Mademoiselle Chanel en hiver, de Thierry Lassalle, par Anne Bourgeois (Théâtre de Passy)
Mise en scène : Anne Bourgeois
Avec Caroline Silhol, Christophe Barbier, Emmanuel Lemire, Thomas Espinera, Bokai Xie, Lucie Romain
Lumière : Jean-Marie Prouveze, Décor : Jean-Michel Adam, Musique : Nicolas Jorelle, Costumes Jean-Daniel Vuillermoz
Brossant une page noire de la vie de Coco Chanel, son exil en Suisse pour sa relation avec un officier allemand sous l’Occupation, la pièce de Thierry Lassalle Mademoiselle Chanel en hiver loin d’une réhabilitation ou d’une charge, traque les failles et les complexités de deux grands carnassiers, Chanel et l’écrivain Paul Morand, aux saillies autant cruelles qu’ambiguës. Caroline Silhol et Christophe Barbier captent magnifiquement l’humanité de leur personnage tiraillé dans des circonstances historiques tragiques, s’appuyant sur la mise en scène élégante d’Anne Bourgeois jusqu’au 28 mai 2023 au Théâtre de Passy.
Une page sombre de la vie de Gabrielle Chanel
Nous sommes en 1946 à Saint-Moritz en Suisse. Grâce à Winston Churchill, Gabrielle Chanel s’est réfugiée au palace Beau-Rivage pour échapper aux représailles qu’elle risquait à la suite de sa liaison affichée avec Hans-Gunther Von Dincklage un officier SS. Paul Morand l’accompagne dans cet exil doré, ancien ambassadeur de Vichy en Roumanie, il traine également quelques casseroles. Pour passer le temps, Mademoiselle dicte au futur « Immortel » de potentielles mémoires, qui deviendra L’Allure de Chanel.
Mais voici qu’au beau milieu de la construction de sa légende, réapparait Von Dincklage, le maudit, qui a perdu à la fois son honneur et la guerre pour reconquérir son ambitieuse amante…
L’amour n’est pas un sentiment c’est un art.
Paul Morand.
La fiction est plus belle que la réalité.
Il fallait oser s’attaquer à la figure sombre très controversée de Chanel pendant l’occupation. Si la pièce de Thierry Lasalle n’est pas une reconstitution historique : Chanel ne s’est jamais confiée à Morand sur l’Occupation. Elle n’est pas pour autant une pure fiction : Chanel et Morand se sont bien croisés en exil, Chanel a bien eu un coup de cœur pour un maître d’hôtel juif, mais bien plus tard.
Le livre de Paul Morand L’Allure de Chanel paru en 1976 fut un best-seller parce que l’académicien a su faire son miel de confidences totalement inventées par Chanel, qu’il a ensuite totalement réinventées.
Le ressort dramatique astucieusement ciselé s’appuie sur le flamboyant face à face entre deux grands carnassiers, brosse des personnages complexes – souvent cruels – sans jamais les déshumaniser. Les dialogues sont tirés au cordeau, drôles et brillants, pimentés d’histoires sombres ou de saillies dont certaines nous font aujourd’hui tressaillir au mieux, ou révulses au pire.
Le tout croque parfaitement les contradictions, les ambiguïtés et les (arrières) pensées de deux dandys flamboyants qui cherchent à s’absoudre pour mieux « rebondir » de l’impasse où leur ambition les a jetés.
Les êtres humains sont pour Coco beaucoup plus importants que les opinions politiques ou les croyances religieuses.
Christophe Barbier, Knowles/Barbier par Marc Alpozzo
Une élégance de façade
La mise en scène d’ Anne Bourgois stylise élégamment ce face-à-face entre « gens du monde » piégés par leurs ambitions cernés par un monde qui rejette leurs idées à leur corps défendant. Elle s’appuie sur Caroline Silhol qui incarne une Chanel flamboyante, dure, passionnée, une femme aux prises avec des sentiments contradictoires, une femme amoureuse mais qui tourne comme un lion en cage, privée de son outil de travail. Dans ce rôle, l’actrice est métamorphosée, intégrant en elle le personnage de la ‘couturière’, avec une classe et un naturel admirable.
À ses côtés, tous les comédiens masculins sont formidables. Christophe Barbier campe parfaitement un Paul Morand, ambigu, mais intéressé autant par la femme que la légende. On le soupçonne d’être secrètement amoureux de Gabrielle, méprisant parfois, touchant à d’autres moments. Christophe Barbier est ici – mais aussi dans son Mozart mon amour – un comédien à part entière. Arrêtons de le renvoyer à son image de journaliste, homme de télé ! Quand il est sur scène, le journaliste disparait, pour faire vivre de véritables personnages, le propre de tout (grand) acteur !
Les deux autres seconds rôles sont au diapason, Emmanuel Lemire dans le rôle de Hans-Gunther Von Dincklage mais si je devais donner un « coup de cœur de la révélation, il irait à Thomas Espinera. Il interprète un major d’homme de palace, « juif et suisse ce qui n’est pas incompatible », il devient peu à peu le confident de Chanel.
Cultiver le sens de l’ambiguïté
« La metteuse en scène a pensé à moi pour le rôle de Paul Morand dans la pièce écrite par Thierry Lassalle, qui a tout de suite fonctionné en lecture public avec la distribution actuelle. » nous a confié Christophe Barbier. Quand on lui demande comment il a abordé ce personnage plus que trouble, il nous répond qu’il défend toujours les personnages qu’il incarne. « L’auteur a le sens de l’ambiguïté et ce personnage est un grand écrivain qui possède une intelligence des choses et dans le même temps il a fait tous les mauvais choix, il a des convictions abominables. J’ai décidé de le jouer comme ça, pour que le spectateur s’interroge. J’ai relu les romans de Morand avant la guerre, il est flamboyant avec un côté un peu kitsch, je me suis inspiré de sa manière d’écrire pour le jouer. » voir le carnet de lecture de Christophe Barbier.
Et comme nous comédiens, nous défendons nos personnages, je crois que les spectateurs ressortent de la pièce en voyant l’humanité complexe et fragile de ces êtres. Ce n’est pas forcément une circonstance atténuante pour ce qu’ils ont fait, mais cela montre la complexité des choix à effectuer quand on est dans des circonstances historiques tragiques.
Christophe Barbier, Knowles/Barbier par Marc Alpozzo
Loin d’une réhabilitation ou d’une charge, la pièce donne à se frotter à deux vrais caractères, avec leur histoire et leur étoffe psychologique, au-delà du mythe, et au-delà des apparences, pour mieux cerner les ambiguïtés d’une époque de transition et les frasques d’ ambitieux.
#Patricia de Figueiredo
Pour aller plus loin
- Isée St. John Knowles, Coco Chanel, cette femme libre qui défia les tyrans (Cohen et Cohen, 2022),
- entretien Knowles/Barbier par Marc Alpozzo