Toyen, L'écart absolu, commissariat d'Annie Le Brun Musée d'Art Moderne, Paris.
Catalogue sous la direction d’Annie Le Brun, Editions Paris Musées, 349 pages, 49 €.
Plus que quelques jours pour découvrir Marie Cerminova, alias Toyen (1902-1980), grande figure européenne du surréalisme enfin sortie de l’ombre par une exposition très exhaustive du MAM Paris jusqu’au 24 juillet. Sinon le magnifique catalogue permet de se plonger dans les méandres d’une œuvre rimbaldienne qui ne se laisse pas facilement dompter, comme cette artiste à l’imaginaire sauvage bien trempé de libertés.
Sa portée visionnaire est encore à découvrir
Après Dorothea Tanning (Tate Modern), une autre figure féminine du surréalisme obtient enfin l’éclairage que mérite un œuvre prolixe, marquée par de fulgurantes intuitions et une détermination farouche d’explorer de nouveaux espaces sensibles. Née à Prague, Marie Cerminova, alias Toyen (1902-1980) traverse le siècle en s’inscrivant à la confluence de ce qui se produit de plus agitant pour inventer et libérer sa propre trajectoire au risque de s’y brêler les ailes. « Singulière en tout, elle a toujours refusé de se définir comme un peintre et à plus forte raison comme une femme peintre. Tel Rimbaud, elle est ailleurs. insiste dans son avant-propos Fabrice Hergott, Directeur du Musée d’Art Moderne de Paris (MAM Paris), alors qu’elle est parmi les rares à révéler la profondeur et les subtilités d’une pensée par l’image, dont la portée visionnaire est encore à découvrir. »
Aventurière exaltée d’un sur- ou infra- monde
Fruits-vulves, fleurs-cerveaux, œufs ou fauves verts, fleurs cerveaux et autres bestiaires hallucinés, … le territoire hanté, incandescent, capté dans une fraicheur sans recul, propre à un art cru, naïf, ne s’identifie à aucun autre. Certes les références érotiques et les voisinages esthétiques existent, mais pour mieux dessiner un espace irréductible aux étiquettes de tout poil, mais surtout pour « se déployer en véritable vision du monde, adoptant la règle d’écart absolu, s’isola de toutes les routes connues, s’engagea dans un océan vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle» pour la commissaire Annie Le Brun qui l’a longuement côtoyée : « Toyen n’a jamais fait de compromis, ni sur sa révolte ni sur ses rêves. C’était un personnage fascinant, elle était secrète et radicale. »
Plus de 150 œuvres embrassent et témoignent en cinq étapes de soixantaine d’années de confrontations artistiques ininterrompue au cœur de toutes les avant-gardes entre abstraction et surréalisme, et tous les mouvements politiques européens, de Prague à Paris.
Mais échappant à tous pour mieux affirmer la personnalité irradiante de cette « femme magnétique », titre d’un tableau de 1934, « qui a refusé les compromis et n’a pas trahi ses rêves de jeunesse : vivre autrement, vivre libre. » (Le Brun)
L’égérie de l’« Artificialisme »
Avec son compagnon de vie le peintre Jindrich Styrsky (1899-1942) Toyen crée en 1926 sa propre voie artistique à distance du surréaliste, sous le nom d’« Artificialisme » revendiquée comme « une création anti-narrative correspondant à l’esprit moderne revendiquant de provoquer des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques» souligne Anna Pravdova, conservatrice à la Galerie nationale, insistant sur cet engagement esthétique où le désir joue un rôle majeur qui la rapproche de l’univers surréaliste dont elle partage les valeurs ontologiques et esthétiques.
Plus qu’une abstraction lyrique, ses lignes biomorphiques, « aquatiques » ouvrent des espaces où réalité et rêves fusionnent, où l’être humain devient l’univers, où le réel se traque ou se libère entre les interstices du conscient et de l’inconscient. Ses tableaux, dessins et collages recueillent un enthousiasme persistant de Breton et d’Éluard pour une œuvre « à la fois une représentation de l’énigme, et une énigme de la représentation ». souligne Annie Le Brun : « Toyen pense par l’image quelque chose qu’il est impossible de traduire par les mots. Après 1947, elle cherche à reconfigurer le monde qui l’entoure, toujours en quête du point par lequel la poésie se manifeste ».
A « l’écart absolu » des pratiques conventionnelles
Avec son écriture « automatique » à la fois lucide et onirique, Toyen a su capter les soubresauts de son siècle, même si subissant l’éclipse du surréalisme au cours des dernières années de sa vie, c’est presque une inconnue qui disparait à Paris en 1980. L’exposition – comme le catalogue – suit un parcours chronologique pour souligner par étape l’évolution de cette artiste attachante fascinée par les conquêtes des avants gardes, libérant toujours plus les désirs de mondes qui la taraude. « Son intérêt pour la question érotique se double d’une joie profane qui lui permet d’atteindre d’emblée un seuil de turbulence, à partir duquel toute emprise morale ou idéologique s’avère impossible. Toute sa vie, elle sera fascinée par cette exubérance de la vie à l’état naissant » éclaire Annie Le Brun.
Une révélation inespérée
«Des lueurs miraculeuses et des sons d’un autre monde passent et repassent en s’épousant dans l’air salé des épouvantes», ce qu’écrit très lucidement le poète Philippe Soupault à propos de la première exposition parisienne de Toyen et Styrsky en 1927, annoncent d’autres lueurs qui ne feront que de se multiplier en fulgurantes visions pendant plus de quarante ans.
« Aujourd’hui que prolifèrent les images sans corps et les corps sans images, aujourd’hui que, recyclages après recyclages, l’imagination est en danger de mort, je tiens pour une chance inespérée que sur la carte des plus impressionnants voyages à perte de vue apparaisse enfin celui de Toyen. » conclut Annie Le Brun dans son magnifique texte dans le catalogue donnant une dimension à la fois intime à ce parcours irréductible enfin dévoilé.
Maintenant que les visions de Toyen sont révélées, c’est à vous de les apprivoiser.
#Olivier Olgan
Pour en savoir plus : Conférence d’Anna Pravdova, 280421