Quatre romans sous le signe de la transmission
Sauvagerie maternelle
« Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement »
Dès la première phrase de L’âge de détruire, en un parfait ajustement de la forme au fond, Pauline Peyrade agrippe le lecteur et ne le lâche plus. Les mots sont tendus comme la corde d’un arc et font écho à la menace sourde qu’une mère fait peser sur sa fille. Une mère qui entre autres réclame que celle-ci lui dise qu’elle l’aime au cœur de la nuit :
« Dis-le encore. Je t’aime qui ?
Maman.
Dis-le.
Je t’aime, maman.
Tu m’aimes très fort ? Très, très fort ? Plus que n’importe qui au monde ? Et tu n’aimeras jamais personne d’autre autant que tu m’aimes ? Et tu m’aimeras toujours ? ».
Cette menace, tout au long de « Âge un » – titre de la première partie – ne connaît aucune échappatoire dans le huis-clos de l’appartement. Ce n’est que plus tard, quand débute « Âge deux » et que la fille a son propre chez elle, un studio au cinquième étage d’une immeuble « avec beaucoup de ciel », que l’étau enfin pourra se desserrer, mais est-ce si sûr… ? L’âge de détruire ou ce qui se transmet de mère à fille, et de fille à mère, car l’histoire en cache bien sûr une autre, celle originelle de la mère avec sa propre mère. Les trois bagues serties de pierres précieuses transmises des unes aux autres pourraient bien être un cadeau empoisonné. « L’émeraude couronné de diamants, les trois rubis en forme de trèfle, le saphir solitaire enfoncé dans les tresses dorées, je ne les ai jamais vus d’aussi près » dit la narratrice quand sa mère ôte ses bagues et les pose sur la table devant elle. On pense au titre du livre écrit autrefois par la psychanalyste Marie-Magdeleine Lessana, Entre mère et fille : un ravage. L’âge de détruire a obtenu le prix Goncourt du premier roman en 2023. Coup de maître.
« L’âge de détruire » de Pauline Peyrade, Éditions de minuit, 2023
Anne Décimus, fille du soleil
Parfois, l’héritage prend racine une génération plus loin encore en arrière. C’est l’expérience bouleversante et l’énigme à laquelle Stéphanie Dupays s’attelle « en détective doublée d’une archiviste » dans Un puma dans le cœur. Non, son arrière grand-mère n’est pas morte de chagrin comme l’a toujours prétendu la légende familiale. Une simple recherche sur Google suffit à l’établir. Anne Décimus est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle.
« Ce soir-là, je pressens que l’histoire familiale qui m’était apparue comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges » écrit Stéphanie Dupays.
La suite, c’est donc l’histoire d’Anne Décimus, entrée en 1926 à l’hôpital Charles-Perrens anciennement asile d’aliénés de Château-Picon en Gironde et qui n’en est ressortie qu’a son décès en 1964, telle que tente de la reconstituer l’auteure.
Qui dispose pour cela d’un trésor : dans le dossier médical de son aïeule figurent en effet des centaines de pages écrites de sa main à une époque où « on faisait écrire les patients pour les aider à se saisir de leur histoire ».
Dans son carnet, Stéphanie Dupays note : « Anne Décimus 1875 – 1964. Ce tiret qui sépare les deux dates me bouleverse ». Et nous avec elle qui faisons connaissance avec celle qui signe ses lettres aux médecins de l’établissement « Anne Décimus, fille du soleil » et d’où vient, peut-être, que toutes les femmes de la famille ont une même inquiétude en partage. « Plus que des yeux, un physique ou une prédisposition, on hérite surtout d’une façon de voir le monde » écrit Stéphanie Dupays.
« Un puma dans le cœur » de Stéphanie Dupays, Éditions de l’Olivier, 2023
La fille du passeur
Interrogée il y a quelques mois sur son parcours d’écriture à la maison de la poésie où elle présentait Les Vulnérables (voir notre chronique), le recueil de nouvelles qu’elle venait de publier, Belinda Cannone n’a cessé de rappeler ce que celui-ci devait à son père. Au point qu’au moment de dire pour la dernière fois les mots « mon père » qui n’avait cessé de scander la conversation, elle avait délibérément choisi le registre de l’amusement contrit.
Pour prendre l’exacte mesure de cette influence, tant littéraire qu’intime, il n’est pas de lecture plus bouleversante que celle du Don du passeur.
Cela tient-il à la singularité d’un homme ? « Plus proche d’un personnage romanesque que de quelque personne réelle » qui avait « la passion de vivre », transformait ses enfants « en spectateurs attentifs de la beauté du monde », aimait le français, lui le sicilien de Tunisie, avec « un émerveillement qu’il n’a cessé de transmettre à ses enfants », mais un homme, tout autant, foncièrement « inadapté à la vie en société », « innocent », au sens de « celui qui ne fait pas de mal », « fou » peut-être…. le premier vulnérable, c’est bien lui, « Joseph », que sa fille rend magnifiquement ?
Cela vient-il d’une langue tour à tour réflexive – essayant « de dire le vrai, de comprendre l’héritage » – et poétique ?
Tout converge de façon limpide vers le constat que ce que nous recueillons de nos parents, « ce sont leurs affects, vivante et palpitante matière transmise à leur insu et au nôtre, irrémédiablement ».
On le voit lui, cet « original », et on la voit elle, sa fille, marcher à ses côtés dans les champs d’herbes sauvages aux limites de Marseille, et tout prendre, apprendre auprès de lui. Belinda Cannone mentionne ce cahier d’écriture reçu de lui lorsqu’elle était enfant. Il était orné d’une étiquette à son nom mais, lui avait-elle fait remarquer, il y avait un grand vide au-dessous. « Il reprit son stylo pour ajouter ce qui devait constituer un programme de vie « à présent, il n’y a plus de vide ».
« Le don du passeur » de Belinda Cannone, Éditions Stock, 2013
Romanesque en partage
« J’étais ainsi, pleine de souvenirs, dans cet état d’esprit mélancolique qui est souvent le mien quand je vais chez ma sœur »
La vie de la narratrice de Un dimanche à Ville-d’Avray de Dominique Barbéris est aux antipodes de celle de sa sœur.
La première vit dans le centre de Paris près d’un mari « prototype du Parisien occupé et actif », la seconde à Ville-d’Avray dont les «maisons renfoncées dans leurs jardins, livrées au passage des saisons comme si elles étaient livrées au temps sans défense, ont encore accru son décalage avec la réalité », près d’un mari médecin dont elle s’occupe « vaguement » du cabinet ; l’une fréquente des universitaires qui ont des « vêtements sobres, bien coupés, plutôt noirs, répondant à des codes sélectifs », l’autre a « toutes sortes de réflexes vieillots ».
Elles ne se jugent pas et pratiquent la dissimulation courtoise : « en partant, je lui dis toujours : c’était délicieux, comme ton jardin est agréable : Quelle chance vous avez ! Mais quelque chose me montre qu’elle n’est pas dupe ».
Sauf qu’il suffit d’une visite dominicale au cours de laquelle la seconde entreprend le récit d’une « rencontre » faite quelques années plus tôt, pour qu’instantanément cette différence s’estompe. L’une raconte l’histoire que l’autre a vécue, mais cela aurait tout aussi bien pu être l’inverse. Avant d’avoir des vies différentes, elles ont, enfants, hérité d’une même « façon de voir le monde » pour reprendre les mots de Stéphanie Dupays, des mêmes « idées-affects » pour citer Belinda Cannone. Elles sont à jamais ces enfants que l’on emmenait au parc le dimanche et « jetaient du pain au cygne » et qui, en hommage à Jane Eyre, s’enroulaient dans les voilages transparents qui garnissaient la fenêtre de leur chambre pour revêtir leurs « voiles de noces ». Magnifique.
« Un dimanche à Ville-d’Avray » de Dominique Barbéris, Éditions Arléa, 2019 – Folio 2021