Culture
Qu’apprend-on en lisant Retour de l’U.R.S.S, d’André Gide ?
Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 24 juin 2024
André Gide n’alla qu’une fois en URSS, tôt, dès 1936. Il n’y retourna pas. Son témoignage dessillé et désabusé, « Retour de l’U.R.S.S. » ne fera pas de cadeaux au régime, au point d’être conspué et traité d’ »agent du capitalisme américain« . Le relire n’est pas si saugrenu qu’il y paraît, selon Jean Philippe Domecq. Certes il n’y a pas de réédition récente de cet essai puisqu’il est en collections de poche, et certes ce n’est pas la plus « gidienne » des œuvres. Mais la situation politique, tant en Ukraine qu’en pleines élections françaises, est propice à réactualiser sa leçon de courage et de discernement. Et le rôle des intellectuels si peu audibles dans les temps qui courent.
La dimension politique du tourisme
La curiosité politique est une des plus justifiables, si ce n’est la seule, raisons de voyager, et assurément celle qui procure la plus forte dose d’exotisme. Voir comment les autres sont racistes différemment de nous ; comment ils sont plus hospitaliers que nous, sûrement plus ; tricheurs fiscaux ou taillardeurs de pneus, mais tellement souriants n’est-ce pas ; libéraux sans sécurité sociale, alors que celle-ci prouve que la politique peut être métaphysique puisqu’elle assure l’égalité de tous devant la douleur et la mort ; et les boîtes aux lettres jaunes ici rouges ailleurs, je ne vous dis pas… Et puis comme Ulysse on en revient, heureux qui, sociologue, débite aux amis ses diagnostics entendus…
La tête vous en tombe dans l’assiette.
La vérité des voyages est que les autres ne sont ni mieux ni pire que nous, ils le sont différemment. Voyager est un alibi de fuite, une exportation hors de soi, doublée d’une inconscience écosociale qui tue la planète et le droit au logement. Mais bon, divertissement oblige. On en changera, comme de religion.
Vous devriez me remercier de vous parler en termes si sympathiques, n’est-ce pas, au moment où vous vous apprêtez à partir en « vacances » (de vous-même) : c’est pour vous libérer de la religion touristique. Et je vais vous raconter un voyage qui libéra d’une autre religion, lui : la croyance en un paradis politique. Vous allez y trouver une perplexité et un débat intérieur qui nous aident, mutatis mutandis, à discerner les choix à faire dans l’ambiance politique, plus troublée que troublante, que nous traversons en France, en Europe, aux Etats-Unis. Une leçon de vrai voyage, celui-là : qui change la pensée et l’optique.
Le pèlerinage soviétique
Il fut en temps où « Le voyage à l’Est » était à la mode chez les « Intellectuels » et sympathisants ; c’était le temps, des décennies ça leur dura, où l’URSS et le communisme soviétique constituaient « l’horizon indépassable de l’Histoire » selon Jean-Paul Sartre. Cela n’empêcha pas celui-ci de passer pour un penseur éclairé, éclairant – en France il est vrai, où pour préserver l’icône existentialiste on se garde bien de republier TOUS ses textes politique en volumes Pléiade ; idée éditoriale que je glisse, comme ça, ce serait édifiant. Sartre en tout cas revint toujours édifié d’URSS, où il fut reçu huit fois, avec tous les honneurs d’un tourisme très officiel, très organisé pour deux générations d’esprits militants de l’Ouest qui ne demandaient qu’à béer devant les « réalisations » de la patrie du prolétariat.
Qu’un Intellectuel n’ait pas le réflexe de regarder derrière le carton-pâte : où est son intelligence alors, où est le b a ba de la lucidité qui est censée le définir comme « Intellectuel » par rapport à notre société ?
Yves Montand et Simone Signoret étaient acteurs, eux, ils finirent par déchanter, même s’il leur fallut s’y reprendre. Il y en eut pourtant un, et non des moindres, qui y était allé avant eux et le couple Sartre-Beauvoir. Et qui avait prévenu ; et qui fut insulté pour cela ; et cela aurait dû alerter.
Il y partit fervent…
André Gide n’alla qu’une fois en URSS, tôt, dès 1936. Il n’y retourna pas.
Lui aussi pourtant fut reçu avec tous les honneurs. A son arrivée on lui confia même le discours commémoratif des funérailles de Maxime Gorki (1868 – 1936), romancier engagé, proche de Lénine dans la ligne bolchévique, première figure du « Réalisme socialiste » en littérature, auteur notamment des Bas-fonds (1902) et idole du communisme populaire pour ne pas dire « populiste ».
La photo est restée célèbre de Gide, et gêna ensuite celui-ci, prononçant l’éloge funèbre de Gorki du haut de la fameuse tribune de pierre marbrée du Kremlin, Staline et Molotov derrière lui.
Les livres d’André Gide étaient traduits en russe et vendus à grands tirages. Gide avait toutes les raisons matérielles et narcissiques de fermer les yeux comme le firent Sartre, Aragon, Eluard, Picasso, et tant d’autres « compagnons de route ». Il en avait une plus forte encore que la vanité : il est arrivé en croyant.
Voici en quels termes il ouvre son reportage : « J’ai déclaré, il y a trois ans, mon admiration pour l’U.R.S.S., et mon amour. Là-bas une expérience sans précédent était tentée qui nous gonflait le cœur d’espérance et d’où nous attendions un immense progrès, un élan capable d’entraîner l’humanité tout entière. Pour assister à ce renouveau, certes il vaut la peine de vivre, pensai-je, et donner de sa vie pour y aider. Dans nos cœurs et dans nos esprits nous attachions résolument au glorieux destin de l’U.R.S.S. l’avenir même »… etc…
On ne peut que respecter ce ton, André Gide et beaucoup d’autres comme lui voulaient sortir de leur condition sociale privilégiée et avaient conscience de l’extrême violence du capitalisme, toujours plus protecteur du Capital que du travail.
…il en revint lucide
Gide est d’autant plus respectable en sa ferveur, qu’il ne se fera pas de cadeaux lorsqu’il déchantera. On retrouve à cette occasion, géopolitique, la même science de l’examen de conscience qu’il approfondit dans ses grandes œuvres où il se débat avec la religion, comme La Porte étroite (1909) par exemple, titre typique de son protestantisme poussé à bout. Il n’y a pas d’hiatus, c’est bien le même homme qui, très vite, sent son devoir de pensée :
« J’ai toujours professé que le désir de demeurer constant avec soi-même comportait trop souvent un risque d’insincérité ; et j’estime que s’il importe d’être sincère c’est bien lorsque la foi d’un grand nombre, avec la nôtre propre, est engagée. (…) car je suis responsable, ici, de ceux que cette erreur entraîne. »
André Gide, Le Retour d’URSS
L’opposé du fameux « Ne pas décourager Billancourt » de Sartre jugeant qu’il valait mieux cacher aux ouvriers de Renault et de France que la patrie communiste n’était pas précisément « l’avenir radieux » qu’on a cru. C’est qu’il fallait avoir le courage de reconnaître qu’on s’est trompé, tout grand « intellectuel » qu’on était.
« Il n’y a pas, en ce cas, amour-propre qui tienne. Il y a des choses plus importantes à mes yeux que moi-même ; plus importantes que l’U.R.S.S. : c’est l’humanité, c’est son destin. »
André Gide, Le Retour d’URSS
Il n’est pas mauvais d’entendre ces mots qui paraissent « vieilles lunes » en nos temps de psychologisation des discussions et de narcissisation médiatique des auteurs français. A l’époque on trouvait évident de dire, comme André Malraux par exemple : « Ce qui n’intéresse que moi ne m’intéresse pas. » Formule à prendre avec moins d’assurance que Malraux – car on est seul lorsqu’on découvre -, mais qui fait contre-poison idéologique utile aujourd’hui.
Et Gide à son retour fut conspué et traité d’agent du capitalisme américain ; comme Simon Leys (1935 – 2014) le fut par Philippe Sollers et toute la presse prescriptrice durant les vingt ans où il vit clair dans le Maoïsme.
Comme on peut être aujourd’hui mal vu de voir venir. Je vous propose donc, pour tenter de perpétuer cette leçon de l’Histoire, que Montaigne aujourd’hui ne dise plus qu’il médite depuis sa « Tour d’ivoire », mais depuis la Tour-d’y-voir-venir.
Pour aller plus loin
A lire
André Gide, Retour de l’U.R.S.S. – suivi de Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S. »: parmi les éditions de cet ouvrage, outre celle de la collection « Folio » chez Gallimard, celle de la collection Petite Bibliothèque Payot Classique comporte en préface un dossier complet, par Sophie Coeure, sur les circonstances et surtout les polémiques qui entourèrent le bilan du régime soviétique, pas aussi « globalement positif » que l’affirmait encore, dans les années 1970, le secrétaire du Parti communiste français George Marchais.
Sur le phénomène très français de l’inféodation idéologique et la référence extrêmement majoritaire à la Russie soviétique de toutes les plumes aussi bien d’auteurs que de journalistes à Paris et en province, l’un des ouvrages les plus complets et nets est celui de l’historien et penseur anglais Tony Judt (1948 – 2010), à lire assidûment : Un passé imparfait : Les Intellectuels en France, éditions Fayard, 1992.
A voir
Sur Simon Leys, on commencera par revoir en podcast le documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler, Public-Sénat du 3 février 2024 : « Leys, l’homme qui a déshabillé Mao ».
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