derniers n’acceptent pas toujours facilement le regard que le peintre pose sur eux. En exagérant des expressions maniéristes et en ajoutant son expressionisme, l’artiste réussit à mettre en lumière les états intérieurs de ses modèles.

Oskar Kokoschka. Dolomites, Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

La période Dresden (1916-1923)

Déclaré inapte au service militaire, Kokoschka séjourne à Berlin en 1916 où il signe un contrat avec le galeriste Paul Cassirer. Traversant une phase de dépression, il se soigne dans un centre de convalescence à Dresde.

Entre 1919 et 1923, il occupe un poste de professeur à l’Académie des beaux-arts. Soucieux des explosions révolutionnaires et de leurs sanglantes répressions, Kokoschka affirme la nécessaire indépendance de l’art dans un climat politique plus instable que jamais. Le peintre recherche des nouvelles formes d’expression pictural, essayant de « résoudre le problème de l’espace, de la profondeur picturale, avec des couleurs pures, pour percer le mystère de la planéité de la toile ». Une période où ses œuvres se distinguent par leurs couleurs intenses et chaudes, appliquées par juxtaposition et épousant les formes du sujet.

Oskar Kokoschka, Le Peintre II (Le peintre et son modèle II), 1923. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan

Voyages et séjour à Paris (1923-1934)

Oskar Kokoschka, Londres, petit paysage de la Tamise, 1926. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

Lorsque son père décède en octobre 1923, Kokoschka fait une césure dans son parcours. Il quitte son poste d’enseignant à Dresde et ne parvient pas à rester à Vienne, où son art n’est toujours pas accepté. Une de ses toiles est lacéré par un visiteur en octobre 1924 lors d’une exposition à la Neue Galerie.

Son galeriste Paul Cassirer le soutient financièrement et lui permet de faire des voyages à travers l’Europe, l’Afrique du Nord, puis l’Orient. Entre paysages bucoliques et vues urbaines, portraits d’hommes ou d’animaux détonnent avec le style qu’il pratiquait à Dresde.

La matière est davantage fluide, un nouveau rapport au couleur s’installe et les touches de pinceaux enlevées. Cette période faste lui permet de mieux se faire connaître à Paris et à Londres en y faisant des longs séjours. En 1931, la galerie Georges Petit présente sa première exposition personnelle à Paris.

Oskar Kokoschka, L’Œuf rouge, 1940-1941. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

La critique l’accueil de manière enthousiaste mais le contexte économique lui est défavorable.

En effet, le suicide de son galeriste le 7 janvier 1926 puis la crise économique de 1929 le poussent à retourner à Vienne trois ans plus tard. Il y trouve une ville en proie à de graves troubles politiques : fascistes et socialistes s’affrontent dans une guerre civile, fragilisant sa mère qui meurt peu après.

Suite à l’ascension fulgurante du fascisme, les artistes de sa trempe sont évidemment mis en péril.

La résistance d’un artiste dégénéré (1934-1938)

Oskar Kokoschka, Autoportrait en ‘artiste dégénéré’, 1937. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan

Avec la montée en puissance du fascisme et l’accession au pouvoir des nazis en 1933, les avant-gardes artistiques européennes sont accusées de participer « à la décadence des sociétés modernes » selon eux.

Les œuvres de Kokoschka deviennent des cibles idéales, cinq d’entre elles seront saisies dans les musées en 1932. Près de six cent œuvres (dessins, peintures, estampes) de l’artiste ont été décrochées des collections publiques en Allemagne.

Dès l’arrivée de l’Hitler à la tête de l’Allemagne, l’artiste s’engage publiquement contre le nazisme, notamment en protestant en mai 1933 contre la démission de l’Académie des beaux-arts de Prusse du peintre Max Liebermann.

Artiste considéré comme sulfureux à son époque, il devient une cible privilégiée des nazis, certains de ses tableaux seront choisies pour l’exposition itinérante « Art dégénéré » en 1937 et 1938. Certaines de ses toiles seront par la suite vendues aux enchères pour contribuer à l’effort de guerre allemand.

A nouveau en difficulté financière, il émigre à Prague, ville dont son père est originaire et où sa sœur réside. Il y rencontre Olda Palkovskà, alors étudiante en droit, et l’épouse en 1941. Depuis la Tchécoslovaquie, il voit l’étau du nazisme se resserrer sur l’Europe. Il signe notamment un Autoportrait en « artiste dégénéré » faisant un clin d’œil provocateur à l’appellation que lui donne les nazis.

Oskar Kokoschka, Alice au pays des merveilles Anschluss, 1942. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay


Oskar Kokoschka, Le crabe, 1939-1940. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan

Exil politique en Angleterre (1938-1946)

A partir de 1938, Oskar Kokoschka s’exile en Angleterre. Il réside avec Olda entre Londres et Polperro, en Cornouailles, où le peintre débute avec Le Crabe (métaphore de Sir Chamberlain empétrè dans les accords de Munich) une série d’œuvres allégoriques évoquant l’inéluctable basculement de l’Europe dans la guerre.  » Les classifications
traditionnelles de la peinture volent en éclats : la noblesse de la peinture d’histoire est dévoyée, dans des traits
d’humour désespérés, par la vulgarité des représentations  » précisent les commissaires.

Ne se contentant pas de commenter la situation, il réalise des affiches revendiquant son pacifisme (contre notamment la bombe atomique) et la nécessité d’une réconciliation. En 1947, il obtient la nationalité britannique et peut circuler à travers l’Europe. Une grande rétrospective de son œuvre est organisée à la Kunsthalle de Bâle qui le consacre comme artiste majeur et acteur incontournable de la reconstruction culturelle européenne ravagée par la guerre.

Oskar Kokoschka, Delphes, 1956. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Olivier Olgan


Oskar Kokoschka, Thésée et Antiope (L’enlèvement d’Antiope) 1958-1975. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

Une retraite en Suisse (1946-1980)

A partir des années 1950, l’artiste s’installe à Villeneuve, sur le lac Léman en Suisse. Il ne cesse de remettre en question sa peinture et s’oppose à l’art abstrait, contribuant à la déshumanisation des sociétés modernes. Les œuvres de ses dernières années témoignent d’une radicalité picturale semblable à ses débuts. De la légende de Thésée à la pièce Les Grenouilles d’Aristophane, il recherche dans ces récits exemplaires des moyens d’analyser la situation actuelle de l’Europe et en livre une iconographie d’une radicalité picturale proche de ses premières œuvres.
Dans la crudité de ses personnages et dans l’urgence de la touche, Kokoschka continue d’ouvrir le chemin à une nouvelle génération d’artistes tels que Jean-Michel Basquiat, Martin Kippenberger ou certains Nouveaux Fauves.

Contrairement au « peindre contre le temps » d’un Pablo Picasso
qui, dans sa dernière période,
crée une nouvelle toile toutes les deux heures,
Kokoschka inscrit sa peinture dans le temps et la durée,
recherchant « l’absolu », l’inaccessible, suivant l’esprit d’Alberto Giacometti.
Dieter Buchhart. essai « Oskar Kokoschka : rebelle, humaniste et Européen« , Catalogue, Paris Musée.  

Pour une nouvelle appréciation

Au-delà d’une légitime réhabilitation balayant « les erreurs d’appréciation probablement liée à son attachement au réalisme » (Fabrice Hergott), l’exposition – et son indispensable catalogue – permet d’éclairer – parfois de façon aveuglante – un parcours de vie, exceptionnellement mobile, extraordinairement intense aussi, tant sur le plan personnel que du point de vue social et historique. Pour se rendre à l’évidence que sa quête incessante d’éternel rebelle et humaniste parvient  par éclairs de jeter à nos regards, une réponse à la question « Qu’est-ce que l’être humain, au fond ? ».

La recherche par Kokoschka du rendu de la vérité rejoint la formule de Karl Kraus selon laquelle le grand mensonge qu’est l’art parvient à dire la vérité. (…) Son œuvre est une invitation au courage et à la liberté, de dire mais aussi devoir, deux qualités rarement associées. Elles tiennent pour beaucoup de l’affirmation de soi, une affirmation de son existence physique dans le monde contre la déchéance et l’oubli.
Fabrice Hergott, Directeur du MAM Paris

# Baptiste Le Guay

Oskar Kokoschka, Peintre à la poupée, 1922. Un fauve à Vienne (MAM Paris) Photo Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin avec Oskar Kokoschka

Lire :

Catalogue, sous la direction de Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, Paris Musée, 304 p. 49€ L’ouvrage apporte de nombreux éclairages sur une œuvre considérable trop méconnue, n’oubliant ni « l’animal intellectuel » que Kokoschka fut de son vivant, très présent et tout en engagements qui furent à la hauteur de son existence, ni une production, « une sorte de tourbillon au-dessus de l’abîme ».
Sa longévité explique sans doute que l’on ait soupçonné que, partant d’aussi haut, son œuvre ne pourrait aller aussi loin. « C’était oublier qu’avant d’être l’artiste d’une vie, il est un artiste de la vie, dont il avait choisi de montrer le caractère foisonnant. De nos jours, les artistes et le public à leur suite regardent l’avenir en cherchant dans le passé de l’art les moyens qui peuvent leur permettre d’avancer dans la bonne direction. Des œuvres comme celles de Kokoschka s’avèrent précieuses. Sans doute parce qu’il a vu le désastre de près, qu’il en a souffert et a pu le conjurer » insiste Fabrice Hergott, Directeur du MAM Paris, en ouverture de passionnants essais.

 

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