Culture

Où en est l’absolu ?... Les poètes Stefan Hertmans & Zéno Bianu répondent

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 30 juillet 2022

 « L’absolu » n’a pas l’air de préoccuper aujourd’hui, et encore moins dans cette période estivale Deux poètes pourtant tout à fait d’aujourd’hui nous démontrent qu’on ne s’en débarrasse pas si facilement, remarque Jean-Philippe Domecq emporté par cette « liberté dangereuse de dépasser tous les autres langages » : Stefan Hertmans va jusqu’au point où l’absolu fait taire, Zéno Bianu en sortant par le haut.  

L’absolu ? La sotte question

L’absolu ? De quoi parlez-vous, ne vous trompez-vous pas d’époque ?… – C’est simple pourtant, c’est le contraire du relatif, et voici tout de suite un exemple : vous aimez, ce n’est qu’elle ou lui, vous le savez mais soudain votre sort, votre liberté sont liés à cet être limité mais à nul/le autre pareil/le. Ainsi en va-t-il de tout ce qu’il vaut la peine et le plaisir de vivre, pour chacun et tous. Alors nous essayons de formuler ces valeurs, mais, comme en amour, nous sentons bien que cela dépasse tous nos mots, et nous nous réfugions dans des mots passe-partout, comme ce « je t’aime » que tout le monde dit chaque fois pour un être absolument unique.

Eh bien à partir de là on comprend que des hommes interrogent le langage en entier, tous les langages, pour essayer d’y arriver enfin, à dire l’absolu qui nous fait parler et taire. Ces hommes sont notoirement des poètes. Pourquoi ? Parce que la poésie, langage sans modèle ni code préétablis, est celui qui a la liberté dangereuse de dépasser tous les autres langages.

Le mot qui tue

L’un des plus grands linguistes, Emile Benveniste (1902 – 1976) a terminé sa vie en asile, section Maladies du langage ; il ne disait mot, même à ses disciples venus lui rendre visite, il ne pouvait que corriger les coquilles des épreuves de ses livres en rééditions multiples de par le monde. Qu’avait-il commis ? Il était le linguiste qui, par la comparaison entre toutes les langues humaines qu’il avait collationnées, était sur le point d’atteindre les invariants de toutes langues, leur code secret. Apparemment le langage n’a pas aimé, s’est senti menacé au cœur et a fait taire le prométhéen linguiste.

Une histoire de fou

Il est arrivé une fracture langagière analogue le siècle précédent, en 1806, en plein Romantisme allemand, quand le poète Friedrich Hölderlin, devenu « fou », s’est claquemuré pour la deuxième moitié de sa vie jusqu’à sa mort en 1843 chez le menuisier Zimmer dans la célèbre Tour de Tübingen, ne maugréant plus que cet improbable vocable : « Pallaksch »…

Un poète aujourd’hui, Stefan Hertmans (1951) revient sur cet épisode qu’il ne croit du tout épisodique : « Nul ne sait ce qu’il signifie, mais ce mot absurde est devenu le symbole de tout ce que Hölderlin n’est plus parvenu à dire. Il est aussi bien plus : il ressemble à un écho incompréhensible, au sombre verso de l’époque idéaliste, de la foi de Goethe dans le progrès, (…), au sombre verso des Lumières, la clé donnant accès à une forêt de souvenirs impénétrables, de lettres illisibles, nobles, tragiques et hermétiques comme une forêt enchantée. » Enchantée et qui a foudroyé Hölderlin, au point qu’on appelle ses décennies de silence son « Umnachtung » (son enveloppement dans la nuit).

Comment dire, comment taire ? Telle est la question

Stefan Hertmans ne lâche pas le problème, ou c’est ce problème qui ne le lâche pas, tant sa sincérité est grave lorsqu’il interroge ensuite, sous son titre significatif de Poétique du silence, le vertige tragique, le suicide du grand poète Paul Celan (1920-1970), dont « les vers cryptiques » sont comme « des catastrophes verbales se déchaînant sur un centimètre carré et exerçant pourtant une force d’attraction irrésistible ». Pourquoi cela ? C’est que Paul Celan était contraint d’écrire avec sa langue qui ne pouvait vraiment lui être « maternelle » mais fatale puisqu’elle était celle des bourreaux nazis de sa famille. Cette fois ce n’est plus le mot qui tue mais le fait de s’exprimer dans « sa » langue qui tue.

Scruter l’au-delà des mots

Et, en poète, Stefan Hermans continue de scruter l’au-delà des mots en écrivant une lettre ouverte imaginaire à Hugo Von Hoffmansthal (1874-1929) qui lui-même avait écrit une lettre légendaire, celle de Lord Chandos qui aspirait à quitter les rives de la littérature pour que les mots ne s’interposent plus et faire l’expérience directe du monde réel.

– Mais, lui objecte fougueusement Hermans aujourd’hui, votre « conscience de l’existence, cette aspiration à l’expérience muette, vous atteint dans et par le langage » ; c’est encore l’« être humain contaminé et marqué par les mots qui rêve de silence dans sa tête ». On ne limitera donc la limite des mots qu’en renouvelant sans cesse les mots.

Sous un ciel d’airain

Stefan Hertmans est un grand auteur néerlandophone qui explique modestement que son origine belge le situant à la croisée de deux langues, l’a prédisposé à une poésie interrogative en même temps qu’ouverte aux autres genres littéraires et aux poètes de tous temps et langages dont il prolonge l’écho.

Aussi ses poèmes, réunis cette fois sur la longue période de 1975 à 2018, sont-ils autant sensibles que réflexifs, philosophiques que philologiques, narratifs et illuminatoires. Il peut aussi bien, en plein poème, citer Paul Valéry : « inhumaines sont les choses achevées/ Bach – serinette. Enchaînement/ de théorèmes », que dérouler cette envoûtée méditation sur un nuage :

« Nous n’avons vu que ce nuage seul
que rien ne rapprochait de rien qui fut jamais,
soudain paraître seul tel un entonnoir en haut de la colline,
d’un rose d’ombilic, veiné, creux et violacé,
tonneau plein de vent vespéral et de menace,
vaste de plusieurs kilomètres peut-être,
une huître gigantesque dérivant dans le temps. »

Un drôle de Pierrot solaire !

Avec Zéno Bianu (1950) la poésie française a une de ses voix contemporaines par l’expérience des langages qu’elle prolonge, celles de Daumal ou du Grand Jeu, de Chedid ou Kerouac, en même temps qu’elle a intériorisé les pulsations de saxo mystique et le lointain souffle d’Orient. Si bien que le poète a une œuvre au long cheminement, abondante et épurée, nerveuse et gracile – parlons même de « grâce » tant il sait soulever les choses qu’il désigne au loin, de près.

Comment a-t-il fait ? Ses étapes-livres nous le disent dès leurs titres : rien moins que La Danse de l’effacement , 1990, Infiniment proche, 2000 – Le désespoir n’existe pas, 2010 (aimons cette franchise quand elle n’a rien de naïf et parle d’expérience…), ou : D’un univers funambule, 2017…

En effet Zéno Bianu nous apprend à vivre à la crête : sans perdre de vue l’absolu, surtout, se laisser aspirer par la verticale. La verticale du désir, de tous nos désirs, a précisément pour aimant… l’absolu. C’est ainsi que, « sur un thème de Leonard Cohen relisant le Cantique des cantiques dans une chambre du Chelsea Hotel », Zéno Bianu nous psalmodie :

« y eut-il jamais quelque chose
par l’étendue de toute la Terre
sinon ce noyau de splendeur
y eut-il jamais quelque chose/au fond des étoiles
sinon ce corps aimé
maître des précieuses métamorphoses
poème des poèmes ».

Et, a-t-on envie d’enchaîner en écho : poème des poèmes, Cantique des cantiques du désir des désirs qu’est l’absolu, on y revient comme à un être, comme au début.

Bianu nous donne l’Orient comme on trouve le Nord

« La vie
est un murmure de vide
au fond des êtres et des choses ».

Désespérant ? Non pas : c’est Pierrot en plein soleil réinventant le Livre des Morts thibétains où notre être découvre et choisit sa voie dans le sas de l’espace-temps. Rien de plus littéralement ravissant que le vertige de vivre, sans trop savoir.

#Jean-Philippe Domecq

Références bibliographiques

Stefan Hertmans

  • Poétique du silence, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Arcade, éditions Gallimard, 2022, 13,50€.
  • Sous un ciel d’airain, Poèmes 1975-2018, traduit du néerlandais par Philippe Noble, éditions NRF Gallimard, 2022, 21,50€.

Zéno Bianu, Pierrot Solaire, poèmes, éditions NRF Gallimard, 2022, 18€.

Pour aller plus loin

  • Hugo Hofmannsthal, La Lettre à Lord Chandos, collection Poésie/Gallimard.
  • Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2 volumes de 1965, reparus en coll. Tel et Pluriel chez Gallimard.

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