Théâtre : Politichien, d’après Mazarin, adapté par François Jenny (Les Déchargeurs)

Jusqu’au 26 novembre, mercredi au samedi, 19h, Les déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 1er – Réservations  
d’après Le Bréviaire des politiciens de Jules Raymond Mazarin (1602-1661)
mise en scène : François Jenny avec Marine Barbarit & François Jenny

« Laisse aux autres la gloire et le renom, toi recherche la réalité du pouvoir » Du cynique Bréviaire des politiciens du Cardinal de Mazarin (1602-1661), François Jenny à la fois adaptateur, metteur en scène et personnage central croque un Politichien, efficace et pathétique. Son théâtre offre un recul réflexif et percutant. Il le doit autant à sa manière de rendre actuelle des maximes de pouvoir qu’à la présence de Marine Barbarit, servante muette mais o combien décapante. Cette relecture du maitre et de l’esclave est aux Déchargeurs jusqu’au 26 novembre.

Dis-moi de quel Politichien tu te chauffes

François Jenny, le maître et Marine Barbarit, l’esclave jouent Politichien, d’après Mazarin (Les Déchargeurs) Photo Camille Millerand

« Homme politique jugé combinard et plus souvent motivé par son intérêt » Si le terme attribué à De Gaulle est dans le dictionnaire, les citations que reprend le Wiktionay donnent assez bien le sens à la fois théâtral, politiquement incorrect et dramatiquement enlevé que cristallise François Jenny, adaptateur du Bréviaire des politiciens du Cardinal de Mazarin (lire son carnet de lecture).

Pendant que les « politichiens » se distribuaient les maroquins, le pouvoir continuait sournoisement sa persécution à l’encontre des nationaux.
Jean-Marie Le Pen, Français d’abord!, Numéros 312 à 333 (2000)

Les politichiens contemporains sont de petits despotes homaisiens en puissance, des accros du privilège, trop souvent les parasites d’une bête malade.
Éric Delbecque, Les chants de guerre: par-delà droite et gauche, ou, Prométhée délivré ( 2005)

L’homo politicus ou le paradoxe hégélien du maitre et de l’esclave.

La référence au vieux leader d’extrême droite ne saurait déplaire à Jenny tant le personnage qu’il campe et met en en scène, condense en un seul portrait l’essence de tous les « leaders » convaincus de la force du verbe et de la puissance de leur physique.  Avoir raison sur ce qu’il faut au ‘peuple’, permet de s’autoriser de délivrer sa vérité. « Sa perception très concrète des arcanes politiques et son sens pragmatique sont un modèle du genre » rappelle Jenny dans sa note d’intention à propos du Bréviaire de Mazarin..
Son « Politichien » incarne à la fois clown arrogant et puissant, et personnage humainement médiocre, qui ressemble comme l’écrit Umberto Eco dans la préface des éditions Arléa – «plein de gens que vous connaissez pour les avoir vus à la télé ou rencontrés en entreprise.»

Aie toujours présents à l’esprit ces cinq préceptes :
simule
dissimule
ne te fie à personne
dis du bien de tout le monde
prévois avant d’agir.

Mazarin, Le Bréviaire des politiciens, 1684

Pas de politique sans densité humaine

La force du spectacle tient à cette densité psychologique et corporelle que chaque détail distille : d’un côté, le puissant cynique, droit dans son statut de ‘maître’, convaincu de l’efficacité de ses recettes de la « chose » politique ; et de l’autre, dans l’ombre, « l’esclave » muette (surtout) et quasi invisible (Marine Barbarit magnifique d’espièglerie subtile et de précisions burlesques) mais indispensable pour satisfaire le moindre de ses désirs. La démonstration époustouflante et drôle du paradoxe hégélien du maitre et de l’esclave est roborative et salutaire.

Machiavel peut se rhabiller

Noir et blanc, François Jenny et Marine Barbarit jouent Politichien, d’après Mazarin (Les Déchargeurs) Photo Camille Millerand

Il est surprenant que le Bréviaire des politiciens du Cardinal Mazarin (1602-1661) soit moins connu et étudié en France que Le Prince de Machiavel (1469-1527), peut-être à cause d’une traduction en français très tardive et de la réputation sulfureuse de l’auteur qui a jouée contre la postérité de ce ‘testament’ qui se glisse entre L’Art de la Guerre de Zun Zu et  les Caractères de La Bruyère. Que de conseils d’expériences pour toute personne qui veut « régner » sur le ‘bien public’ !

Pourtant la plus ancienne édition, imprimée par Joannis Selliba à Cologne date de 1684 sous le titre Breviarum Politicorum secundum Rubricas Mazarinicas, puis la dizaine de rééditions sous Louis XIV prouve que l’opuscule a fait date dans l’histoire de la pensée politique.

Véritable traité de physionomie politique, son originalité tient à son absence de plan – même si quinze axiomes résument la théorie de l’auteur à la fin de l’ouvrage-, un désordre quasi nécessaire pour coller à la nature humaine, et c’est la belle intuition de Jenny o combien théâtrale ! : «Et comme les actions humaines ne sont que régies par le hasard, cet exposé se fera sans aucun plan systématique.»

Un cocktail détox socratique et stoïcien

Le rituel reliant François Jenny et Marine Barbarit donne toute la saveur de ce Politichien, d’après Mazarin (Les Déchargeurs) Photo Camille Millerand

De psychologie, il est quasi uniquement question : « connais-toi toi-même et connais les autres – ce qui, sauf erreur de ma part, revient strictement au même » Il faut entendre le détournement du précepte socratique comme une connaissance complète de soi-même intégrant une mise au service d’une action sur soi, d’une auto-correction sans répit, d’une instrumentalisation de soi … pour mieux s’assurer la maîtrise d’autrui…

De l’auto-surveillance («Apprends à surveiller toutes tes actions et ne relâche jamais cette surveillance.» «Note chacun de tes défauts et surveille-toi en conséquence.» «Méfie-toi de ce vers quoi te portent tes sentiments.» à la surveillance de tous, il n’y aucune limite dans tous les sens de la ruse, de la dissimulation et de l’espionnage, en instrumentalisation tout ce qui bouge !

Quand tu fais un cadeau ou quand tu donnes une fête,
médite ta stratégie comme si tu partais en guerre.

Mazarin, Le bréviaire des politiciens, 1684

Se connaître, c’est (s’) espionner.

« Dès la première lecture j’ai été frappé par l’intemporalité de ce texte écrit au 17ème » insiste François Jenny. Pour mieux mettre en valeur le discours, convaincu d’incarner le «souci du bien public » et la force physique qui l’appui, sa mise en scène s’appuie à la fois sur des rites qui donnent l’autorité (de l’habillement à la restauration) et sur un récit pour mieux convaincre son interlocuteur, graine de puissant ou en devenir.

«Laisse aux autres la gloire et le renom, toi recherche la réalité du pouvoir.» « Farde ton cœur comme on farde un visage« .
Car il s’agit bien de pouvoir, tous azimuts,  sur soi et les autres, « à la pure et simple manipulation du consensus » (Eco).

Contrôle surtout les autres !

Le pouvoir sur les autres comme en témoigne l’omniprésente esclave muette répondant d’un claquement de doigt à chaque désir, au risque d’un regard noir ou pire ! Politichien parvient dans un dispositif très sobre, grâce à la force du seul théâtre et des acteurs à rappeler l’essentiel : ne pas se laisser étouffer par la force du verbe aussi pertinente soit elle. La politique reste une affaire collective, non d’un seul qui « contrôle » tous les autres. Loin des mots.
Courrez y, oubliez un temps les chaines d’infos et les politiciens. Vous ne les entendrez plus pareils.

#Olivier Olgan