Culture

Tina Barney, Family Ties ou le jeu complexe des rituels familiaux (Jeu de Paume)

Auteur : Baptiste Le Guay 
Article publié le 20 décembre 2024

En même temps que Travelling, hommage à Chantal Akerman, le Jeu de Paume consacre jusqu’au 19 janvier 2025 la plus grande rétrospective européenne aux 40 ans de carrière de Tina Barney. Si la photographe portraitiste américaine ausculte apparemment sans filtre la riche bourgeoisie WASP américaine, à laquelle elle appartient. Sorte de chronique autobiographie en miroir, « Family Ties » expose de façon extrêmement scénarisée,  l’intimité de sa famille théâtralisant les rituels et les codes familiaux qui la rapprochent. Sa technique de connivence fait mouche aussi  pour Baptiste Le Guay, pour des portraits de personnalités connues ou méconnues.

Une mise en scène frontale de la famille

« La seule façon de s’interroger sur soi-même ou sur l’histoire de sa vie, c’est par la photographie. »

Née en 1945, Tina Barney entreprend à la fin des années 1970 de photographier ses proches et ses amis. En observant les rituels familiaux, elle s’intéresse spécialement aux relations entre les générations dans le cadre familial domestique. Celui qu’elle connait dont elle est issue.

Tina Cracker box photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

Chroniques autobiograhiques, ses clichés sont lumineux et colorés, montrant souvent plusieurs protagonistes dans le cadre, l’air d’avoir été photographié sur l’instant, comme pris sur le vif au dépourvu.
En réalité, la plupart de ces représentations sont méticuleusement mises en scène par l’artiste.

« C’est mon amie que l’on voit à l’arrière-plan, elle revenait du tennis. La plupart des éléments ont été laissés en l’état. J’ai dit à la fille de s’asseoir sur la chaise et de décrocher le téléphone. J’aimais le fait que cela s’harmonise avec de nombreux éléments de la pièce ».
Tina Barney confiera que le résultat du cliché Cracker Box est dû au hasard.

Un genre d’artifice presque subliminal

Tina Barney, Family Commisson With Snake (Close Up), 2007 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

« Elle se donne de la peine, en vérité, pour que ses modèles adoptent une pose qui produira exactement l’effet de composition recherché. Cela explique sans doute en partie l’expression d’ennui étudié qu’affiche le visage de nombre de ses sujets.
Le genre d’artifice presque subliminal qui en résulte, mêlé à la grande dimension qu’elle privilégie pour ses tirages, est certainement pour beaucoup dans l’effet d’inquiétante étrangeté suscitée par son art »

David Rimanellli, « People like us : Tina Barney’s Pictures », Artforum, 1992.

D’autres clichés sont toutefois des fragments de vie et sont complétement spontanés et sans calcul. Barney admettra que « la frontière est mince entre l’improvisation totale et la direction, ces deux dimensions sont imbriquées » (2015).

Un regard sur l’intimité des classes aisées de la East Coast

Tina Barney, The Reception, 1985 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

« Paradis WASP », c’est dans ces termes que la critique américaine qualifie le travail de Tina Barney dans les années 1980.

« La photographe dévoile au public un monde rarement vu en images : une forme d’intimité de la haute bourgeoisie américaine de la côte Est, entre New York et la Nouvelle Angleterre. Une communauté blanche, en bonne santé, photographiée dans ses lieux de villégiature – l’oisiveté semble de mise –, entre anniversaires et mariages, barbecues dans le jardin et déjeuners en famille »
Quentin Bajac, commissaire de l’exposition et directeur du Jeu de Paume.

En effet, ce monde est le sien et ne semble pas émettre de critique de classe. Les critiques rapporteront d’ailleurs son univers photographique à celui de Ralph Lauren, des images signées par Bruce Weber qui met en scène ce côté preppy (étudiant de grandes écoles) de la côte Est.

La banalité du quotidien des WASP

Tina Barney,Jill and Polly in the Bathroom, 1987 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

A la différence de ces campagnes publicitaires, Tina Barney n’idéalise pas ses personnages, qui apparaissent dans la banalité de leur quotidien.

« Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail], à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit »
Tina Barney dans BOMB Magazine en 1995.

Les critiques, surtout au début de sa carrière, lui collent l’étiquette de montrer les classes américaines les plus aisées sans ironie. L’artiste a sans cesse répété que son véritable sujet est la famille, considéré comme un jeu complexe de relations changeantes entre les êtres et les générations.

Tina Barney, Tim, Phil and I, 1989 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

Son véritable sujet est la famille

Barney questionne en creux de l’intérieur les rôles sociaux que ses membres sont respectivement censés tenir, les liens de parenté, de fraternité et de sororité, d’autorité et de transmission. Des questions qui nous concerne tous, quel que soit notre origine sociale ou géographique, bien qu’elles dépendent évidemment de ces facteurs-là.

Entre la fin des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990, Tina Barney photographie sa propre famille chaque été, entre New York et la Nouvelle-Angleterre. La photographe écarte toute dimension explicite de critique sociale dans les images de ses proches. Si elle admet une sorte de tension et de froideur dans ses clichés, elle cherche avant tout à garder une trace, comme une sorte de testament intime.

Dans le cliché du barbecue au-dessus, une tension est palpable, notamment dans le corps noué du personnage de gauche. Une tension suggérant que tout ne va pas si bien dans ce cadre idéal, montrant que le passage entre l’enfance et l’adulte va être irrémédiablement franchi.

Une obsession du moindre détail

Tina Barney, The Childrens Party, 1986 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

Depuis le début des années 1980, Tina Barney utilise une chambre photographique de 20×25 cm sur trépied et privilégie pour ses images le format 120×150 cm : des dimensions permettant d’entrer dans l’image et de distinguer les nombreux détails qui s’y trouvent, comme si le spectateur était lui aussi dans la pièce.

« Je veux qu’il soit possible d’approcher l’image. Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce. Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit” Tina Barney dans BOMB Magazine en 1995.

Une chambre photographique avec un objectif plus bas qu’avec un appareil normal, suggérant la hauteur du point de vue de l’enfant qu’elle a été. Le procédé est formel en ralentissant l’acte de la prise de vue. Une manière de photographier contribuant à la distance et la froideur prise avec ses modèles.

Des comportements se passant de génération en génération

Lorsque Tina Barney débute sa carrière, elle coupe ou masque les têtes de ses modèles comme pour souligner que l’essentiel de son sujet se trouve dans les habitudes et les interactions sociales plutôt que dans les individus en eux-mêmes. Une thématique alimentant son travail, où ses images évoquent des traditions et des rites perpétués à travers les anciennes et les nouvelles générations.

Tina Barney, The Young Men, 1992 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

Dans la photo The young men, il semblerait être des candidats parfaits pour une publicité Ralph Lauren.

 « Ils n’en ont, en apparence, ni le sourire ni l’inébranlable confiance en soi. Bien au contraire, aucun d’eux ne fait face à l’objectif : tous semblent l’éviter, comme ils évitent d’ailleurs de se regarder les uns les autres »
Quentin Bajac.

C’est comme si les jeunes hommes se refusaient à communiquer, ne se regardant ni eux-mêmes ni l’objectif.

Des rituels d’appartenance

Tina Barney, The Reunion, 1999 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

En capturant ces moments en images, nous retrouvons les gestes, les attitudes corporelles, les décors et les habitudes vestimentaires trahissant l’appartenance à une communauté.

« Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire. Cette incapacité à montrer de l’affection physique est dans notre héritage »
Tina Barney.

Capter l’aristocratie européenne

A la fin des années 1990, Tina Barney prendra en photo des familles aristocrates européennes dans un album appelé « The europeans » sorti en 2005. Au contraire de son habitude de diriger ses modèles, elle ne leur donne aucune indication pour poser.

« Je me suis seulement rendu compte que leur manière de se tenir et de se présenter était infiniment plus intéressante si je les laissais faire ce qu’ils voulaient, si raides qu’ils soient. Leurs gestes et leur pose paraissaient imités des portraits dont ils étaient entourés dans leur demeure spectaculaire, leur maison ou leur château »
Tina Barney dans The Brooklyn Rail en 2018.

Un passage aux portraits après les photos de groupe

Tina Barney, Orange room, 1996 photo Tina Barney, courtesy Kasmin, New York

Le dispositif utilisé par Tina Barney, un appareil sur trépied et des lumières artificielles, sont les outils d’un portraitiste de studio.

Cependant, l’artiste cherche encore à prendre des clichés instantanés, captant une énergie, un regard et des gestes bien spontanés. Pendant les années 1990, elle s’essaye au portrait individuel avec une approche plus frontale.

« Mes œuvres se sont alors davantage rapprochées du portrait, et malgré les difficultés et les défis que cela implique, c’est, aujourd’hui encore, ce qui m’intéresse : une personne qui fait face à l’appareil photo et sait quoi faire avec lui ».

Une chronique introspective

“La seule façon de s’interroger sur soi-même ou sur l’histoire de sa vie, c’est par la photographie »
Tina Barney en 2017.

La photographie ne triche pas, elle prend des informations en les gardant identiques à jamais, chose que notre mémoire ne peut faire avec des souvenirs diffus, ou colorés par des émotions diverses. L’image retranscrit fidèlement ce que nous voulons voir ou pas.

Une exposition originale sur une thématique peu mis en avant dans la photographie, celle de montrer de l’intérieur le quotidien des privilégiés.

Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin avec Tina Barney

jusqu’au 19 janvier 2025, Jeu de paume, 1 place de la Concorde, Paris 8. Ouvert du mardi au dimanche de 11 à 19h, 21h le mardi.

Catalogue, sous la direction de Quentin Bajac, commissaire avec un entretien de Tina Barney avec Sarah Meister, directrice de l’Aperture Foundation et des essais de Quentin Bajac et James Welling. coédition Jeu de Paume / Atelier EXB, 192 p. 52 € Il permet de mieux saisir la démarche singulière de l’artiste : son intérêt pour les concepts de famille et de rituels, sa pratique du grand format, son art de la composition de groupe et de l’instantané et son goût pour les expériences visuelles complexes.

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