Culture

Le Carnet de lecture d’Alice Julien Laférrière, violoniste, Ensemble Artifices, Seulétoile

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 9 décembre
2021

Pour assurer son indépendance et une certaine utopie de son métier de musicienne, Alice Julien Laférrière maitrise un écosystème centré sur les activités de l’Ensemble Artifices à la Turbine (Bourgogne) ; des concerts-ballades jusqu’à la maison d’édition, Seulétoile. Cette liberté lui permet toutes les audaces : du « baroque naturaliste » aux livres musicaux pour enfants comme Le bestiaire abécédaire et Le violon et l’Oiseau.

Une utopie concrète et partagée

« Nous rêvons tous d’un Eden où public et musiciens seraient libérés des conventions et du carcan des concerts de musique “classique”, un lieu où l’élan des interprètes, leur savoir-jouer, chanter, viendraient directement toucher, rencontrer, surprendre l’auditeur, le spectateur, un grand salon de musique où la frontière entre scène et salle ne serait qu’une lame d’air vibrant. »
Partout où Alice Julien Laférrière s’engage, la musicienne reste fidèle à cette « utopie » musicale. Celle qu’elle a partagée à l’occasion de l’enregistrement ‘Il genio inglese’ Matteis, a Neapolitan in London (Harmonia Mundi) à La Courroie, à douze kilomètres à l’Est d’Avignon sur la commune d’Entraigues-sur-la-Sorgue, est le miroir de son propre projet de La Turbine, où depuis 2018 s’ancre son métier de musicienne, vécu au diapason des préoccupations de son temps, de son indépendance artistique à sa responsabilité écologique.

La ruche créative de La Turbine

La Turbine se situe entre Beaune et Chalon-sur-Saône, en Bourgogne.

La Turbine à Sampigny-lès-Maranges  est autant un creuset de projets qu’une pépinière de rencontres musicales avec « tous ceux qui la jouent, la partagent, la transmettent, l’inventent ou la réinventent, à tous ceux qui l’écoutent et qui l’aiment.
L’un de ses atouts revendique la musicienne, est d’utiliser des thèmes universels au cœur de ses créations, permettant une entrée d’écoute originale pour un ensemble musical : les oiseaux, les animaux, les cloches, la poste, les abeilles et autres sujets historiques ou littéraires sont développés lors de concerts, balades, spectacles pour enfants, éditions, médiation, conférences… s’adaptant aux lieux et aux contextes pour aller à la rencontre des publics. »

Cette ambition foisonnante est portée par l’Association Artifices pour « pousser toujours plus loin une réflexion sur notre environnement et notre temps » qui tient pour la chef de troupe autant – et c’est plutôt rare pour ne pas le mentionner – au rayonnement de sa pratique musicale qu’à la qualité d’un cadre de vie rural collectif. Pour nourrir cette liberté, et très logiquement, pour que les idées prennent formes et rayonnent à la rencontre des publics, petits et grands…. les projets de concerts se prolongent désormais avec les éditions Seulétoile.

Des rencontres singulières

Ici les projets – la musique, la littérature et la nature – se développent au fil de rencontres singulières. Il y a bien sûr celle de Mathilde Vialle, avec laquelle elle fonde le Duo Coloquintes dont Froberger en tête à tête, le premier disque est paru en 2016, suivi d’un second volume consacré à Louis Couperin, aux éditions Seulétoile. Chaque enregistrement est la fruit d’un véritable aboutissement de plusieurs années de pratique et de recherches sur le répertoire baroque.

« Le nom du label fait référence à Seule Étoile, la devise qui décore l’intérieur des Hospices de Beaune. Déclinée en tapisseries, carreaux vernissés, ferronnerie, c’est par cette devise que Nicolas Rolin déclare un amour exclusif à son épouse Guigone de Salins (XVe siècle). » souligne la violoniste. Son objectif est de diffuser des petites formes avec une liberté totale de création, de pouvoir continuer à faire rêver les petits et grands en dehors des concerts et spectacles, et de poursuivre ce partage musical jusqu’au domicile de chacun. »

Du baroque naturaliste

L’Ensemble Artifices crée en 2012 se définit comme « un lieu d’expérimentation avec lequel Alice Julien-Laferrière et les artistes dont elle s’entoure élaborent des programmes et manifestations réunissant plusieurs domaines : la littérature, la recherche historique, le théâtre, le cirque, la chanson, la campanologie, l’écologie, le théâtre d’ombres, l’ornithologie, le dessin… »

Mais il suffit de plonger dans le site foisonnant d’activités, pour comprendre que l’ensemble Artifice n’est pas une formation comme une autre, mais bien un travail collectif où le « bestiaire d’Orphée » prend une place centrale : « La figure d’Orphée qui, dit-on, savait charmer toute la nature, jusqu’aux pierres et rochers insensibles avec son chant, permettait d’ouvrir un dialogue entre notre musique et les animaux auxquels elle s’adressait. Il ne reste à Orphée, malheureux d’avoir perdu Eurydice, que la musique et la nature comme consolation… »

Les livres disques qui en résultent sont d’une exceptionnelle fraicheur, loin des pis-aller musicaux pour les petits ; Les Bottes de Sept Lieues ou les exploits du Petit Poucet devenu courrier (Harmonia Mundi, 2018), Le Violon et l’Oiseau, 2019 et Le bestiaire abécédaire, cette année.

Une première Académie de la Turbine.

Concerts, spectacles ou balades musico-ornithologiques, ateliers musicaux, résidences de création , publications tous publics ou adaptés aux enfants et (enfin) une première Académie, Alice Julien-Laferrière de multiplier programmes et manifestations avec une cohérence avec « la pensée baroque, oscillant sans cesse entre Naturel et Artificiel »…
Le thème de la 2e Académie d’été de la Turbine (du 9-13 juillet 22) « Les pipeauteurs, violonistes et autres entomologistes : où il sera question d’insectes en musiques » sonne à la fois comme un manifeste gourmand et un chemin buissonnier fertile.
Alice est vraiment libre !

Le Carnet de lecture d’Alice Julien Laférrière.

Des pas sous la neige, de Joël Grare (Alpha) Cette composition qui a donné son nom à l’album paru en 2018. Cette pièce qui sort tout droit de l’enfance est d’ailleurs dédiée à sa mère. C’est une berceuse nostalgique, féérique, émouvante, enveloppante… Je l’ai faite écouter à ma fille dès ses premiers jours, et voir son regard tenter de suivre les sons de cloches autour d’elle était absolument magique. Elle est jouée sur le clavicloche, un des instruments les plus étonnants que je connaisse, une création unique de Joël, avec lequel j’ai eu le bonheur de faire quelques concerts, même si jouer dans la résonnance des cloches n’est pas si facile ! Ce disque se termine par une sorte de variation sur cette pièce, intitulée Sous la neige, pour clavicloche et violon.

Tout l’œuvre d’Eugène Green, et en particulier La Religieuse portugaise, qui est un des plus beaux films que j’aie vu… et revu ! Car je ne me lasse pas de revoir ses films, qui à chaque fois me paraissent toujours aussi profonds et inspirants, tellement singuliers, uniques.
La Religieuse portugaise est aussi sûrement le film où je peux m’identifier le plus facilement car c’est l’errance d’une femme qui se promène dans les rues de Lisbonne alors qu’elle est dans cette ville pour tourner un film. Situation singulièrement proche de ce que je peux vivre en tournée. Eugène Green est un artiste qui me touche, me plaît, m’amuse et m’émeut, que ce soit dans le travail qu’il a effectué autour du théâtre et de la parole baroque, dans ses romans, ses essais, ses films… cet univers qu’il développe, et qui ne ressemble à aucun autre, j’ai plaisir à le retrouver à chacune de ses parutions.

L’œuvre de Leonora Carrington, sa vie, sa peinture, ses écrits… Une femme inspirée qui a mis en peinture et en mots un univers onirique, sauvage, ésotérique, dans la veine du mouvement surréaliste. Ses tableaux nous plongent dans des mondes étranges qui intriguent et fascinent. Caractère indomptable et absolu, elle a quitté l’Angleterre et son milieu guindé pour vivre en France avec Max Ernst, avant de plonger dans la folie à un moment de sa vie, durant la seconde guerre mondiale, ce qu’elle raconte dans ses écrits. Une fois sortie de cette période elle choisit le Mexique pour s’installer définitivement et peindre, sans relâche. Elle représente pour moi la force de vie, l’absolu, l’inspiration, la passion, la création.

C’était tous les jours tempête, de Jérôme Garcin, un livre qui m’a beaucoup plu et fait découvrir cet écrivain, ainsi que son personnage, Hérault de Séchelles. J’aime beaucoup les romans historiques, et celui-là en particulier, d’une part car il est fort bien écrit, et d’autre part car on y croise Buffon. C’est suite à la lecture de ce livre que je me suis dirigée vers Le Voyage à Montbard, un écrit presque journalistique sur Buffon, puisque rédigé par le jeune Hérault de Séchelles au retour du voyage en question, avec beaucoup de détails sur ses discutions avec le vieux naturaliste. Cela fait des années que je m’intéresse à Buffon (au point d’avoir visité des maisons dans le village portant son nom avant de m’installer plus au sud de la Bourgogne !) et je n’avais pas encore eu connaissance de ce Voyage à Montbard de 1785, voyage que j’aurais sûrement fait si Buffon était encore parmi nous.

Et puisque nous sommes dans le XVIIIe siècle, il y a une plume que j’affectionne particulièrement : celle de Diderot, avec lequel je viens de passer des moments géniaux en me replongeant dans ses écrits pour le choix des textes d’une prochaine création. Notamment ses descriptions de tableaux, qui sont croustillantes. Il est vif, moderne, drôle, toujours spirituel, très bavard et le sait, se moque de lui-même et des autres, il aime le vrai, le beau, le sincère, il s’amuse de tout et nous entraîne avec lui… Même si je ne comprends pas tout de ses démonstrations philosophiques, la plupart de son œuvre est directement accessible, de sa correspondance à l’Encyclopédie, en passant par Jacques le fataliste et ses Salons… quelle chance qu’il ait autant écrit, sur tous les sujets, dans tous les styles, et avec tant d’esprit !

Une compagnie de cirque qui travaille avec des animaux : le Baro d’evel, et en particulier le spectacle Bestias, qui est un des rares spectacles avec des animaux sur scène que j’ai pu voir et qui m’a beaucoup marqué. C’était sublime, et extrêmement impressionnant dans la perfection de la réalisation (comme toujours avec les acrobates qui ne peuvent se permettre l’approximation). Quand je pense à ces artistes qui sont assez intimes avec des animaux pour les intégrer à un spectacle parfaitement maîtrisé j’en reste ébahie. Les chevaux, les oiseaux sont des artistes, et voir le sauvage domestiqué et sublimé dans l’intégration d’un spectacle provoque des émotions très fortes.

Les photos prises parmi les peuples de la vallée de l’Omo en Ethiopie par Hans Silvester montrant des jeunes garçons et filles avec des peintures corporelles, des coiffes faites de fleurs… Je n’ai pas de mots pour exprimer ce que cette beauté et cette étrangeté provoque en moi. Je me sens très proche alors que je suis totalement étrangère de leur univers. Je me sens captivée et démunie, encombrée de beaucoup de couches superflues. Cela me bouleverse totalement tout en me subjuguant.

Pour terminer, je propose de quitter l’ordinateur, de sortir dans la forêt, d’écouter le vent dans les arbres, ou d’aller en bord de mer pour écouter les vagues… et admirer les merveilles de la nature !

Pour suivre Alice Julien Laférrière et l’ensemble Artifices

La Turbine, rue de la Comme, 71150 Sampigny-lès-Maranges

Se consacrant pleinement au rayonnement de la Turbine, Alice Alice Julien Laférrière reste toujours très recherché pour son expertise des répertoires du XVIIe et du XVIIIe siècle, elle fut notamment en soliste ou premier violon de l’Ensemble Correspondances, des Surprises, et du Concert Brisé. Désormais, elle retient les projets qui intègrent son utopie et son agenda chargé.

9-13 juillet 2022 2e Académie d’été « Les pipeauteurs, violonistes et autres entomologistes : où il sera question d’insectes en musiques »

Agenda

2022

  • 29-30 janvier 22, 10h30 et 11h30 : Le Violon et l’oiseau / Festival Frisson baroque, (77)
  • Janvier-mai, scolaires : Coucou Hibou ! en tournée  / avec les JM France
  • Programme Sonne, sonne, cor de postillon ! 
    • 17 mars 22, Musée de la Poste, Paris XVe
    • 18 mars, Théâtre des Copiaux, Chagny (71)
    • 19 mars, Théâtre de Louhans-Châteaurenaud (71)
  • 25 mars, 19h30 : Papa Bach !  Festival baroque de Pontoise (95)

Discographie sélective d’Alice

  • Avec le collectif Cordis et Organo : Bernardina, une vie secrète à le Pieta, 2021
  • Avec le Duo Coloquintes : Louis Couperin en tête à tête, 2020 – Froberger en tête à tête, 2016
  • Avec Ground Floor : Il Genio Inglese, 2020
  • Avec l’Ensemble Artifices : Les Bottes de 7 lieues, 2018 / Le Violon et l’Oiseau, 2019
  • Avec Le Concert Brisé : The Art of Henrich Scheidemann, 2016, Fontana–Gabrieli, Sonate & Canzone / H. Scheidemann, 2014
  • Avec l’Ensemble Correspondances : Perpetual Night, 2018 – Pastorale de Noël, O Mysterium, 2016 – Le Concert Royal de la Nuit, 2015 – Litanies de la Vierge, 2013 / O Maria, 2010
  • Avec l’Ensemble les Surprises : Bach Inspiration, 2018 – L’Héritage de Rameau, 2017 – Les Éléments, 2016 – Rebel de père en fils, 2014
  • Avec l’Achéron : Johann Bernhard Bach, Ouvertures, 2016

Partager

Articles similaires

Trois questions à Pascal Amoyel sur Chopin, Une leçon de piano de Chopin (Ranelagh)

Voir l'article

Le carnet de lecture d’Anne Cangelosi, comédienne, Le Radeau de la Méduse

Voir l'article

Une leçon avec Chopin transcende Pascal Amoyel (Théâtre du Ranelagh)

Voir l'article

Le carnet de Lecture de Caroline Rainette, auteure et comédienne, Alice Guy, Mademoiselle Cinéma

Voir l'article