Une histoire populaire des bistrots, par Laurent Bihl (Nouveau monde)
Le bistrot à la française « poste d’observation privilégié de l’évolution de notre société »
Il s’étonne lui-même, en rédigeant sa somme de 800 pages et 1000 notes (éditée au Nouveau monde), Laurent Bihl s’attendait à voir un livre concurrent sortir avant lui ! « La culture du café ne se décrète pas » Cette intimité proche du zinc hors de l’anecdotique est une des réponses à son initiative solitaire menée à bien. L’historien, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de Montmartre et de la sociabilité artistique au XIXe siècle la vit intimement de l’intérieur.
De façon décalée par rapport à l’objectivité de sa discipline, il assume y vivre et y travailler – « on ne lit nulle part mieux que dans un bistrot » n’hésite-t-il pas écrire. C’est bien une histoire autant « empathique » à hauteur du zinc « poste d’observation privilégié de l’évolution de notre société » qu’ une synthèse d’ une documentation fiable mais, paradoxalement rare pour un lieu si central de la vie des français. Autre dimension personnelle, l’auteur poursuit le travail inachevé par son père qu’il mène à bien de façon exemplaire et lui dédie avec émotion.
Le débit des boissons, son histoire et son organisation peuvent été vus comme une métonymie de la France
Pascal Ory, préface, Une histoire populaire des bistrots
Un théâtre social qui laisse rarement indifférent
Son « histoire populaire des bistrots » tient son ambition d’être une synthèse historique de grande ampleur – sur deux siècles voir plus -pour brosser toute la complexité et fantaisie d’un lieu aux dizaines d’appellations, selon l’époque, l’usage et le curseur entre trivialité et excès. En évitant tous les écueils des stéréotypes sur ce théâtre social protéiforme « ciblés par tous les rigoristes – du clergé au terroriste, comme l’écrit Pascal Ory dans sa préface. L’hédonisme sous toute ses formes livre la clè de cette honneur comme de cette indignité. »
Tour en assumant l’ambiguïté des pratiques humaines, incessamment soumis au jugement condescendant ou désapprobateur des élites de tous bords qui témoigne avec obstination -parfois de la violence – du désir populaire ou un regard extérieur stigmatisé « populistes »
L’évolution de la société française s’y cristallise, du café paysan à l’assommoir ouvrier , tout comme celle des régimes politiques tous préoccupés de limiter et de canaliser l’énergie concentrée dans cet espace restreint où la parole à la parole.
Pascal Ory
Lieu de sociabilité familier
L’historien trouve la bonne distance pour cerner le rôle de ce lieu central da la sociabilité; tout à la fois transgressif et producteur de normes, entre « l’encensement de la fraternité bistrotière, l’exclusif réquisitoire sanitaire et moral, ni nostalgie béate ». Sous le nom de « bistrot », c’est une évolution – non dépourvue d’ambiguïtés – de toute une société qui se « met en scène » depuis deux cent ans. Au fil de cette histoire tumultueuse, qu’il commence à la Révolution, le lecteur comprend qu’il existe « autant d’établissements que de catégories sociales tant la clientèle façonne les façons de consommer » et que le cœur de la France y bat plus que de raison.
Le refus de l’anecdotique le café – dont la diversité des dénominations populaires épuise significativement – toutes les taxinomies – réunit en lui trois essences bien propres à susciter l’intérêt de la recherche scientifique comme de la police des mœurs ; c’est tout à la fois un lien de sociabilité, un lieu d’ébriété et ce que notre époque appelle un média.
Pascal Ory
Le café, mythe et miroir français ?
Son approche réussie est placée à l’intersection de l’histoire sociale, culturelle et bel et bien politique mais se souhaite également une histoire de cultures sensibles « où l’acte collectif de boire s’inscrit à la fois dans une atteinte sanitaire des corps mais également dans une sociabilité souvent salvatrice pour la santé mentale des individus dilués dans l’anonymat uniformisé de la ville moderne. » Creuset collectif nécessaire à la vie démocratique Il réussit aussi à restituer une ambiance, une vie collective, en faisant vivre grâce à un style limpide, des sons, des gestes, des décors, des objets, dans la confrontation permanente du « boire tout seul » ou du « boire ensemble ». Les bistrots, leurs sociabilité , leurs terrasses, deviennent au fil des pages « les gradients névralgiques d’affects politiquement et moralement très connotés »
La face sombre de « vitrine française dans le monde »
Les risques de ces lieux de mémoire « négative » et les tentatives de tous les pouvoirs de contrôler le fléau sanitaire qu’il répand sont eux aussi abordés de front; de la falsification du vin (véritable sport national) aux « excès de la gaité chronique » exacerbée par une violence omniprésente.
Au fil d’une lecture, cette somme pluridisciplinaire passionnante porte bien au-delà des quatre murs du troquet aussi provincial que parisien, et ne se laisse pas enivrer par la convivialité de l’apéro, ni l’effervescence des percées démocratiques. Cette histoire matérielle et culturelle ouvre de multiples perspectives; de l’importance de lieux de proximité d’expressions collectives, des nouvelles façons de boire, avec la superpositions des breuvages et la nécessité de les encadrer par des normes sanitaires, … chacune constituant un reflet dynamique de la société française.
En contre point et pour aller au-delà du café à la française
L’Echo des bistrots, petite confidence sur les cafés, pubs, tavernes et autres buvettes, de Pierrick Bourgault, aux éditions Transboréal. Réédition, revue et réécrite de celui publié en 2012, le photographe – reporter déjà auteur Au Bonheur des Bistrots (Ed La Martinière) raconte ses rencontres à travers le monde, des cafés sarthois à ceux de Kashgar sur la Route de la Soie, des débits de bière en Chine aux cafés chineurs où
tout est à vendre, d’un salon de thé improvisé dans les sables de Mauritanie à la buvette de Paulette, où Georges Brassens venait prendre un petit ballon de rouge avec sa tante, dans une ruelle perdue du 14e arrondissement.
Autres voyages dans le temps et le monde, le café de son grand-père en Mayenne, les bars-concerts, ces petites scènes alternatives si précieuse pour la liberté d’expression, de création musicale et poétique « sincèrement, j’y ai passé mes plus belles soirées » nous glisse-t-il confidence.
A écouter : Tous au bistrot, Laurent Bihl (Concordance des temps, France Culture)