Culture

Le Retour d'Asie d'Henri Cernuschi (Musée Cernuschi - Paris Musées)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 24 janvier 2024

C’est l’une des perles muséales la plus discrète de la Capitale, pourtant détentrice de l’une des plus grandes collections privées d’art d’Extrême-Orient et l’Insulinde. Son histoire est elle aussi exemplaire. Mais qui était Henri Cernuschi (1821-1896) son fondateur qui fit don dès 1882 de son musée et de ses trésors à la Ville de Paris ? Une exposition au Musée Cernuschi jusqu’au 4 février 2024 et un catalogue magnifique (Musée Paris) rendent hommage à l’héritage de cet esthète curieux qui revint d’Asie il y a 150 ans avec un fabuleux trésor d’art asiatique qui eut une influence sur l’art moderne.

Léon Bonnat, Henri Cernuschi, 1890 (Retour d’Asie, Musée Cernushi) Photo OOlgan

Un voyage dénué d’aventures

Ce Milanais exilé en France à cause de ses idées républicaines, puis changea de nationalité fit fortune comme financier durant le second Empire (il a contribué à fonder ce qui deviendra Paribas). Dans sa 50e année, Henri Cernuschi (1821-1896) décide en 1871 à partir vers l’extrême orient. Son principal objectif est de parcourir l’Asie, où se trouvent des régions encore peu ou point visitées, en commençant par le Japon, comme le remarque son compagnon de voyage le critique d’art Théodore Duret (1838- 1927) est « celui de tous [les pays d’Orient] qui est resté le plus longtemps fermé aux Européens ». Ils poursuivent ensuite en Chine, en Mongolie, Java, l’Inde, avec facilité. « Tous ces pays étant depuis longtemps sous domination européenne, il est permis de les explorer sans aucune restriction et avec une relative aisance, même si les moyens de transport les plus modernes y côtoient encore les modes de locomotion les plus archaïques. »

Le voyage de Cernuschi et Duret se distingue par une particularité unique : il est l’occasion d’une collecte d’objets d’art qui sera particulièrement fructueuse grâce au bon goût et à la fortune de Cernuschi.
Le voyage en Asie d’Henri Cernuschi et Théodore Duret

vue de l’exposition Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme (Musée Cernushi) Photo OOlgan

Deux ans plus tard, à leur retour

Si le récit de  voyage publié par Théodore Duret n’a rien d’exceptionnel pour l’époque, c’est la qualité « des objets d’art chinois et japonais rapportés par Henri Cernuschi, et notamment des bronzes, qui fait sensation et rend leur voyage mémorable. », notamment la spectaculaire statue du Bouddha Amida qui a fait (toujours) la célébrité de la collection.

Le bouddha Amitābha domine la salle centrale de l’hôtel particulier devenu musée en 1875 (Retour d’Asie, Musée Cernushi) Photo OOlgan

La création de son Musée concrétise un projet de transmission

L’ esthète éclairé réussit le tour de force de présenter dans la même année 1873, les quelques cinq mille œuvres de sa collection d’objets d’art asiatique issue directement des pays qui les ont vus naître au palais de l’Industrie, érigé sur les bords de la Seine pour accueillir l’Exposition universelle de 1855. Ce ne sont pas moins de 1 500 bronzes qui sont mis à la disposition des savants, des artistes et des industriels.

vue de l’exposition Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme (Musée Cernushi) Photo OOlgan

Le collectionneur jette aussi les plans du bâtiment du futur musée de l’avenue Vélasquez, achevé l’année suivante. L’accès privilégié des critiques d’art et des artistes à ce lieu de partage des savoirs fut suivi, en 1882, de l’annonce du legs à la Ville de Paris qui devait pérenniser son existence et le projet d’un humaniste éclairé. La réalisation précoce allait inaugurer l’âge d’or de la création des musées d’art asiatique en France, nourri et prolongé par de nombreux collectionneurs, comme Émile Guimet (1836-1918), qui crée son musée à Lyon en 1879 puis à Paris, ou Ernest Grandidier (1833-1912), dont la collection de céramiques rejoint le Louvre en 1894, introduisant l’art asiatique au cœur des collections nationales françaises.

vue des bronzes clous de l’exposition Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme (Musée Cernushi) Photo OOlgan

La dynamique esthétique du « Japonisme » est lancée

Grâce d’une part à l’influence qu’exerça cette personnalité hors normes sur l’art de son temps, et d’autre part, les débuts de l’archéologie que permettent d’étayer les œuvres rassemblées, l’ immense patrimoine artistique, élargie progressivement au Vietnam et à la Corée pour couvrir près de cinq mille ans d’art de l’Asie orientale, du néolithique au xxi e siècle.

Tour à tour révolutionnaire, exilé, banquier, républicain, économiste, collectionneur et fondateur de musée, Cernuschi voit sa vie qualifiée d’« exceptionnelle » ou d’« extraordinaire » par ses biographes, ce qui montre bien son originalité par rapport à ses contemporains. (…) En plaçant les portraits d’Aristote et de Léonard de Vinci sur la façade de son temple de l’art, Cernuschi exprime sa conviction que l’art est une science et que l’on peut, à travers son étude, reconstituer les cultures dont il est issu.
Silvia Davoli, La genèse de la pensée muséale de Cernuschi, catalogue.

vue de l’exposition Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme (Musée Cernushi) Photo OOlgan

Une « collection à programme »

Le Voyage en Asie de Duret peut donc aussi se lire comme l’histoire d’une remontée vers les sources de l’art bouddhique. De manière significative, l’origine de cet art se dévoile non pas dans l’enceinte sacrée d’un temple, mais dans un musée, institution dont le cadre répond, peut-être mieux qu’un édifice religieux, aux recherches de deux voyageurs aux convictions républicaines affirmées.
Ainsi, le voyage de Cernuschi dessine une trajectoire du temple au musée qui éclaire de manière singulière le cheminement d’un homme qui devait, moins de deux ans après son retour d’Asie, faire construire un musée et y vivre entouré de ses collections.

Muriel Détrie, Le voyage en Asie d’Henri Cernuschi et Théodore Duret, catalogue

Les figures cultuelles ont une place déterminante dans la collection d’Henri Cernuschi (Retour d’Asie, Musée Cernushi) Photo OOlgan (27)

La vocation cultuelle ou dévotionnelle n’est pas un hasard.

vue de l’exposition Retour d’Asie, Henri Cernuschi, un collectionneur au temps du japonisme (Musée Cernushi) Photo OOlgan

D’une part, Cernuschi avait été fortement marqué par les thèses de Giambattista Vico (1668-1744), pour qui la religion tient un rôle majeur dans la structuration et la compréhension d’une société. D’autre part, républicain convaincu et partisan de la transformation de l’Italie en une fédération, Cernuschi prête nécessairement attention à la question religieuse. (…)
Dans ce cadre, la valorisation de religions étrangères, très sensible dans la scénographie de l’exposition de 1873 et dans l’aménagement de l’hôtel particulier de l’avenue Vélasquez, peut prendre un tour politique, qui n’est jamais revendiqué par Henri Cernuschi, mais qu’il ne peut totalement ignorer.

Manuela Moscatiello, Les religions chinoises dans la collection Cernuschi

Le sculpteur François Pompon a été influencé par la Collection Cernuschi, Retour d’Asie (Musée Cernushi) Photo OOlgan

Voici quelques pistes passionnantes qu’ouvre ce ‘Retour d’Asie’ dans un Musée récemment rénové; loin de les épuiser, l’exposition éclaire les dynamiques plurielles d’un projet à la fois esthétique et scientifique – Cernuschi participe aussi au premier ouvrage d’histoire générale de l’art japonais publié en Europe en 1883 par Louis Gonse (1846- 1921) – toujours intact qui se prolonge depuis 150 ans dans la curiosité de ses visiteurs.

Olivier Olgan

jusqu’au 4 février 2024, du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, Musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, Paris 8e

Catalogue, Sous la direction d’Éric Lefebvre et Manuela Moscatiello, Paris Musées (208 p., 35 €) : Somptueusement illustré, l’ouvrage de référence sur une figure emblématique du Paris intellectuel et artistique de la fin du xixe siècle aborde tous les aspects et les enjeux artistiques et scientifiques de sa collection asiatique: des bronzes et céramiques chinoises et japonaises qui couvrent plusieurs millénaires, aux gardes sabres, vases funéraires, pots, vasques, théières, brûle-parfum, … en passant par ses influences sur les artistes modernes : le peintre Gustave Moreau (1826-1898), le céramiste Théodore Deck (1823-1891), le sculpture François Pompon (1855-1933), l’éditeur Jules Bourgoin (1838-1908), l’architecte Émile Reiber (1826-1893). Son héritage demeure marquant. Son rôle dans l’essor du mouvement japoniste et l’accès à la culture asiatique en France reste immense.

 

Francesco Morena, Les Impressionnistes et le Japon. L’art entre Orient et Occident, histoire d’un engouementéditions Place des Victoires (240 pages, 39,95 €).  Après avoir raconté l’ouverture du Japon sur le monde à l’ère Meiji (1868-1912), l’enseignant d’archéologie et d’histoire de l’art japonais à l’université de Naples montre que l’Europe était prête à recevoir son influence artistique dès l’Exposition universelle de Londres en 1862. À Paris, Madame Desoye ouvrait la même année La Jonque chinoise, « une boutique d’antiquités qui devint rapidement la référence dans le domaine de l’art d’Asie orientale ». Puis, l’Exposition universelle de 1867, à Paris, devait marquer le « début d’un engouement européen pour tout ce qui avait trait au pays du Soleil-Levant ». Le Retour d’Asie de Cernushi contribua à nourrir la fascination que les artistes occidentaux ont éprouvé au XIXe siècle pour l’art japonais.

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