Culture

Que reste-t-il du Surréalisme (Centre Pompidou, La Pléiade) ?

Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 20 septembre 2024

1924 – 2024 : le centenaire du Manifeste du Surréalisme, avec ses rééditions critiques notamment en Pléiade, et ses expositions, notamment celle très réussie du Centre Pompidou, jusqu’au 5 janvier 2025 est l’occasion pour Jean Philippe Domecq ni d’en refaire l’historique, déjà bien connu, ni de réhabiliter les « exigences poétiques » d’André Breton. Surtout, celui qui assignait à l’art une « pratique d’éveil » pourrait bien susciter, en miroir, une confrontation avec notre époque. Qui pourrait bien en être réveillée.

Pourquoi le créateur du surréalisme est-il mal vu ?

Il y en a assez avec André Breton
aux deux sens du terme, l’un que l’on n’entend que trop, et l’autre qu’il ferait bon d’entendre

Depuis vingt-cinq ans, nos contemporains en ont assez de celui en qui ils ne voient que le « terroriste intellectuel » en mal de papauté littéraire, l’intransigeant – ce qu’il était effectivement -, l’intransigeant qui excluait ceux qui abandonnaient – ce qui est vrai également – ils abandonnaient « l’exigence » poétique surréaliste.

Eh bien il pourrait y en avoir assez de ces « assis », pour reprendre un mot de Georges Bataille qui pourtant fut exclu par André Breton pour noirceur systématique et culte de la déchéance (ce qui n’était pas faux). Il y en a assez des assis qui, cent ans après, vivent la culture sur fond de carrière (« les littérateurs », ironisait Breton, « lis-tes-ratures » plutôt, sous-titrait la revue présurréaliste Littérature). Assez des doux douteurs qui ne risquent surtout rien et laissent tout dire, estimant « qu’on n’y peut rien », à l’Ambiance culturelle.

Résultat : les œuvres des médieux et des fins lourds ne portent pas à l’exigence de vie, c’est le moins qu’on puisse dire.

René Magritte, La Durée poignardée, 1938 – Leonora Carington, Green Tea, 1942 Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

« Trop exigeant » à l’égard de quoi ? De la vie…

Entendons-nous bien : il n’y a pas grand intérêt à rappeler l’histoire très connue du surréalisme aujourd’hui qu’on le célèbre un peu partout et tant mieux ; il ne s’agit pas non plus de « revenir à » : on connaît les limites autant que l’énergie du surréalisme. Il est plus stimulant d’entendre ce qu’il nous dit de notre époque. Reprenons donc quelques-unes de ces « exigences » que notre époque reproche à l’auteur des Manifestes du surréalisme, puisque ceux-ci ont droit à un centenaire dont le retentissement est symptomatique du secret manque d’intensité d’aujourd’hui.

Kurt Seligmann, Magnetic Mountain, 1948 – Arshile Gorky, Landscape-Table, 1945 Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

« Décivilisation » vs « Révolution surréaliste« 

Ce mouvement, qui marquera tout un siècle, a été lancé par trente jeunes gens au sortir de ce qui n’était « que » la Première guerre mondiale. Voilà ce qui causa leur radicale révolte à l’encontre d’une société et d’une culture qui avaient permis cette « décivilisation », à laquelle André Breton ne craindra pas d’opposer la « civilisation surréaliste ». Pas question de se contenter de créer un mouvement littéraire de plus. Du bord d’un compréhensible désespoir absolu, il tire ce défi et l’énergie surréaliste.

Tout au long de l’aventure, dont la nouvelle édition Pléiade restitue les textes fondateurs et leur contexte par un appareil critique particulièrement reviviscent, on entend et lit qu’André Breton est constamment à la crête entre vivre et refuser de vivre à n’importe quel taux.

Entre autres un de ses moments de vertige très fréquents dans ses textes, lui échappent ces lignes dans la Préface à la réimpression de 1929 : « Et pourtant je vis, j’ai découvert même que je tenais à la vie. Plus je me suis trouvé parfois de raisons d’en finir avec elle, plus je me suis surpris à admirer cette lame quelconque de parquet : c’était vraiment comme de la soie, de la soie qui eût été belle comme de l’eau. J’aimais cette lucide douleur, comme si tout le drame universel en fût alors passé par moi, que j’en eusse soudain valu la peine. Mais je l’aimais à la lueur, comment dire, de choses nouvelles qu’ainsi je n’avais encore jamais vues briller. C’est à cela que j’ai compris que malgré tout la vie était donnée, qu’une force indépendante de celle d’exprimer et spirituellement de se faire entendre présidait, en ce qui concerne un homme vivant, à des réactions d’un intérêt inappréciable dont le secret sera emporté avec lui. »

Et après cela et tant d’éclairs, on comprend que les lèvres molles trouvent que cet homme en veut trop, qu’il est « trop », qu’il les empêche de dormir en rond. Survivre = sousvivre, dirais-je. Un des tracts surréalistes s’intitula Qui Vive ?. C’est la question.

Marcel Jean, Armoire surréaliste, 1941 – Marcelle Loubchansky, Bethsabée, 1956, Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

« Trop exigeant » à l’égard de la société ?

De même les lèvres molles reprochent-elles à Breton d’avoir voulu mettre Le Surréalisme au service de la révolution, titre d’une de leurs premières revues. Et de faire croire qu’il fut « compagnon de route » du communisme, comme le furent si longtemps et tant d’intellectuels et artistes français. Faux, et même, la lucidité de Breton fut rapide à comprendre et resta une leçon pour les générations futures, notamment en 1968. Après qu’il ait introduit Freud dans le débat intellectuel français, Breton n’a pas écarté Marx, et alors ? Au vu des souffrances sociales et de la brutalité économico-politique du capitalisme, « je pense qu’on ne s’étonnera pas de voir le surréalisme, chemin faisant, s’appliquer à autre chose qu’à la résolution d’un problème psychologique, si intéressant soit-il. (…) J’estime que nous ne pouvons pas éviter de nous poser de la façon la plus brûlante la question du régime social sous lequel nous vivons », explique Le Second manifeste du surréalisme en 1930.

Seulement voilà, dix ans seulement après la Révolution bolchévique de 1917, il n’a pas mis longtemps à comprendre que le Parti lui demandant sans cesse à quoi devait servir la poésie, tout serait asservi à partir de cette simple question qui n’était pas que littéraire si toutefois les mots engagent l’être et les actes. Quelques matinées lui ont suffi : « Je n’ai pu en ce qui me concerne, par exemple, il y a deux ans, (…) au cours de trois interrogatoires de plusieurs heures, j’ai dû défendre le surréalisme de l’accusation puérile d’être dans son essence un mouvement politique d’orientation anti-communiste et contre-révolutionnaire. »

Souhaitons à ses juges d’aujourd’hui autant de lucidité sur leur hystérie des modérés qui leur fait tout accepter « avec nuances ».

Max Ernst, La Toilette de la mariée, 1940 – Paul Delvaux, L’Aurore, juillet 1937, Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

« Trop exigeant » à l’égard des forces de l’esprit ?

Elles sont infinies, aussi exactement que l’homme a conçu l’infini. Eh bien il fait bon de se l’entendre confirmer, et propulser d’autant, par l’alliage chez Breton de la rigueur de pensée et de la créativité poussée.

« Rappelons que l’idée de surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite. »

Dès le Premier manifeste, le programme était, entre autres : « Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit. » De la lutte promise contre la version univoque d’un réel prétendument unique par quoi s’imposent toutes les aliénations, résultera la fameuse conception démultipliée de « la » réalité, la surréalité, « où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » (première page du Second manifeste).

Alors oui, ce même Second Manifeste a beau aligner des pages d’anathèmes et de règlements de compte, il faut reconnaître qu’en regard de l’enjeu, Breton ne s’est pas trompé sur l’arrivisme de pitre de Salvador Dali, sur l’art et la carrière d’ « un cocktail, des Cocteau » (tellement vrai), sur Aragon poète qui avala et cautionna le Stalinisme toute sa vie, Eluard aussi peu regardant, etc, etc. Le comique est quand Breton s’accuse : « S’il est une accusation à laquelle je reconnais avoir longtemps donné prise, c’est assurément celle d’indulgence », en pleine note de trois pages où il se corrige « d’avoir tardé à pratiquer cette hécatombe » contre « les essoufflés », « voyous de presse », « les viveurs, deux ou trois maquereaux de plume, un crétin », pour conclure de ce mot, en majuscules et paragraphe : « MERDE. » Sidérant. Mais quoi, cela fait rire et nous change de l’Ambiance.

Giorgio De Chirico, Le Chant d’amour, 1914 – Barnett Newman, Genetec Moment, 1947 – Jane Graverol, Les Belles vacances, 1964, Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

« Trop exigeant » à l’égard du langage et de l’art ?

La quête artistique et poétique est indissolublement philosophique et existentielle, suprême, pour Breton.

« Cette passion de l’éternité »(…) ; pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude humaine », « choyer immodérément les mots pour l’espace qu’ils admettent autour d’eux » ; « la phrase qui cogne à la vitre ».

Même sens infini et refus de cloisonner lorsqu’il parle des peintres qui le frappent et qui font œuvre de poésie peinte : « L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas. » (Le Surréalisme et la Peinture, première version de 1928).

Max Ernst, Capricorne 1948– Dorothea Tanning, Chambre 202, Hôtel du Pavot, 1970 Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Au fond, l’art est une pratique d’Eveil.

Mais d’éveil à la différence de celui proposé par la mystique ou les méditations orientales : par l’invention, sans limites ni contenu a priori. Résultat : les décennies du groupe surréaliste ont inventé tous les nouveaux langages que perpétueront les avant-gardes du XXe siècle : abstraction lyrique par l’automatisme en peinture, actions dès les spectacles à scandale dadaïste, Living theatre, frottage, fumage, intervention in situ et art mural, films expérimentaux, photographies médiumniques, environnements de salles et remises en cause créatrices des cadres d’exposition…

Toutes ces ruptures furent mises en œuvre, mais de manière propositionnelle et pas seulement théoriquement négatrice, par le surréalisme.

Hans Bellmer, La Poupée, 1935-1936, Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Une exposition qui saisit le public

« Le surréalisme – L’exposition du centenaire » du Centre Pompidou, jusqu’au 13 janvier 2025, a été conçue, sous la direction de Didier Ottinger, comme un labyrinthe tel que le prisaient les surréalistes justement. Ce qui est frappant, dans ses quatorze salles thématiques, c’est qu’entre l’abondance des œuvres et de leurs variés supports, de la peinture de Chirico ou Max Ernst à l’écran de Buñuel et Dali, et de la « poupée » érotique de Hans Bellmer à la chambre d’hôtel fantasmée par Dorothea Tanning, le public accourt et murmure, se tait, fait attention, attention aux œuvres mais aussi à laisser les autres les regarder. Une attention de rêve s’impose, à vrai dire, et en même temps de cette pratique d’art dans la vie que fut la « promenade surréaliste ».

Aucun doute : le surréalisme ne renvoie pas qu’à lui-même et au passé qu’il a traversé : son magnétisme nous rappelle que « ce qui, n’étant pas, est pourtant aussi intense que ce qui est ».

René Magritte, Les Valeurs personnelles, 1952 – Max Ernst, Le Jardin de la France, 1962 Surréalisme (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Jean-Philippe Domecq

Pour suivre le Centenaire du Surréalisme

A lire :

  • André Breton, Manifestes du surréalisme, Tirage spécial, Préface de Philippe Forest, La Pléiade, éditions Gallimard, sortie le 19 septembre 2024, 1184 p., 65 € jusqu’au 31/12/2024, prix définitif : 72 €. Textes de combat, les Manifestes– de 1924 à 1962 – constituent pour André Breton l’œuvre d’une vie, une sorte de work in progress, tentative à jamais inachevable de définir et de redéfinir le surréalisme dont il avait, avec d’autres, inventé la formule et initié le mouvement.
  • André Breton : carnet de voyage chez les Indiens Hopi (fac similé inédit et appareil critique), les éditions Hermann, 280 p., 22 €

A voir :

Surréalisme

  • L’exposition du centenaire, Centre Pompidou, ouvert sauf le mardi, jusqu’au 13 janvier 2025.
  • Catalogue, Sous la direction de Didier Ottinger et Marie Sarré. Direction scientifique de la partie  » Changer le monde  » : Katia Sowel, Editions du Centre Pompidou, 344 p., 350 illustrations, 49,90 €. Reflétant les aspirations labyrinthiques des surréalistes, le catalogue, tout comme l’exposition construite en labyrinthe, abolit l’approche linéaire du mouvement : ses deux faces de lecture représentent deux façons d’entrer dans l’univers surréaliste.
  • un aperçu poétique du mouvement artistique, en passant en revue les 14 dimensions clés, telles que les rêves, les chimères, le cosmos, etc. Cette section est illustrée par 250 reproductions de chefs-d’oeuvre du surréalisme. L’autre face présente l’évolution politique du mouvement, en 8 grandes étapes de 1924 jusqu’en 1968. Cette partie chronologique est illustrée de 150 documents et archives.
  • des extraits du Manifeste sont accompagnés d’un essai d’Olivier Wagner, conservateur à la Bibliothèque nationale de France.

A consulter : le site dédié à André Breton d’une richesse exceptionnelle en archives autour des collections du poète, du mur du Centre Pompidou (interactif où chaque objet sont détaillé), de l’atelier rue Fontaine et du Surréalisme dans le monde, grâce à une carte précisant lieux d’origine, lieux d’arrivée, et expositions.

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