Culture

Rodrigo Matheus insuffle aux objets usuels des relations de pouvoir qui les dépassent

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 24 janvier 2023

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Les compositions hétéroclites de l’artiste brésilien Rodrigo Matheus créent un bras de fer exacerbé entre l’homme et les choses. Intégrant – voir aspirant – les matériaux et objets les plus usuels. Son travail traduit poétiquement et métaphoriquement un paysage politique, marqué entre autres par les soubresauts de l’histoire sociale du Brésil. Il capte les vagues du temps avec des enchevêtrements d’objets qui reflètent une mondialisation épuisante. L’antichambre à la galerie Nathalie Obadia jusqu’au 18 mars introduit une dimension intermédiaire à ses micro-dialogues sculpturales qui se jouent ou détournent les objets pour ouvrir d’étranges perspectives.  

Je suis un artiste qui travaille avec la poussière de sens
qui se dépose sur les « objets » avec lesquels je décide de travailler.
Rodrigo Matheus à Singulars

Matheus Rodrigo Ornament and Crime, 2015 vue de la Galerie Nathalie Obadia Brussels 2016 Photo Isadora Soares

Une autre architecture du monde

Avant l’école les Beaux-Arts de Sao Paulo en 2011, Rodrigo Matheus a étudié l’architecture. Cette dernière formation lui laisse des traces indélébiles.  « L’architecture c’est tout ce qui n’est pas la nature » lui fut-il enseigné, entrainant de sa part une réaction d’incompréhension : « cette vision judéo-chrétienne euro-centrique qui considère l’homme comme un être divin séparé du monde végétal, animal et minéral » reflète, à ses yeux, une réalité totalement incorrecte. Mais, si certaines de ses œuvres mettent en scène l’ambiguïté Nature versus Architecture dans le domaine esthétique, ce rapport reste une question ouverte.  Pour lui, il s’agit d’un jeu critique sophistiqué qui cherche à intégrer une relation avec d’autres savoirs, comme, par exemple celui des peuples autochtones. Ses compositions associent autant de matériaux usuels ou industriels que naturels, comme des plumes, des coquillages ou encore des pierres. D’autres sont créées à partir de répliques industrielles de la nature avec l’inclusion de plantes synthétiques, créant ainsi d’autres portes d’entrée qui contredisent cette vision simpliste et artificielle de la séparation entre Homme et Nature.

Je n’ai ni méthode précise ni matériaux de prédilection.
Je m’intéresse juste aux objets en circulation
et aux relations de pouvoir qu’ils impliquent
Rodrigo Matheus à Singulars

Rodrigo Matheus Island, 2012. Photo Blaise Adilon

« Ready made arrangés »

Ses assemblages donnent lieu à d’étonnantes compositions-collages de matériaux industriels ou d’objets usuels dont il donne une nouvelle lecture. L’œuvre produite dialogue avec les espaces des lieux où elle s’expose. Le visiteur découvre d’étonnants rubans d’objets composites et structurés qui courent le long des murs ou/et des compositions qui investissent l’ensemble des lieux, du sol au plafond, laissant parfois libre cours à une spontanéité organique en contradiction avec la rigueur de l’ensemble proposé. Rodrigo questionne la représentation dans l’art et sa relation avec le design industriel. « Ces « ready-mades arrangés » non dénués d’humour et de poésie sont avant tout teintés de symboles sociaux : la colonisation, l’architecture et le mouvement moderniste, qui sont chez lui des motifs récurrents.

Rodrigo Matheus Motifs, 2017 Photo Galerie Nathalie Obadia

Une synthèse de la société de notre époque

Ses compositions prolongent les collages de l’artiste allemand Kurt Schwitters (1887-1948) qui a cherché à refonder une esthétique chaotique en remplacement des archétypes académiques balayés par les horreurs de la Grande guerre à l’aide des matériaux les plus singuliers et les plus hétéroclites : « Tout était en ruines de toute façon, et créer du nouveau à partir de débris avait une signification » confiait-il.
Rodrigo cherche-t-il à créer son propre MERZ face à une mondialisation insensée qui dévaste le monde ? Merz vient d’un fragment de papier découpé dans une annonce pour la Privat und Kommerzbank puis collé sur la toile qui a donné son nom au tableau. En référence à cet acte fondateur, Merz a ensuite qualifié toutes les formes de la création : collages, assemblages, sculptures, architecture, poésie, typographie…créant ainsi une œuvre d’art totale, une synthèse condensée de la société de son époque.

Rodrigo Matheus. Do Rio e Para to Rio e fram. Box 4, 2014  vue d’exposition Galerie Silvia Cintra, Rio de Janeiro. Photo Jaime Acioli

Transformer l’éphémère en durable, le banal en sacré

Rodrigo Matheus. Deity, 2020 Photo Isadora Soares

Chez Kurt et Rodrigo, les sculptures, comme les œuvres sur papier, fonctionnent par déplacements et réorganisations d’objets ordinaires. Elles font se rencontrer les objets les plus insolites et antagonistes qui soient dont les associations inattendues illustrent le principe de « circulation des matériaux » chers aux deux artistes.

Les œuvres qui en découlent se chargent d’un contenu historique, sociologique, qui emprunte aux ready made de Marcel Duchamp (1887-1968) : un objet ordinaire promu au rang d’œuvre d’art par la seule volonté (et signature) de l’artiste, qui lui confère un sens nouveau. Cette démarche constitue une affirmation puissante sur le caractère à la fois sacré, universel, et mystérieux de l’artiste : est une « œuvre d’art » ce qui est signée comme telle par l’artiste.

Ce n’est plus tant la forme ou l’originalité de l’œuvre qui s’impose, mais bien l’attention que lui porte l’artiste, et les conditions de présentation qu’il lui confère. Elle se définit par l’expression de son auteur, tout comme la réception du regardeur.

En redonnant une nouvelle fonction aux objets qu’il assemble,
en transformant l’éphémère en durable, et le banal en sacré,
Rodrigo Matheus donne corps à une mythologie personnelle en permanente évolution
.
L’Antichambre, texte d’introduction de la galerie Nathalie Obadia.

Rodrigo Matheus. Soft Spectacle, 2014 vue de la Galerie Idri Los Angeles, 2016 Photo Jeff Maclaine

Les matériaux en circulation dans le monde

Rodrigo Matheus Vista da capital, 2012 Photo Jaime Acioli

« Je m’intéresse aux matériaux en circulation dans le monde, notamment ceux qui sont structurants pour notre quotidien et dont la présence massive dans notre routine et leur banalité nous obligent à les soustraire à toute valeur esthétique. C’est le cas des feuilles de chéquier, des factures, des justificatifs d’achat, des reçus, des formulaires, des enveloppes…  Ce sont des matériaux au service de systèmes qui régissent notre vie dans la dimension publique et privée, dont le langage écarte toute forme de subjectivité pour que, dans cette dimension, une vie entière puisse tenir dans un formulaire. J’ai commencé à travailler avec ces matériaux au début des années 2000, à une époque où toute cette paperasse se dématérialisait, donc il y a aussi la question du temps qui passe et des impacts de la révolution technologique. » nous explique Rodrigo.
Certaines sont encadrées. Elles vous invitent à découvrir les couleurs (pâles), le graphisme et la façon dont ces assemblages de matériaux des « structures du pouvoir » fonctionnent ensemble proposant une possible image esthétique.

Une écriture de la liberté 

La ‘douceur’ apparente de ses collages ne cache-t-elle pas une inquiétude sourde face à la prégnance du système bureaucratique ? Dans sa liste de mentors, Rodrigo cite Franz Kafka (1883-1924). Pour désigner la puissance oppressive du système social et politique, l’écrivain austro-hongrois a inventé une image frappante : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau (Kanzleipapier qu’on peut traduire par : paperasse). » Rodrigo cherche-t-il aussi à précipiter au sens chimique du geste le medium par lequel les instances dirigeantes imposent leur pouvoir ? Pour lui, ne ferait-il guère de doute que les documents bureaucratique asservissent les individus dans une prison formelle ?

Rodrigo Matheus, Soft Brutalism, 2019 City of Stars, vue de la Galerie Obadia Paris 2019 Photo Clément Rougelot

Je compte sur les coïncidences industrielles entre les pièces
pour empiler ou assembler différents types d’objets dans un seul corps.
Rodrigo Matheus à Singulars

L’élaboration de micro-dialogues

« Il y a une observation pointue de l’architecture et de ses accessoires, comment ils fonctionnent ensemble et comment ils peuvent sortir de leur contexte d’origine, libérés de leur fonction. Derrière chaque petit objet qui nous entoure, il y a un projet dont l’intention première est d’agir dans le monde. Mes sculptures incarnent une gamme d’éléments pour créer des structures qui soutiennent des fonctions inhabituelles des objets du quotidien.

 Séparés, ces objets pourraient n’être rien au-delà de leur fonction ; Assemblés, ils ont acquis un sens ambigu de l’échelle donné par la structure qui les maintient ensemble. Cela dit, l’architecture est une référence forte qui embrasse les différents micro-dialogues établis par une combinaison précise de matériaux qui permet à un scénario de se dérouler.  Si l’architecture est ce qui régit et organise notre routine dans l’espace public et privé, en plus de nous donner une échelle et de nous montrer quelles sont les limites, ces assemblages, d’une manière alternative, favorisent une sorte de déviation des connaissances techniques. » Rodrigo Matheus à Singulars

Rodrigo Matheus, City of Stars, 2019 vue de la Galerie Obadia Paris 2019 Photo Clément Rougelot

La dynamique de « groupes mobiles« 

 Architecture et pensée sociale inscrites dans son ADN, Rodrigo ne pouvait qu’être touché par « les grands ensembles » construits entre 1969 et 1975 par Jean Renaudie (1925-1981) et son épouse Renée Gailhoustet (1929-2023) à Ivry-sur-Seine. Ensembles qui se trouvent proches de son atelier. Marquant l’expérience post-guerre de l’architecture du logement en France, à l’image de leur grand collègue brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012), ils avaient fait du béton leur médium. Cet incroyable ensemble d’immeubles-collines où les espaces publics et privés sont mélangés aux plates-formes envahies par une végétation sauvage, ressemble à une grande sculpture, composée de triangles et de végétation qui allègent la présence du béton.

On croit reconnaitre l’esprit des compositions de Rodrigo avec des volumes ouverts, des espaces flexibles, une circulation élastique qui donnent à l’ensemble une touche labyrinthique. Rodrigo cite aussi comme source inspirante le grand artiste roumain Constantin Brâncusi (1876-1957). Ce dernier accordait une importance capitale à la relation de ses sculptures avec l’espace qui les contient. Au sein de son atelier Brâncusi avait créé des « groupes mobiles », souhaitant signifier l’importance du lien des œuvres entre elles et les possibilités de mobilité de chacune au sein de l’ensemble. On imagine bien les recherches de Rodrigo allant dans ce sens quand il élabore ses scénographies.

Rodrigo Matheus. City of Stars, 2019, vue de la Galerie Obadia Paris 2019 Photo Clément Rougelot

Travailler les rencontres de similitudes et de différences

« Être en Europe depuis 2011 m’a donné l’occasion d’observer un Brésil fictif. Je pense donc que le plus grand changement dû à mon déménagement fut que mon point de vue a été « recontextualisé » », complète l’artiste, né en 1974 à São Paulo.

« Cet ensemble de bâtiments m’a beaucoup provoqué dès la première fois que je les ai vus. Et comme c’est bien plus qu’un bâtiment, c’est une intervention urbaine qui comporte plusieurs ensembles de constructions, j’ai eu le sentiment d’avoir découvert une ville perdue à Paris où j’ai vu projeté une partie de ma propre expérience avec l’architecture brésilienne. » rappelle-t-il en parlant de Jean Renaudie. « Les constructions ont un vocabulaire quelque peu similaire à ceux que l’on observe dans le brutalisme de São Paulo. Cependant le contexte et le résultat esthétique sont très particuliers. Et c’est avec ces rencontres de similitudes et de différences que j’ai voulu travailler ».

Rodrigo Matheus, Mauser & Cia, 2015 vue d’exposition SESC Pompeia Sao Paulo Photo Everton Balardan

L’art comme un service collectif et comme de la poésie

La première image que montre le website de Rodrigo est celle de l’œuvre ‘Mauser & Cia » de 2015, une vaste composition faites de grues, de fûts métalliques et de dunes de sables. Mauser & Cia est le nom de l’ancienne fabrique de fûts à pétrole qui, jusqu’en 1935, occupa les hangars du SESC (Service Social du Commerce brésilien, une institution créée par des entrepreneurs du commerce, de services et du tourisme dans le but d’offrir bien-être et qualité de vie aux travailleurs et à leurs familles) avant qu’un immense incendie ne détruise tout.

Le SESC a acheté ce bâtiment en 1971. Le projet de réaménagement a été conçu par la fameuse architecte italiano-brésilienne Lina Bo Bardi (1914-1992). Cette dernière, qui disait avoir « dédié aux jeunes, aux enfants et aux personnes du troisième âge : à eux tous ensemble » ce nouveau lieu, voyait « l’architecture comme un service collectif et comme de la poésie ». Nul doute que Rodrigo pourrait faire sienne cette dernière citation.

Rodrigo Matheus, Mauser & Cia, 2015 (extraits) SESC Pompeia Sao Paulo Photo Everton Balardan

Une métaphore possible de la cacophonie qui existe au Brésil

L’œuvre de Rodrigo travaille précisément avec les échos du passé de ce bâtiment, renvoyant à l’intérieur de la salle d’exposition les fûts qui étaient autrefois fabriqués exactement à cet endroit.
Ainsi, l’installation s’impose dans l’espace comme un fantôme qui articule le passé de l’usine et le présent du centre d’art en un seul corps. « Habituellement mes œuvres ont de nombreuses clés d’accès. Les fûts parfois enterrés ou suspendus dans l’installation étaient des fûts d’occasion de Petrobras. L’année 2016 a été une année marquée par les scandales de corruption dans l’entreprise qui ont conduit à l’éviction de la Présidente Dilma Roussef ». Comme l’autre grand artiste brésilien Cildo Meireles (1948-) que Rodrigo admire, son œuvre est une métaphore potentielle de la cacophonie qui existe aujourd’hui au Brésil.

Donner une forme à notre rapport au monde et à sa possible transformation

Rodrigo Matheus. Broken Grid, 2022 L’Antichambre (Galerie Nathalie Obadia) Photo OOlgan

Rodrigo cherche-t-il à mettre en images la déréliction des clichés de façade du monde de l’architecture comme celui d’un design lisse des objets les plus usuels, empêtrés de turpitudes humaines et de pulsions inavouables qu’ils ont pour fonction de masquer ?

Pour répondre,  il cite Kenneth Anger (1927-) cicérone de la scène underground américaine de la seconde moitié du XXe siècle connu pour ses courts-métrages, montages muets d’images brassant dans un même geste des emprunts à la haute et à la basse culture. Rodrigo, Kenneth ou encore Jean-Luc Godard (1930-2022) qu’il se plait aussi à citer, tous trois aiment explorer. Ce n’est pas l’impact réel de chacune de leurs œuvres qui leurs importent.

Rodrigo Matheus. Collection, 2022 L’Antichambre (Galerie Nathalie Obadia 2023) Photo OOlgan

Quels que soient leurs formats, ils cherchent être à la hauteur du concevable dans leur art. Ils explorent les possibles du réel dans tous les sens, et leurs perspectives pour en dépasser des limites trop balisées : expérimenter, donner une forme contemporaine à notre rapport au monde et à sa possible transformation, rester connecté au monde autour d’eux.

Quand dans la vie et dans la fiction ces objets sont « les personnages secondaires de nos déplacements »,
ils deviennent ici les principaux sujets.
L’Antichambre. Texte d’introduction de la galerie Nathalie Obadia.

C’est la stimulante leçon que nous donne aujourd’hui un Brésilien à Paris.

# Marc Pottier

Pour suivre Rodrigo Matheus

A voir :

Jusqu’au 18 mars. exposition L’antichambre, galerie Nathalie Obadia, 3, rue du Cloître Saint-Merri, Paris 4: 3e exposition personnelle de Rodrigo Matheus, après City of Stars (2019) dans sa galerie parisienne et Ornament and Crime (2016) à Bruxelles

Rodrigo Matheus L’Antichambre vue de la Galerie Nathalie Obadia Paris 2023 Photo OOlgan

L’Antichambre révèle un ensemble de subtiles compositions faites à partir d’objets ordinaires. Les récentes sculptures murales s’inscrivent dans la continuité de ses recherches sur les possibilités de rencontres entre objets hétéroclites. Le réassemblage d’éléments protéiformes s’enchevêtre comme pour dialoguer ensemble. Ces alliages donnent lieu à d’étonnantes compositions aux frontières de l’abstraction, conférant aux objets une dimension nouvelle qui dépasse leur fonction d’usage respective.

Pour sa nouvelle série, Rodrigo Matheus choisit d’exposer des éléments les plus ordinaires et antagonistes qui soient : de simples fenêtres dont les ouvertures sont interceptées par des grilles partagent l’espace d’exposition avec des valises révélant leurs contenus, présentées sur le mur à la verticale. La plupart des éléments à l’extérieur et à l’intérieur des objets exposés – comme les briques irrégulières autour des fenêtres ou les récipients minutieusement alignés dans la valise – ont été fabriqués de toutes pièces par l’artiste à partir de blocs de mousse polyuréthane. Il s’agit d’un matériau léger et facile à sculpter qui donne aux œuvres une impression de poids et de densité. L’assemblage insolite de chaque élément, couplé au trompe l’œil de leur composition matérielle, placent le visiteur dans un espace instable et mystérieux, aux portes du réel.

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