Culture
Weegee, Autopsie du Spectacle (Fondation HCB-Textuel) - Tina Modotti, L’œil de la révolution (Jeu de Paume)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 17 mai 2024
Tout semble opposer Tina Modotti (1896-1942), exilée inscrite au Parti communiste mexicain et Weegee (1899-1968), le trublion américain de la photo à sensation. Pourtant, les deux artistes aux destins singuliers considéraient l’appareil photographique comme un outil critique destiné à enregistrer les excès du temps présent. Les deux passionnantes rétrospectives, Tina Modotti, L’œil de la révolution, au Jeu de Paume (catalogue Flammarion) jusqu’au 12 mai et Weegee, Autopsie du Spectacle, à la Fondation HCB (catalogue Textuel) jusqu’au 19 mai rendent compte de leurs témoignages acerbes des circonvolutions de leur temps, notamment dans la rue. Convaincu de son impact, aucun ne se demandait, rappelle Olivier Olgan si la photographie est un art ou pas, privilégiant le témoignage critique comme seul objectif.
Tina Modotti – L’œil de la révolution (Jeu de Paume – Flammarion)
Redécouverts dans les années 1970, l’œuvre de Tina Modotti (1896-1942) – 237 images, dont 144 vintage sont présentée sur les 400 identifiées à ce jour – condense d’abord un destin ; Italienne qui émigra à 16 ans aux États-Unis, elle s’inscrit au Parti communiste mexicain en 1927, engagée au cœur de la “renaissance mexicaine” avant d’être envoyée en Espagne en mission par l’Union soviétique où elle renoncera à la photo; c’est à elle que le SRI confie l’organisation du deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, qui accueille les plus grands intellectuels européens, avant de s’engager auprès du Secours rouge international pendant la guerre d’Espagne.
Une incarnation de la femme libre et engagée du XXe
Son approche pragmatique de la photographie est le reflet de ses convictions révolutionnaires, un outil de diffusion au service de la transformation sociale. L’essentiel de son œuvre, produit au Mexique, entre 1923 et 1930 s’inscrit dans une génération de femmes qui a apporté une contribution importante à la photographie des années 1920.
Fidèle à son idéal de « photographie honnête », la militante fait le portrait de la misère sociale, des convulsions d’une société. La dimension documentaire y est essentielle.
Je ne cherche pas à produire de l’art mais des photographies honnêtes, sans avoir recours à des trucages ou à des artifices, alors que la majorité des photographes continuent à rechercher des effets artistiques ou à imiter des expressions plastiques.
Tina Modotti
Documenter les luttes sociales et politiques du début du XXe siècle
Longtemps influencée par le formalisme d’Edward Weston, dont elle fut le modèle et la muse. Comme Lee Miller avec Man Ray, Tina Modotti a dû transcender ce statut d’icône sensuelle. Elle a dû imposer son style, sa signature, l’amie de Frida Kahlo a produit un travail engagé, documentant l’émigration des Européens en Amérique pour des raisons économiques, les réformes agraires postrévolutionnaires au Mexique, sur les femmes de Tehuantepec, intégrant l’essor du muralisme militant dont Diego Rivera incarne la quintessence, … rien n’a échappé à son objectif empathique, mettant particulièrement en lumière les questions d’injustice sociale». Et cette humanité saute littéralement aux yeux du visiteur.
Weegee, Autopsie du Spectacle (Fondation HCB – Catalogue Textuel)
Je travaille seul, je n’utilise pas de tripodes, de posemètres, de rallonges… Je n’ai pas le temps pour les gadgets parce que toute mon énergie est concentrée sur ce qui se joue devant mes yeux.
Weegee. Naked City, Camera Tips
Résoudre l’énigme Weegee
On oppose souvent les deux vies du New-Yorkais Arthur Fellig, connu sous le nom de Weegee (1899-1968), celle où sillonnant sa ville il traquait le scoop à sensation avec un instinct de la rue et du fait divers hors du commun, et celle des années 1950 qui traitent d’une autre de ses obsessions en photo : les distorsions, images ironiques collectées au cours d’épiques déambulations hollywoodiennes ; soirées mondaines, spectacles de saltimbanques, foules en liesse, vernissages et premières. Le mérite de la nouvelle lecture de Fondation HCB et de son catalogue est « de réconcilier les deux Weegee en montrant qu’au-delà des différences de formes, la démarche du photographe repose sur une réelle cohérence critique. »
La question du spectacle est omniprésente dans l’œuvre de Weegee. Dans la première partie de sa carrière, qui correspond historiquement à l’essor de la presse tabloïde, il participe à la transformation du fait-divers en spectacle. Pour bien le montrer, il inclut souvent des spectateurs ou d’autres photographes au premier plan de ses images.
Dans la seconde moitié de sa carrière, Weegee se moque du spectaculaire hollywoodien : de ses gloires éphémères, des foules qui les adulent et des mondanités qui les entourent. Quelques années avant l’Internationale Situationniste, il offre à travers ses photographies une critique incisive de la Société du Spectacle.
Clément Chéroux, Commissaire de l’exposition, Directeur, Fondation Henri Cartier-Bresson
Docter Weegee des bas-fonds new-yorkais
A la lumière de son flash, le sordide de la grande ville n’en est que plus cru. En photographiant les crimes et faits divers dans New York, Weegee se disait lui-même « envoûté par le mystère des meurtres », il fait de la photo à sensation, prise sur le vif l’archétype du photojournalisme de rue, bien avant la mode des « street photographers » Son Weegee’s Naked City – 229 clichés pris entre 1939 et 1945 – raconte un New York cru, à100 à l’heure, au son des sirènes, des cris, des klaxons.vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Weegee est partout. Branché sur les fréquences du NYPD, et muni d’un laboratoire de développement mobile installé dans le coffre de sa voiture, il lui suffisait d’être là
Le saviez-vous ? Weegee, pour être le premier photographe sur les lieux d’un crime et prendre des clichés “à chaud”, utilisait illégalement une radio branchée… sur la fréquence de la police ! Sa renommée fut telle qu’il finit, en 1938, par obtenir le droit d’utiliser ce procédé légalement.
Mr FaMOUs
Au printemps 1948, célèbre il part s’installer à Hollywood où il travaille pour l’industrie cinématographique en tant que conseiller technique et parfois aussi comme acteur. Il photographie la fête permanente et développe diverses techniques de trucages photographiques avec lesquels il caricature les célébrités. Comment expliquer ce revirement ? Son regard à l’esthétique frappante offre toujours une critique radicale de la société du spectacle et du paraître. Tout comme il transforme le fait-divers morbide en attraction voyeuriste, il se moque du spectaculaire et de l’artificiel de la ville du cinéma dont il capte les outrances avec un regard satirique aigue.
La critique du réel au surréel renforce le regard d’un photographe que se moquait d’une « société du spectacle » instrument au profit des puissants, bien avant que Guy Debord ne la théorise. Et garde toute la modernité de ce témoin avant-gardiste.
Pour aller plus loin
Jusqu’au 12 mai, Jeu de Paume, Jardin des Tuileries 1, place de la Concorde, Paris
Tina Modotti sous la direction d’Isabel Tejeda Martín, coéd. Flammarion Jeu de Paume / Fundación Mapfre 358 p. 45 € L’ouvrage vaut autant pour les images – dont nombre sont inédites – que pour les textes, fruit de six années de recherches qui font revivre Tina la photographe, autant que Maria, l’activiste communiste qui a vécu sous pseudo les dernières années de sa vie entre l’URSS et l’Espagne, avant son retour ultime à Mexico en 1940.
Tina Modotti, Une flamme pour l’éternité, texte de Riccardo Toffoletti éd. En Vues • 154 p. 38 € › Publié en 1999, toujours disponible sur certains sites de vente, ce splendide ouvrage sous coffret réunit les images iconiques de la photographe, ainsi que des témoignages de ceux qui l’ont connue, de Vittorio Vidali à Edward Weston, de Diego Rivera à Manuel Álvarez Bravo.
Weegee, Autopsie du Spectacle
Jusqu’au 19 mai 2024, Fondation HCB, 79, rue des Archives, 75003 Paris – Du mercredi au lundi de 11:00 à 19:00
Catalogue, Sous la direction de Clément Chéroux éditions Textuel, 208 p. « Le crime est mon métier. » Les textes éclairant de Cynthia Young, Isabelle Bonnet et David Campany tentent de percer le paradoxe Weegee, du « spectacle du fait divers » à la « comédie du spectaculaire »
Il donne à voir en photographie ce qu’entreprend alors de montrer le « film noir » à travers les films de Raoul Walsh, Howard Hawks ou John Huston, fondés sur la violence, le crime et la noirceur du monde. Mais Weegee va plus vite que les scénaristes hollywoodiens et s’approche au plus près de la vie criminelle.
Serge Toubiana, Président Fondation HCBCette satire de la mise en spectacle du monde est ce qui fait le lien entre la première et la seconde partie de l’œuvre de Weegee, et ce malgré sa très grande disparité formelle. C’est là précisément que se situe sa conscience politique, ou plutôt faudrait-il dire son fil rouge.
Clément Chéroux,
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