Paquebots 1913-1942 Une esthétique transatlantique (MBA Nantes/MuMa Le Havre – Infine)

Après le succès de « l’esthétique ferroviaire » (« Voyage en train, MBA »), Nantes (MBA jusqu’ au 23 février 2025) et Le Havre (MuMA, du 5 avril au 21 septembre 2025), deux ville-ports d’où partent encore les lignes transatlantiques rendent hommage aux « paquebots« , ces palaces flottants qui forgèrent la modernité du transport maritime. Car c’est bien « Une esthétique transatlantique« , synthèse de technologie, de design et du luxe d’une « civilisation du tourisme » émergente qui pour Olivier Olgan prend ses quarts flamboyants dans le XXe. Ce tremplin de l’imaginaire maritime se prolonge avec le magnifique catalogue In Fine.

Charles Demuth, Paquebot
Paris, 1921-1922 Columbus Museum of Art © Columbus Museum of
Art, Ohio: Gift of Ferdinand Howald

Un pont transnational entre le vieux et le nouveau monde

« Si l’on oublie un instant qu’un paquebot est un outil de transport et qu’on le regarde avec des yeux neufs, on se sentira en face d’une manifestation importante de témérité, de discipline, d’harmonie, de beauté calme, nerveuse et forte. »
Le Corbusier dans Vers une architecture (1923).

Le paquebot, dans son isolement, son unité de temps et de lieu, devient un espace de relations humaines et d’inspiration aussi flottant qu’apatride. Il charrie aussi tout un imaginaire. Celui de l’aventure, du grand large, de l’altérité. Comme une cabane d’enfant ou un théâtre, le paquebot incarne, par l’isolement qu’il procure du reste du monde, ce que Michel Foucault définissait comme une « hétérotopie ».

Charles Sheeler, The Upper Deck, négatif de 1929, tirage vers 1939, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles, 2003.78

Une Œuvre d’art flottante total

Combinant aérodynamisme nautique, architecture, décor et mobilier, cette « utopie flottante », à travers la centaine d’objets, de peintures, de photographies ou de films que le catalogue détaille, accède à un imaginaire entretenu par les artistes sous l’influence du cubisme et du constructivisme. Le parcours de l’exposition met en valeur que l’ invention des paquebots, leur développement et leur attractivité, en particulier pendant l’entre-deux-guerres, ont eues sur l’art et le design moderne, de l’Art déco à l’art  futuriste.

A l’heure où celui-ci cherchait encore à se redéfinir, ces palaces flottants deviennent un puissant creuset de recherches scientifiques et esthétiques, combinant aérodynamisme nautique, architecture, décor et mobilier. Les cultures plastiques des deux mondes n’ont cessé de naviguer au sens propre et figuré entre identités nationales, imaginaires de la vitesse et de la mer et rêverie cosmopolite.

Edification de mythes entre utopies et loisirs

Albert Gleizes, Au Port,
1917 © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Objet machinique à l’extérieur presque inquiétant, luxe et harmonie aux ponts dédiés aux plus aisés à l’intérieur, le paquebot les captive, jusqu’à l’obsession peut-être parce qu’il est un objet paradoxal. Lien transnational entre la Vieille Europe et la promesse d’un Nouveau Monde américain, il est aussi la fierté et le support d’un patriotisme qui confine au nationalisme.

Le paquebot, objet de paradoxes, grandiose et fragile, réel et abstrait, ne pouvait qu’incarner cette transition d’un monde vers un autre, encore en gestation (…)
Échappant à tout ancrage de lieu ou de temps, transcendant leurs propres contradictions, ils deviennent la quintessence du « grand moteur qui relie ces deux mondes».

Adeline Collange-Perugi, Le paquebot, objet moderniste paradoxal.

Jean Dupas, dessinateur et Jacques-Charles Champigneulle, verrier, Panneau d’après L’Enlèvement d’Europe – Paquebot Normandie , 1935 Verre gravé et peint 125 x 80 cm Jean Théodore Dupas, Le Char de Poséidon, 1934, crayon sur papier entoilé, 215 x 472 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux Collection Saint-Nazaire Agglomération Tourisme -Écomusée. Cliché Jean-Claude Lemée. © ADAGP, Paris 2024.

De l’utopie du migrants aux voyages touristiques d’émerveillement

André Wilquin, Couverture avec le paquebot devant Manhattan (1935),
coupe dépliante longitudinale
du paquebot Normandie, Collection Saint- Nazaire Agglomération
Tourisme-Écomusée, 993.6.8

« Sont concentrés à bord, en pleine mer, des hiérarchies et des rapports sociaux qui préexistent à terre ». Son mérite n’est pas d’oublier l’état politique de l’époque, pris dans la houle des deux guerres mondiales et des enjeux migratoires : le flamboyant univers transatlantique est une réorientation marketing lièe à une limitatréduction des États-Unis – par l’Emergency Quota Act adopté en 1921 – pour limiter les immigrants européens sur leur sol.
La clientèle, dite « cabin class » consolide l’émergence d’une classe touristique cosmopolite séduite par une promesse de luxe et d’émerveillement. Elle remplace les voyageurs de troisième classe dont les cabines sont redessinées par Robert Mallet-Stevens en 1934…. Par le systématisme des emménagements, la conception des paquebots préfigure la rationalité qui se met en place en architecture et qui façonne désormais notre monde.

À l’aube du xxe siècle, du développement de la vitesse, de la rationalisation des villes, de la généralisation des préoccupations hygiénistes, les paquebots peuvent apparaître comme un modèle fonctionnaliste. Avec un paradoxe : ils ne revendiquent aucune avant-garde, mettant ce fonctionnalisme au service des goûts et des usages d’une clientèle qui a besoin d’être rassurée et d’oublier la mer.
Tiphaine Yvon, Transatlantiques des années 1920-1930, Modernité et paradoxe, catalogue

Olivier Olgan

Catalogue sous la direction de Sophie Lévy et Géraldine Lefebvre, coédition MBA – MuMa – Infiné ; Riche de nombreux essais passionnants, sont autant abordés les enjeux industriels , esthétiques et artistiques de l’entre-deux-guerres tiraillés entre un retour aux sources artistiques identitaires de chaque nation et plusieurs langages internationaux (dont le cubo-futurisme, le purisme-précisionnisme, l’abstraction géométrique et le surréalisme), que l’émergence du design fonctionnel et le tourisme, le catalogue illustre cette hésitation par le voyage en mer et les capitales artistiques (Paris et New York en particulier) qui deviennent moins des centres qui s’opposent que des ports qui relient.