L’Éclipse (totale ?) de Sarah Bussy (Editions Julliard)

(Artistes inspirants) Qui n’a jamais eu la tentation de la fuite ? C’est autour de ce motif, que prolonge le passage à l’acte, qu’est construit L’Éclipse, second roman de Sarah Bussy (Editions Julliard), auteure en 2019 de En théorie tout va bien (Éditions JC Lattès). Un motif décliné de façon subtile et sensible, pour Anne-Sophie Barreau, à la lisière du merveilleux, dans un  grand Nord où les volcans ont deux modes d’existence, « l’un manifeste dramatique, l’autre beaucoup plus secret, furtif, lié aux forces à l’œuvre sous la croûte terrestre, et auquel personne n’échappe » qui devrait asseoir la réputation de son auteure.

Scène inaugurale : un couple marche en forêt.

Jeunes parents d’une petite Rose, tout dit qu’ils sont heureux. Lui est devant, porte-bébé fixé au corps, elle derrière « comme toujours » sans que l’expression revête une dimension péjorative, l’homme, simplement, continue à avancer sans s’inquiéter : « Elle suivait, elle arriverait ». Sauf que bientôt, il n’y a plus aucun « pour toujours » qui vaille. Camille, c’est son prénom, pense qu’elle « pourrait disparaître là maintenant ». De fait, elle ne bouge pas, regarde l’homme et l’enfant s’éloigner.

« Le minuscule bonnet rouge de l’enfant faisait un repère qu’elle pouvait suivre des yeux, qui permettait de tracer leur chemin dans les sous-bois. Une cerise ».

Première prouesse de Sarah Bussy

Camille, soudain donc, disparaît, sans que rien ne vienne l’expliquer, pourtant, et c’est ici la première prouesse du livre de Sarah Bussy, aucun jugement moral n’est posé sur son acte. Cela tient-il aux bruits de la forêt, cette « multitude sonore et agitée qui faisait croire à la magie, à des temps où l’homme vivait en symbiose avec la nature, où des jeunes filles devenues quartz, corneille, biche, entraient dans les bois et les hantaient la nuit. Ages des métamorphoses. Des évaporations » ?

Magie. Le mot est dit.
L’héroïne, et avec elle le lecteur, basculent dans un merveilleux où les catégories de bien et de mal sont soudain suspendues, un merveilleux qui fait écho au grand Nord, terre riche en mythes et légendes s’il en est, où l’action bientôt se transporte.

Camille fait du stop, prend des bus, un taxi, un ferry, de nouveau un bus, et se retrouve en effet dans une île du bout du monde aux confins de l’Arctique où on vit « sur un lit de magma en fusion permanente, prêt à jaillir à la moindre secousse » en raison de la présence d’un volcan. Elle prend une chambre dans un hôtel et passe d’abord ses journées à marcher.

« Ses uniques interactions tenaient en questions qu’elle peinait à prononcer et en réponses que, la plupart du temps, elle ne comprenait pas. Elle se ressourçait. Remettait son cerveau en ordre de marche en éprouvant les limites de son corps et de son mental. A quel moment s’arrêtait la chair, commençait le reste du monde, l’environnement, le cosmos ? ». 

L’allure d’un roman des commencements du monde

Puis elle s’installe dans un ancien hangar à bateaux transformé en maison dont le propriétaire cherche un habitant qui en prendra soin moyennant le paiement des charges. Le premier hiver que Camille passe dans cet endroit est « un événement ». Elle comprend son élan vers le nord. L’Éclipse prend alors l’allure d’un roman des commencements du monde, d’un roman d’apprentissage.

« Ici, elle peut ressentir chacune de ses cellules et se fondre dans un environnement où rien ne ressemble à ce qu’elle a connu. Il fallait la pureté et l’incompréhension. Un climat indomptable et une terre de démesure, si nouveaux, si parfaits dans leur extrémité géologique. Un univers minéral, de glace et de feu à la fois, modelé au fil des éruptions, presque encore vierge, primitif ».

Bientôt, le splendide isolement prend fin.

Camille se rapproche de ses voisins et rencontre Jonas, un volcanologue, avec lequel elle fait l’expérience du désir vif « qui prend racine dans le ventre, comme la préscience du chaos qui suivra ». Elle révèle à tous qu’elle était « cheffe exécutive dans un grand  restaurant » à Paris, et ouvre son propre restaurant, « L’Éclipse » donc, qui ne désemplit pas, et dont une algue mystérieuse, surnommée la truffe de mer, qu’elle cuisine comme personne, se fait une place de choix sur la carte.

Mais qui dit socialisation, dit bientôt incursion accrue du passé.

Camille, toutes ces années, n’a cessé de penser à Rose. On n’en dit pas plus. Au moment de refermer L’Éclipse, son incipit, ces mots jadis adressés par Vita Sackville-West à Virginia Woolf, nous revient en mémoire. On le relit la gorge serrée

« Je t’en prie, dans tout ce fatras de la vie, continue d’être une étoile fixe et brillante. Il y a si peu de choses qui se perpétuent comme les phares : la poésie, et toi, et la solitude ».  

Anne-Sophie Barreau