Stéphane Krausz, coréalisateur du documentaire "Pourquoi ? Visages de la Shoah"
A l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’Auschwitz, il cosigne avec Jean-Marie Montali et Nissim Sellam « Pourquoi ? Visages de la Shoah ». Le documentaire (lire la chronique de Patrice Gree) donne la parole à 10 témoins parmi les derniers survivants à « la Honte du Monde » (Primo Levi). Le cinéaste a confié à Robert Mauss les circonstances et les motivations de ce nécessaire devoir de mémoire pour les générations futures.
De « Albert Barbouth, la voix de la mémoire » à ‘’Pourquoi ? Visages de la Shoah’’
Notre interview avec Stéphane Krausz s’est tenue à distance alors qu’il prépare un documentaire à la Réunion. Une région du monde qu’il connait bien, puisqu’avec son comparse Jean-Marie Montali, il a réalisé un documentaire sur l’île de Mayotte baptisé ‘’Vent de colère en Outre-Mer’’, précurseur des drames que l’île a connu en décembre 2024.
Déjà coauteur du documentaire « Albert Barbouth, la voix de la mémoire », pour le compte de l’Association Fonds Mémoire d’Auschwitz (AFMA), le cinéaste nous a confié les circonstances de ‘’Pourquoi ? Visages de la Shoah’’ dont la sortie officielle (avant une version DVD) s’appuie sur trois soirées-débats le 30 janvier à 20h, Cinéma L’Epée de Bois, et les 6 février au ciné-théâtre Le Chaplin St Lambert et 11 à 19h30 cinéma Pathé Levallois-Perret à Paris.
Singulars : Pourquoi avez-vous voulu faire ce documentaire, ’Pourquoi ? Visages de la Shoah’ ?
Stéphane Krausz : Je voulais faire ce film depuis très longtemps pour une raison simple et personnelle, je suis fils de déporté d’origine hongroise et mes grands-parents que je n’ai pas connu sont morts à Auschwitz.
Mon père avait été déporté dans un camp de concentration en Roumanie. Il avait 18 ans et était parvenu à s’échapper de ce camp dans des circonstances rocambolesques, au moment où les Russes arrivaient.
Quand il est rentré en Hongrie, à Debrecen sa ville natale, sa maison était squattée par d’autres gens ; ses parents et toute la famille avaient disparu à l’exception d’un frère parti en Israël. Comme il avait de la famille en France, il est venu ici. Il a appris le français, trouvé un travail avant d’épouser ma mère, originaire du Maroc.
Il vous a instruit de son histoire ?
Mon père était quelqu’un de silencieux. Il ne s’est quasiment jamais exprimé sur cette époque. Aujourd’hui, je regrette de ne pas l’avoir fait parler. Je ne l’ai pas filmé ou enregistré. Le peu que je sais provient de papiers qu’il avait gardé, de souvenirs qu’il a pu écrire, de documents, de photos qu’il avait conservé, mais somme toute très peu de choses.
A sa mort, j’ai constaté de façon incroyable, que moi le documentariste, je n’avais jamais eu la curiosité de connaitre cette histoire, qui est tout de même un peu la mienne, et qui a touché des millions de juifs d’Europe. Donc forcément, quand Jean-Marie Montali m’a proposé de faire ce film, je me suis senti d’emblée concerné.
En initiant ce projet, Jean-Marie Montali connassait-il votre histoire ?
Non. Trois ans avant le tournage du film, il avait écrit le livre ‘’Nous sommes les voix des morts’’ où il avait rencontré ces survivants de la Shoah qui vivent dans cette maison de retraite à Haïfa. Jean Marie a été grand reporter. Il a parcouru le monde, de guerre en guerre et un jour il a débarqué à Haïfa pour rencontrer ces personnes rescapées de camps. Vous savez en Israël, les trois-quarts des survivants de la Shoah ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Alors des gens ont imaginé et financé ce lieu baptisé ‘’la maison des survivants’’, qui offre à ces personnes le cadre d’une fin de vie digne.
Comme s’est déroulée la rencontre avec les survivants ?
A sa grande surprise, Jean-Marie s’est immédiatement rendu compte que ces survivants ne se complaisent absolument pas dans la tristesse. Ils ne vivent pas du tout dans le passé, mais profitent de la vie.
Ils organisent des ateliers, multiplient les activités parfois jusqu’à la dérision. Je vais vous faire rire, ils procèdent par exemple à l’élection de Miss Shoah. Ces gens n’ ont peur de rien. Dans leurs ateliers gastronomiques, ils reconstituent les repas qu’ils prenaient dans les camps, la musique qu’ils jouaient, les activités etc. Le tout d’une manière décomplexée et totalement décontractée. Le tout ne laisse pas de surprendre !
Nous, nous vivons avec l’image du rescapé marqué par la souffrance, un peu comme l’était Elie Wiesel ou mon père.
Mais comment font-ils ?
Ils commencent seulement depuis peut-être trois ou quatre ans, à évoquer le sujet. Et vous avez vu dans le film, ils portent sur leur visage, dans leurs traits ce qu’ils ont vécu. Mais tout le monde n’a pas le même visage.
Le visage d’Esther n’est pas celui de Léon, ni celui de de Suzanne, ou celui de Judith. Certains sont légers, d’autres plus durs. Jean-Marie a constaté que sans occulter leur histoire terrible, ces gens vivaient vraiment.
Ils ont même créé une sorte de musée de la Shoah avec tous les souvenirs qu’ils ont pu conserver.
Au départ, Jean-Marie et moi voulions adapter le livre et filmer ce lieu de vie. Sur place, nous avons vu que dans un lieu unique, cette maison pour les rescapés, vivaient des Juifs venus de Roumanie, de Pologne, de Hongrie etc.
La Shoah a concerné toute l’Europe et toute l’Europe se retrouvait dans cette maison des rescapés !
Et puis de manière pratique, pour faire un documentaire sur cette maison, nous aurions du y passer beaucoup de temps, faire de nombreux voyages, sauf que nous n’avions pas les moyens nécessaires. Nous avons fait ce film avec des bouts de ficelle. Je n’ose même pas vous dire le budget.
Quelles autres difficultés avez-vous rencontré ?
Avec l’âge, on confond souvent le vécu et le récit du vécu. Souvent les gens s’approprient des souvenirs d’évènements qu’ils n’ont pas connu.
Les gens se souviennent de récits, de propos. C’est très compliqué de reconstituer le fil d’une vie avec ces témoignages. Aussi nous avons choisi de ne filmer que des gens qui avaient au moins 14 ans pendant la guerre.
Si vous interviewez des gens qui étaient des petits enfants à cette époque, on peut craindre que leurs récits soient formatés par des discours que d’autres ont tenu. Maintenant, beaucoup de gens sont très âgés. Leur mémoire est parfois déficiente. Après audition des bandes, nous compris que nombre de récits souffraient d’incohérences qui décrédibilisent le témoignage. Voilà pourquoi, le nombre de témoins est restreint. Nous avons retenu le témoignage de seulement trois personnes vivant à Haïfa.
Alors comment avez-vous trouvé les autres témoins ?
En Israël, nous avons collaboré avec un photographe qui s’appelle Nissim Sellam. Lui-même avait fait un travail baptisé ‘’Le dernier lien’’ comparable au notre. Comme beaucoup d’Israéliens, Nissim a longtemps ignoré la Shoah, jusqu’au jour où l’Histoire lui a éclaté au visage, et comme il est photographe, il a commencé à photographier les rescapés qui vivent en Israël. ‘’Dernier lien’’ se pose comme le carrefour où se rencontre l’histoire et le monde d’aujourd’hui.
Les personnes que Nissim, Jean-Marie et moi avons rencontré nous disent : ‘’voilà nous avons témoigné avant de mourir et votre mission est de transmettre notre histoire aux générations futures.’’ Avec les photos, les films vous créez une chaine de transmission pour les prochaines générations.
Vous savez quand une personne vous raconte qu’elle a croisé Joseph Mengele ou Heinrich Himmler, ça fait froid dans le dos. Là, vous faites face à quelqu’un qui a vécu l’histoire. Nissim avait photographié des rescapés. Nous les avons filmés et interviewés. Dans ‘’Pourquoi ? Visages de la Shoah’’ , neuf personnes livrent leur récit, alors que nous avons interviewé une vingtaine de personnes. Il était impossible de les inscrire toutes dans le film, aussi nous allons créer un DVD avec une édition spéciale pour ne pas perdre ce travail.
Vous n’êtes pas les premiers à recueillir les témoignages des rescapés des camps. Comment vous situez vous par rapport au ‘’Shoah’’ de Claude Lanzmann ?
Nous avons adopté trois principes totalement différents. D’abord, je ne vais pas me comparer à Claude Lanzmann. La temporalité qui est très importante, n’est pas la même. Lanzmann a travaillé quelques années après la Shoah, et nous 80 ans plus tard. Il a pu filmer des gens dans l’action. Il s’est placé sur la trace de la déportation.
Pendant neuf heures, dans ce film fleuve, le cinéaste refait le chemin parcouru par tous ces Juifs par tous ces déportés depuis leur pays. Il monte dans les trains, et ne se contente pas de filmer des déportés. Il va à la rencontre des bourreaux, des nazis. Il fait témoigner des polonais. Il s’agit d’un travail colossal. Quand vous revoyez ‘’Shoah’’, vous pouvez dire que l’outil cinématographique a vieilli. L’esthétique a évolué. Peut-être une question de pellicule ?
Mais en tout cas, je me pose la question : peut-on encore intéresser les jeunes de cette manière ? C’est difficile. Pour les prendre par la main, il faut avoir les clés pour les motiver. On ne peut pas absorber l’œuvre de Lanzmann de but en blanc.
Je les vois mal regarder neuf heures comme ça, avec un procédé cinématographique daté, des plans très longs. Vous savez, j’ai eu cette chance immense d’avoir travaillé avec Claude Lanzmann. Il m’avait expliqué qu’il avait « filmé ‘’Shoah’’ en faisant des gros plans afin de pénétrer dans l’âme de ces gens-là. » Et c’est vrai. Quand vous regardez le film, dans certains plans on voit que les yeux, ou bien on fixe le visage afin de saisir les expressions, les émotions, et pas seulement les mots.
C’est aussi pour ça que le film s’appelle ‘’Pourquoi ? Visages de la Shoah’’. Ce sont des visages, des portraits, avec tout le travail du photographe. Également, Claude Lanzmann est juif. Jean-Marie Montali ne l’est pas . Il n’est pas non plus historien, et il se pose la question du ‘’Pourquoi’’.
Lanzmann, jamais. Lui se demande ‘’Comment’. Comment les circonstances ont rendu l’affaire possible ? Comment, l’extermination a-t-elle été conduite ? Lanzmann décortique tout en détail. Il va voir les bourreaux et leur demande « Mais comment avez-vous fait pour agir ainsi ? » Il va voir les Polonais, il leur dit « Comment vous avez fait pour ne pas réagir ? »
Mais la question du pourquoi est éludée. L’axe de notre film c’est le pourquoi. Pourquoi Dieu a laissé faire ? Pourquoi les hommes ? Pourquoi les Juifs ?
Et par rapport au travail de la USC Shoah Fondation ?
La USC Shoah Fondation créée par Steve Spielberg fait un travail remarquable. Mais il s’agit d’un travail d’archivage qui ne se regarde pas comme un film avec le point de vue d’un réalisateur. On peut visionner pendant quatre heures le récit d’une personne déportée si vous voulez, mais sans autre perspective. Ils ont fait un travail d’archivage, d’historien. Les gens peuvent consulter les témoignages comme dans une bibliothèque ou une médiathèque.
Alors que dans notre film, Jean-Marie Montali s’expose, il questionne, expose sa quête. Le film profite de la voix de Charlotte Rampling. Son émotion conditionne le commentaire.
Nous avons eu beaucoup de chance. Il s’agit d’une personne extraordinaire qui a accepté de travailler bénévolement, sans même se poser de questions. Comme quoi, il n’y a pas que l’argent sur cette terre. Les gens sont souvent prêts à aider, à donner d’eux-mêmes.
A part ce DVD, vous compter perpétuer ce travail ?
Je ne sais pas. J’ai fait il y a quelques années un film sur des personnes déclarées Justes* qui est passé sur la chaine KTO. J’avais suivi des descendants de ces Justes qui allaient en Israël pour retrouver des personnes sauvées par leurs grands-parents et qui ont maintenant 90 ans. C’était un autre aspect aussi de l’histoire de la Seconde guerre mondiale.
S’il y a une suite, ce sera compliqué. Le temps fait son œuvre. Déjà l’une des personnes qui a témoigné est décédée. Certains disent déjà qu’on a déjà beaucoup traité le sujet de la Shoah, et même que l’on en fait trop.
Pourtant, le temps consacré dans les lycées à étudier ce sujet est dérisoire.
Alors maintenant, il s’agit de faire vivre ‘’Pourquoi ? Les visages de la mémoire.’’ Nous voulons organiser des projections, des débats.
Nous espérons que les gens diront qu’ils ont vu et entendu des témoins. Jean-Marie Montali et moi désirons montrer le film en Israël et dans d’autres pays.
Propos recueillis par Robert Mauss le 15 janvier 2025
Trois soirées-débats 30 janvier à 20h, Cinéma L’Epée de Bois, et les 6 février au ciné-théâtre Le Chaplin St Lambert et 11 à 19h30 cinéma Pathé Levallois-Perret à Paris.
*Les Justes sont des personnes qui ont sauvé des Juifs de l’extermination. Ce titre est décerné après étude de leur dossier par le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
Réalisateur de documentaires, Stéphane Krausz a commencé sa carrière comme directeur de la photographie sur plusieurs longs métrages cinéma réalisés notamment par Agnès Varda, Christophe Otzenberger, Laurent Tuel et d’autres. Il a ensuite réalisé pour la télévision de très nombreux documentaires tel que le portrait du cinéaste Claude Lelouch. Avec son complice Jean-Marie Montali, il a réalise « Albert Barbouth, la voix de la mémoire” pour le compte de l’AFMA, Association Fonds Mémoire d’Auschwitz.