Culture
Le carnet de lecture de Philippe Platel, directeur de Normandie Impressionniste
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 18 août 2022
Pour projeter une saison estivale déjà fière de ses couleurs, le festival Normandie Impressionniste revendique de retrouver et renouveler l’esprit de conquête d’un mouvement culturel pluridisciplinaire (voir le décor impressionniste) qui bouscula l’histoire de l’art. Il mobilise tous les acteurs et publics culturels de la région pour trois jours, les 26, 27 et 28 août 2022 à la fois festifs et imaginatifs. Philippe Platel, son directeur rebondit avec Olivier Olgan sur cette dynamique d’audace, véritable pont entre l’innovation d’hier et d’aujourd’hui.
Quatre questions à Philippe Platel, directeur de Normandie Impressionniste 2022 – 2024
Pour la commémoration des 150 ans d’Impression, soleil levant (peint par Monet le 13 novembre 1872) vous souhaitez lancer la même dynamique prospective qui pris corps avec la première exposition du mouvement impressionniste à l’atelier Nadar à Paris, le 25 avril 1874, quels sont les événements qui vont créer l’invention d’un nouveau regard et d’un nouveau mode de représentation ?
Nous avons conçu les Nuits Normandie Impressionniste dans une double approche :
l’évocation d’un nouveau regard et la célébration festive de la création artistique sous un angle décalé.
Le nouveau regard, en écho aux inventions présentes dans Impression, soleil levant, serait aujourd’hui celui d’artistes comme Joanie Lemercier qui amène la lumière artificielle dans la nature, là où Monet essayait de capter l’immensité de la lumière naturelle dans le cadre restreint du tableau. L’installation Constellations de Joanie Lemercier que nous présentons pendant les Nuits précisément au Havre où le tableau de Monet a été peint, cherche aussi à partir d’un instant et d’un point donné pour toucher à l’infini. Le regard nouveau pourrait aussi être celui du réalisateur Bertrand Mandico que nous invitons au Frac de Caen pour présenter, dans un arrangement de soirée électro, son dernier film After Blue (le vendredi 26 cf. chronique Singulars). Bertrand Mandico fait partie de cette « école » de réalisateurs qui inventent et réinventent sans cesse de nouvelles images cinématographiques, en puisant abondamment d’ailleurs dans la tradition picturale. Il se définit lui-même comme « sur-impressionniste ».
La création scénique ne manque pas d’artistes influencés par les recherches impressionnistes sur la lumière, le meilleur exemple étant sans doute le metteur en scène américain Bob Wilson.
L’approche festive de la création artistique, quant à elle, a consisté à inviter des artistes et des compagnies à pratiquer leur art dans des contextes inhabituels et jouer le plein air et le collectif, deux valeurs fortes de l’impressionnisme : le concert de la Maison Tellier au milieu de la forêt à Rouen le samedi 27 août au coucher du soleil, auquel succèdera la Wave party d’Emmanuelle Vo Dinh à l’Aître Saint Maclou, la performance musicale et acrobatique de la compagnie In Fine au lever du soleil sur l’Abbaye de Jumièges, en partenariat avec les Musicales de Normandie. Je précise que ces événements sont gratuits.
Il était aussi important que cette programmation épouse l’éphéméride de ce week-end.
Chaque moment de transition (lever, coucher de soleil) est accompagné d’un événement artistique.
Les trois jours des Nuits Normandie Impressionniste les 26, 27 et 28 août associent les principaux sites culturels de Normandie, quel rôle avez-vous joué pour créer un lien entre l’innovation d’hier et d’aujourd’hui ?
Nous sommes partis du principe de base d’un festival : un festival doit permettre de vivre des moments uniques dans des lieux uniques. Il ne s’agit pas simplement de labelliser des événements qui auraient lieu de toute façon. Même si bien sûr nous mettons en lumière des projets d’envergure présents sur le territoire, il faut que ces événements s’inscrivent dans le propos du festival et l’enrichissent. Mais nous souhaitions également proposer des formats différents, des expériences nouvelles.
C’est par l’étonnement et la diversité que l’on peut attirer de nouveaux publics.
C’est pour toutes ces raisons que j’ai proposé ce format de festival, plus bref, pour 2022 : les Nuits Normandie Impressionniste. Le concept a été adopté pour tout le monde très vite et le thème des nuits correspondait bien au discours porté autour du soleil levant par ailleurs.
Ce format condensé a permis de mettre en avant des projets ponctuels forts (concerts, performances…) qui sortent des musées, ce qui est dans l’esprit du festival. C’est cette manière différente de concevoir le territoire culturel qui peut proposer une expérience innovante. Le meilleur exemple est sans aucun doute le projet que nous avons appelé le « Kit guinguette Normandie Impressionniste » qui consiste à injecter de la création contemporaine dans des fêtes populaires. Ce premier kit, confié à l’artiste Charlotte Vitaioli, est amené à voyager partout. Il y a déjà un grand engouement pour ce dispositif, festif et solaire.
A vos partenaires, vous proposez ou sollicitez des évènements ?
Le principe fondateur du festival Normandie Impressionniste est d’encourager l’émergence de projets au sein du territoire normand. C’est la grande singularité du festival : il s’agit du festival de toute une région, qui fédère des partenaires très variés. Pour les Nuits Normandie Impressionniste, tout est parti du souhait de nos tutelles de « faire signe » en organisant en 2022 un événement intermédiaire avant la prochaine grande édition de 2024. Quand j’ai pris mes fonctions, il y a presque un an, j’ai rencontré beaucoup d’acteurs culturels du territoire et très vite des projets sont nés. Assez vite ensuite nous sommes arrivés à ce format des Nuits. Etant donné le peu de temps dont nous disposions pour monter ce projet ambitieux, il s’est plutôt agit d’un dialogue créatif et les projets sont nés d’un vrai échange qui témoigne du dynamisme des acteurs culturels de Normandie. Nous n’avions pas le temps de lancer un appel à projets, ce que nous ferons de nouveau pour 2024.
Depuis sa création en 2009, le festival Normandie Impressionniste a initié une dynamique unique en France, fédérer à la fois les acteurs publics et privés de toute une région et tous les publics, quels sont les principaux défis artistiques, esthétiques et sociétaux à relever et renouveler ?
Il me semble que le principal défi est d’ancrer l’impressionnisme dans l’actualité et de montrer la pertinence de ce mouvement révolutionnaire dans la réponse que l’on souhaite apporter aux questionnements contemporains. Soyons honnêtes, la popularité du mouvement a galvaudé certains chefs d’œuvres, visibles partout à des fins commerciales. Il faut aller au-delà de cela et montrer la modernité de ce mouvement, notamment en montrant ce que la création contemporaine lui doit toujours. On assiste aussi depuis quelques années, et notamment ces 2 dernières années (un effet du covid ?) a un intérêt renouvelé des scientifiques et des chercheurs pour le sujet. Beaucoup de questions se posent aujourd’hui sur la relation des impressionnistes avec les mouvements de pensée de l’époque, la politique, l’environnement, la science, la religion. On sait peu de la pensée impressionniste.
Ce qui amène inévitablement à se poser la question de l’écho de l’impressionnisme sur ces mêmes questions aujourd’hui. L’impressionnisme porte-t-il en lui une réponse à nos éco-anxiétés de 2022 par exemple ? Leur regard sur la vie moderne et la révolution industrielle des premières années qui évolue progressivement, surtout chez Monet, vers une forme de zen pictural, non sans influence japonaise, offre un modèle inspirant de rapport à la nature et à l’univers pour nos sociétés. Le territoire normand, lui aussi pris dans les mêmes tensions (développement économique / préservation de la nature) offre un laboratoire intéressant, d’autant qu’il était déjà, à travers le regard d’artistes visionnaires, le terrain de ces expérimentations il y a 150 ans.
Propos recueillis le 15 aout 2022 par Olivier Olgan
Le Carnet de lecture de Philippe Platel
1 film : Si je devais nommer le film qui a transformé ma cinéphilie, je dirais La Leçon de Piano de Jane Campion. Avant ce film, je n’étais pas un cinéphile adulte. Mais il y a tant de films que je voudrais pouvoir considérer comme des films compagnons. 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick est un film qui m’accompagne dans le sens où j’ai le sentiment de prendre de la maturité à chaque visionnage. La scène d’ouverture du monolithe est une des images les plus sidérantes de l’histoire du cinéma, qui s’impose conceptuellement et spirituellement (mais il y en a d’autres de taille chez Tarkovski ou Pasolini) dans le cinéma et dans le monde comme ce monolithe, avec un mélange d’évidence et d’opacité. Et bien sûr il y a la musique de Strauss, on va en reparler.
1 opéra : J’ai découvert l’opéra tardivement, à 20 ans, j’étais en stage à Vienne, en face du Staatsoper, ça aide. Là aussi, je voudrais pouvoir parler de tant de productions qui ont transformé ma vision de la création scénique. C’est par l’opéra que je suis entré progressivement dans le théâtre et la danse contemporaine. L’opéra est un art total. Comme j’aime les lignes floutées, l’œuvre que j’ai choisi pour parler d’opéra n’est pas un opéra. Nous parlions du monolithe noir de 2001 au milieu d’un désert rouge.
Je voudrais citer ici cette production très intelligente de la Symphonie Résurrection de Mahler par Roméo Castellucci pour le dernier festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, production qui m’a laissé dubitatif au début, je dois l’avouer.
Mais déjà il y avait ce monument de Mahler, une sorte de Sagrada Familia musicale, qui ne cesse de se déconstruire et de se reconstruire. Et il y avait cette idée géniale de présenter cette production (qui relève plus de l’installation d’art contemporain) dans ce monolithe noir posé sur la terre rouge du pays aixois, le Stadium de Vitrolles. Le voyage comptait autant que la production elle-même. On y assiste pendant 1h30 au déterrement d’une centaine de cadavres. On passe de l’effarement au désintérêt, avec ce sentiment embarrassant de déterrer en soi une part d’inhumanité. C’est le type de création qui infuse et ne peut que faire date. (intégrale sur Arte TV)
1 pièce musicale : Puisque nous sommes chez Mahler, restons sur cette période de l’histoire de la musique, la fin du XIXe siècle, le début du XXe. Tandis que les Impressionnistes s’adonnaient à une célébration collective de la nature, confrontée à une révolution industrielle aussi fascinante qu’inquiétante en France, les musiciens d’Europe Centrale déployaient une partition plus inquiète encore, célébrant la nature (Das Lied von der Erde de Malher, Eine Alpensinfonie de Strauss et plus tard après la 2e guerre mondiale, les Vier Letzte Lieder de Strauss toujours…) avec un pressentiment de chaos qui, aujourd’hui, fait froid dans le dos. Les chefs d’œuvre de Strauss et Mahler me donnent l’impression de joyaux cassés sciemment. Le XXe siècle s’est hélas révélé une broyeuse redoutable.
1 spectacle de danse : Que reste-t-il de la joie et de la danse, après l’effroi, justement ? Peut-on encore danser l’amour ou la gloire après la monstruosité ? Il fallait la générosité, le génie d’une artiste née en Allemagne en 1940 pour reconstruire l’humanité sur scène : Pina Bausch. Avec Pina, les arts vivants font un pas de géant vers la fusion entre danse, théâtre, pantomime, cirque, ce sont ces collisions artistiques qui m’intéressent… Dans la danse de Pina Bausch, il n’y a plus aucune inquiétude, l’humanité est une fête, imparfaite mais chaleureuse. On aura toujours besoin de Pina.
C’est une très bonne nouvelle qu’un artiste comme Boris Charmatz reprenne le flambeau de la compagnie.
1 pièce de théâtre : L’Orestie d’Eschyle a une importance particulière pour moi. J’avais réalisé la direction artistique au côté d’une amie proche, aujourd’hui disparue, d’une Orestie. Cela a été l’occasion pour moi de creuser dans ce bloc de mystère encore si présent dans notre contemporanéité, l’histoire des Atrides. On peut piocher indéfiniment dans ces histoires sinistres, on y trouvera toujours des résonances avec nos vies et le monde contemporain.
La pièce (A)pollonia de Krzysztof Warlikowski, créée en 2009 à Avignon, est sans doute une des œuvres les plus réussies dans cette tentative de relier mythologie et XXe siècle. Ce spectacle avait eu un effet très fort et durable sur moi.
Je suis resté fan très longtemps de « Warli ». Aujourd’hui des artistes comme l’australien Simon Stone ou le français Cyril Teste me passionnent. Simon Stone avait réalisé un Thieste bouleversant à Sydney. Cyril Teste est un faiseur d’images théâtrales extraordinaires (sa Mouette notamment).
1 texte : Puisque nous parlons des textes anciens, je voudrais parler de La République de Platon qui a été une révélation à sa première lecture, pendant mes études. La raison pour laquelle je retiens ce texte ici, c’est l’allégorie de la caverne, qui semble être une référence que nous utilisons encore souvent, nous Européens, Méditerranéens, pour ancrer notre fascination pour les images, et par extension le cinéma, le théâtre et même la contemplation d’un tableau. J’ai réalisé que ce n’était pas une référence si évidente, en l’utilisant en Australie quand je présentais le film de Godard, « le Livre d’image ». En Australie, la mythologie telle que nous la fréquentons, presque quotidiennement dans notre vie culturelle en Europe, n’est pas du tout si évidente dans un pays qui a d’autres assises ancestrales, asiatiques et aborigènes. Quand je suis rentré en France, j’avais l’impression de voir des minotaures partout !
1 exposition : Je pourrais parler de la remarquable et bouleversante exposition « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander » actuellement au Centre Pompidou jusqu’au 5 septembre mais je crois que j’ai assez parlé du XXe siècle et de ses traumatismes.
Alors je vais citer une exposition beaucoup plus lumineuse, et celle qui a fondé ma carrière, ce moment où je me suis dit « c’est ça que je veux faire », sans savoir ce que « ça » était. Il s’agit de l’exposition « Matisse, 1904-1917 » du Centre Pompidou en 1993. Je venais de « monter à Paris », je n’avais jamais été dans aucun des grands musées parisiens (la médiation culturelle à destination des publics éloignés avait encore du chemin à faire). J’étais quand même passionné de peinture (que je pratiquais) donc bien sûr je me suis vite lancé dans des visites avides de musées et cette exposition a été un choc total. J’étais en prépa HEC, rien ne me prédisposait à travailler dans les musées, je ne connaissais rien des métiers de la culture. Pourtant ce jour-là, je me suis dit « soit je serai Matisse, soit je produirai ce genre d’exposition ».
Il s’est avéré plus facile de devenir producteur d’exposition que de devenir Matisse.
Pour suivre le Festival Normandie Impressionniste
Site du festival Normandie Impressionniste : les 26, 27 et 28 août, pendant 3 jours 15 lieux réunissent une vingtaine d’artistes contemporains, en une trentaine de rendez-vous festifs et innovants et 10 expositions inédites…
Agenda sélectif
- Vendredi 26 août de 18 h 30 à 1 h (sur réservation) : Soirée Le Bal Blanc conçu par La Baronne de Paname, aux Franciscaines de Deauville, inspiré de l’exposition » Kees Van Dongen Deauville me va comme un gant ! » (jusqu’au 25 septembre)
- Samedi 27 août
- plusieurs départs de visite de 14 h à 17 h, le musée des Beaux-Arts de Caen propose de « courtes visites exceptionnelles » de 30 minutes, avec, un pique-nique géant en clôture sur la pelouse du château
- 19 h 30 à 21 h (sur réservation) : Concert au milieu de la Forêt Verte, de la Maison Tellier – réservation : le106.com
- À partir de 22h : la Waveparty de la chorégraphe Emmanuelle Vo-Dinh investit l’Aître Saint-Maclou, un ossuaire exceptionnel, un lieu unique en Europe, riche de plus 600 ans d’histoire.
- du 27 au 28 août de 20 h 30 à 7 h (sur réservation) : L’Abbaye de Jumièges accueille 2 événements : la Nuit Étoilée et concert de musique classique accompagné de danse et de cirque de la compagnie In Fine
- Dimanche 28 août de 12 h à 20 h : Le festival Béton Le Havre le temps d’une guinguette célébre la gastronomie normande avec une dégustation. Au bord du Bassin du Roy, l’artiste Charlotte Vitaioli investit avec ses dessins pleins de couleurs la terrasse du bar Chez Lili.
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