Voyages

Ceci n'est pas une porte (1) : des arrière-pensées

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 1 juin 2023

Carnet d’horizonsPorte à Porte (I) « Les rois ne touchent pas aux portes. Ils ne connaissent pas ce bonheur » rappelle Françis Ponge.  Prendre une porte, sans jeu de mots, pour horizon, telle est l’hypothèse croquée en images et en lettres par Jean de Faultrier. Tourner la poignée, supposer un vide derrière ou à l’inverse une profusion, un encombrement, hésiter, pourquoi pas ? Et croire en des portes qui ne s’ouvrent sur rien ou ne ferment jamais… « Tenir dans ses bras une porte » confirme le poète du Parti pris des choses.

Une porte et des arrière-pensées. Portes rouges Photo Jean de Faultrier

Deux portes comme sellant des souvenirs d’enfance.

La première porte qui se présente paraît unique, mais elle n’est pas seule. A deux, elles se côtoient comme des quasi-jumelles, perçant de leur érubescence sang de bœuf la solide façade d’un édifice que l’on pressent rassurant et peut-être même distingué.

Il faut avouer qu’il y a du grand-maternel dans cette image qui porte un souvenir paisible aux effluves de platane, qui est l’évocation d’une ouverture sur un monde de vacances et l’accès à une source impériale de rêveries et d’éveils.

La dualité des entrées témoigne d’un passé cloisonnant, de coutumes traduites autrefois jusque dans l’appareillage architectural : Dans le monde social alors à l’œuvre les maîtres entraient par une porte et les métayers par l’autre. L’une est précédée de quelques marches élevant la condition, l’autre se tient au raz du pavement comme pour maintenir au plus près de la terre. Aujourd’hui, leur dualité n’a pas de sens et elles s’ouvrent indifféremment, derrière flotte une odeur de bois ciré intarissable. En face, l’église offre son ombre tournante au cimetière où le maître et son métayer n’ont plus qu’une pelletée d’humus entre eux, leur regard tourné vers l’éternité sans qu’aucune porte ne les sépare.

Thé à la menthe. Photo Jean de Faultrier

Une porte comme taillée dans un embrasé.

Le soleil est écrasant, rien ne lui oppose de résistance, ni les murs, ni la peau. Les arbres ne poussent pas, les grains de sable défilent en rangs serrés, le ciel tout entier a la couleur d’une lame d’acier. La température dépasse un nombre raisonnable. A peine distinctes des ondulations du terrain, quelques constructions défient les yeux en vibrant dans le vent qui parcourt la fournaise. L’ombre serait à portée de quelques pas, là juste derrière une porte brute. Une ombre dont cette dernière est la gardienne, le cerbère à l’unique ventail discret couleur de silex. Derrière la porte la violence de l’air n’a plus de séjour, le chaud qui s’époumonne dehors doit rabattre son caquet et l’excessif est contraint de se déchausser.

Une porte comme celle-là ne se pousse pas, il faut être invité et rester humble. Un engourdissement bienfaiteur s’annonce avec son parfum de fleur d’oranger et une promesse d’atāy sucré ou d’ecehia fleuri au creux d’un verre au rebord doré.

Franchie cette porte, s’estompe le tumulte de l’air saturé d’effervescence solaire et s’instaure l’indicible agrément d’un havre boisé. Même la brûlure du thé berbère est en-deçà des sensations laissées sur le seuil.

Fort. Photo Jean de Faultrier

Une porte renoncée.

Ici la guerre est finie, semble-t-il. Alors, le ministère a ordonné la fermeture des volets, a fait bloquer les serrures et demandé que l’on pose un lourd oubli sur l’entablement. Le heurtoir figé reste étonné de ce gâchis non pas que les lieux n’aient pas été débarrassés de l’âme tourmentée des munitions autrefois entreposées et de la taciturne insensibilité de leurs manipulateurs mais parce qu’ils recèlent en vain tant de belles galeries pour des grains, du fromage ou des vins et de grandes salles pour réunir ceux qui les aimeraient goûter.

Autrefois bastion c’est devenu un hall d’absence dont la porte rappelle combien la solidité n’est que d’affirmation et le dérisoire plus rapide à épuiser des lieux que la poussière. Réduit B, réduit au silence, le démantèlement a omis d’effacer le nom des lieux au-dessus de la porte qui demeure un sarcasme fortifié.

Une pierre taillée gît comme blessée sur l’herbe, un arbrisseau mort-né montre de sa griseur que la vie a été évacuée des lieux.

L’inaccès Photo Jean de Faultrier

Une grille pour un impossible passage.

Une grille a le pouvoir de laisser voir et même de montrer, elle autorise le regard sur un territoire insu et propose une manière de franchir l’enceinte dont elle fend le rythme pour autant que l’on en détienne la clé. Mais là, devant nous, ce portail en fer rend toute clé définitivement dérisoire.

Certes il est élégant dans son bleu un peu passé, il est raffiné dans son élancement soutenu par deux piliers de briques, mais il s’est indécemment abandonné aux bras noueux d’une végétation filiforme et opulente. Son enchevêtrement dont le parfum mi-chèvrefeuille mi-clématite figure un voilage vivace reste une trace de vie vivante quand la vie semble avoir déserté la bâtisse tapie derrière et dont les volets esquissent une redondance du bleu des plaques de ferronnerie.

Ce portail aimait les occupants de la maison, il n’a pu les empêcher de s’éloigner mais il a juré de ne laisser personne violer l’intimité des lieux, les secrets des pièces dont on imagine la poussière sur de larges draps couvrant un mobilier ciré, la matité du dallage noir et blanc qui a perdu le souvenir des pas qui le parcouraient. Il n’est ici aucunement question d’une semaine entre deux week-ends, d’un hiver entre deux demi-saisons, d’un assoupissement de fin d’été quand les cris d’enfants ont été rangés dans des valises d’avant rentrée. Il est question d’une éternité qui se donne le temps sans se mesurer.

Dans « l’Homme joie » (L’Iconoclaste, 2012), Christian Bobin dit « J’ai rêvé d’un livre qu’on ouvrirait comme on pousse la grille d’un jardin abandonné », de la même manière on rêve ici d’un jardin, d’une maison où l’on entrerait comme dans un livre.

Pour Francis Ponge précité, « Les rois ne touchent pas aux portes. Ils ne connaissent pas ce bonheur ».
En effet, nous qui les avons touchées, nous sommes heureux… comme des rois ?

 

Porte verte Photo Jean de Faultrier

#Jean de Faultrier

Plus de feuillets du Carnet d’horizons

  • Pascal DibieEthnologie de la porte : Des passages et des seuilsÉditions Métailié : « Dans sa définition même la porte implique l’existence d’un « dehors », autrement dit de ce qui est « hors de la porte ». Nous y sommes : la porte est d’abord vue de l’intérieur de la maison par celui qui s’y inscrit… A partir de là tout est à penser : le dedans, le dehors, l’ouvert, le fermé, le bien-être, le danger, et c’est pour elle que nous nous sommes institués, nous les hommes, en grands paranoïaques autant qu’en dieux et en techniciens. (…) La porte est pour chacun un bonheur et une inquiétude quotidiens tout simplement parce que, de tous nos objets du quotidien, elle représente un monde inépuisable de pensées. »
  • Histoire de la porte selon Objets de Légende  et le designer Muraflex
  • Fabrice Midal, Les 5 portes: Trouve le chemin de ta spiritualité, Flammarion Versilio, 2022. Elle désigne les manières selon l’auteur « de nous ouvrir à la vie » : le bonheur d’être en lien, le bonheur de faire, le bonheur de voir clair, le bonheur d’être comblé, le bonheur d’être en paix. À travers des exercices et des rituels, il suggère d' »apprivoiser sa porte » (et les autres portes qui résonnent également en soi) pour entamer un chemin personnel vers le bonheur.

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