Culture

Formes de la ruine, de Sylvie Ramond et Alain Schnapp (Beaux-Arts de Lyon – Lienart)

L’expérience des ruines et celle du musée sont indissociables. Vous sortirez envoûtés de l’exposition « Formes de la ruine » du Musée des Beaux-Arts de Lyon. Pour Jean-Philippe Domecq, ses commissaires Sylvie Ramond et Alain Schnapp n’étouffent pas le qualitatif sous le quantitatif. Le parcours aéré et divers donne à voir autant qu’à méditer sur bien des pistes de la « poétique de la ruine », objet de fascination quasi universelle. Courez-y, vous avez jusqu’au 3 mars !

Comment passer outre l’auteur des Mémoires d’outre-tombe ?…

Pierre Henri de Valenciennes, Éruption du Vésuve arrivée le 24 août 79 de J.-C. sous le règne de Titus, 1813 Toulouse, musée des Augustins. Image © Mairie de Toulouse, Musée des Augustins. Photo Daniel Martin

A ce mot de « ruines », bien sûr, on a quelques souvenirs avant d’aller voir. Les a-t-on assez entendues, les méditations balancées de Chateaubriand, qui certes a donné quelque substance à la résonance du temps qui passe :

Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence.
François-René de Chateaubriand

Cette perspective métaphysique émerge de ses plaintes soupirées comme appels à consolation vers ses dames, qu’ainsi Chateaubriand eut nombreuses dans ses filets. Un qui n’était pas dupe du profil de médaille que François-René se sertissait pour l’éternité sur fond de civilisations antiques, c’est Stendhal qui, dans les marges des œuvres, l’épinglait à traits fins ; le narcissisme d’auteur y est recadré, et cela peut toujours servir (à quand un éditeur pour publier ces coups de stylet ?!)… François-René de Chateaubriand ne craignait pas d’annoncer ainsi ses « Mémoires : édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines ». Il y a lui et les empires déchus, si l’on comprend bien ses Mémoires, comme en politique il y eut lui et l’Empereur. Créons pour lui le mot : « gothic-self ».

Nicolas Poussin, La Fuite en Égypte, 1657, Lyon, Musée des Beaux-Arts de Lyon. Image  © Lyon MBA – Photo Alain Basset

Ruines gothiques et « romanticism »

« L’invention du gothique en ruines« , par contre, fut un courant de sensibilité et de peinture anglaises avant le Romantisme. Celui-ci naquit d’abord du « romanticism », expression créée par le marché de l’art qui, fin XVIIIème, connut une demande et une vogue des tableaux de paysage du Sud avec ruines de la Rome antique, certes, mais surtout du Nord, de l’Age d’or hollandais particulièrement, parce qu’ils proposaient des vues mélancoliques, assourdies par rapport à la luminosité classique qu’a si bien nuancée Poussin. Goethe déterra, c’est le cas de le dire, le peintre hollandais Jacob van Ruisdael en méditant sur son tableau « Le Cimetière juif » : tombes abandonnées parmi les bois. John Constable, à la destinée plus romantique que celle de William Turner pourtant réputé pour être le « grand peintre romantique », a posé le regard sur les môles et tumulus antiques soulevant parfois le relief de la campagne anglaise, et telle tour restant d’un château sous les cieux qui courent.

La chute des Empires donc, après l’Ancien Régime

Hubert Robert, Les Découvreurs d’antiques, vers 1765 Musée de Valence. Image © Musée de Valence, photo Philippe Petiot

Alors, pourquoi le thème des ruines a-t-il attiré, historiquement ? La Révolution française l’a réactivé, pour avoir divisé le temps entre Ancien Régime et « Nouvel ordre des choses », comme disaient les Français enthousiastes dès le printemps 1789. Ceux qui ne l’étaient pas, enthousiastes, imposèrent leur nostalgie grâce à la Restauration. Constante historique : les dominants imposent leurs émois à la culture et à la population ; les victoires politiques ne se gagnent pas qu’avec les moyens et les idées, elles commencent par imposer une sensibilité aux détriments d’autres possibles.

Cela étant, les fameux tableaux de ruines peints par Hubert Robert font aussi partie de notre bagage pour cette exposition, qui n’en abuse pas ; cela signale d’emblée l’élégance culturelle de ses commissaires Sylvie Ramond et Alain Schnapp. Souvenons-nous, à propos des toiles d’Hubert Robert, que Denis Diderot, ce père de la critique d’art, avait pressenti l’énergie des ruines et des orages qui galvaniserait la poétique romantique. Il y voit énergie, quand le romantisme français fera de mélancolie dolorisme, souvent.

L’homme n’est lui-même qu’un édifice tombé (…). Ainsi, les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature : quand elles sont placées dans un tableau, c’est en vain qu’on cherche à porter les yeux autre part.
François-René de Chateaubriand

Que nos pas donc nous portent vers où portent nos yeux.

François de Nomé, Daniel dans la fosse aux lions, première moitié du XVIIe Musée de la Cour d’Or, Eurométropole de Metz. Photo © Jean Munin – Musée

Un libre parcours

L’exposition des Beaux-Arts de Lyon s’intitule pertinemment « Formes de la ruine » ; c’est pourquoi son parcours implique la variété des temps et des modes de représentations en chaque salle, d’un temps et d’un genre de forme à l’autre. Je vais tâcher d’illustrer cette expérience enrichissante et rêveuse en restituant comment j’ai été mené, me suis promené, dans ce dédale.

August Sander, St. Gereon, vue de Cologne 1945, livre Cologne, tel que c’était, 1953 Photo JP Domecq

Des fissures et effondrements qui font forme

Dans une vitrine longiligne de la deuxième salle du parcours : trois poteries antiques. Pourquoi, ce n’est pas une exposition d’ethnologie ? En approchant on s’aperçoit que ces poteries ont été fêlées mais que, loin de poncer et masquer les fines fissures en recollant, on les a discrètement soulignées au fil doré. Du coup, ce délicat tracé est plus beau que les motifs et la forme initiale de l’objet décoratif.

Eh bien, cette découverte tout en discrétion, si ténue que j’aurais fort bien pu passer à côté, m’a fait d’autant mieux remarquer, quelques salles plus loin et sur photographie cette fois, l’ombre de la béance laissée par le bombardement d’une cathédrale.

Ruines-archives d’artistes et des guerres contemporaines

La destruction par la folie guerrière malheureusement figure en bonne place dans cette exposition qui reflète la dureté des temps que l’actualité rappelle.

Vous êtes saisis en vous retrouvant devant la longue maquette de l’artiste syrien réfugié en France, Khaled Dawwa, 36 ans, intitulée « Ceci est mon cœur »… : un pan immense d’immeubles de trois étages, ocres comme poussière de briques, soufflés par la destruction récente. Parmi les gravats l’artiste a laissé visibles les traces de la vie quotidienne surprise – berceau, échoppe, brouette, etc. C’est son quartier de Damas ravagé par le régime de Bachar el Assad avec l’aide de la Russie.

Khaled Dawwa, Voici mon cœur! Paris, 2018-2022 Photo JP Domecq, Formes de la ruine (Musée des Beaux-Arts de Lyon)

L’art ainsi témoigne, fait archive vive.

Une photographie de Mathieu Pernot, de sa série consacrée au désastre et massacre d’Alep, rappelle au monde ce qui fut commis, par qui, et comment nous n’avons pu rien faire. La géométrie de l’habitat urbain, bouleversée, en diagonales venant contrarier les perpendiculaires, doit rester en mémoire autant que celles de colonnes de temples antiques en ruines.

Mathieu Pernot, Sans titre, de la série « Mossoul », 2019 Photo JP Domecq

Ce qui fait méditer aussi, c’est que les humains humblement nettoient après le désastre, parce qu’il faut bien vivre, survivre. Une vidéo de Randa Maddah témoigne de cette persistance humaine, tandis que dans le cadrage d’une fenêtre meurtrie et d’un rideau déchiré qui volète, une femme balaie et passe la serpillière…

Randa Maddah, Light Horizon, 2012 (extrait vidéo) Collection de l’artiste. Randa Maddah


FAna Mendieta, Imagen de Yagul, série « Silueta Works in Mexico 1973-1977 », Photo JP Domecq

Ruines neuves

Une autre vidéaste, Ana Mendieta, dans « Imagen de Yagul », filme un corps de jeune femme qui émerge de la végétation d’une mare, étroite comme un tombeau ou comme une barque au pays des morts et renaissances en civilisation aztèque ; sa chevelure d’abord mêlée de menues graminées aquatiques, rappelle la noyade d’Ophélie, la fiancée d’Hamlet rendue folle par le brusque changement d’attitude a rendue folle.

Ruine créée de toutes pièces, témoignant d’un monde inventé : c’est Nymphées (2019), maquette de ruine imaginaire créée par Eva Jospin en carton mouillé et séché. Le dédale est à ciel ouvert, le regard monte, descend les petites marches d’escaliers serpentant à grande échelle miniaturisée.

Eva Jospin, Nymphées, 2019, Renschdael Art Foundation, Photo JP Domecq

A ciel ouvert ou sous éclairage de boîtiers translucides, les plateaux de temples antiques réinventés par le couple Anne et Patrick Poirier, dont les maquettes depuis les années 70 constituent un monde d’art contemporain, assurément, hiératique, où l’antique ruiné est intact, au point de faire épure qui peut inspirer l’architecture de tous temps.

Anne et Patrick Poirier, Facilis Descensus Averno [« Il est facile de descendre dans l’Averne »] (Virgile, Énéide, VI, 127-130), 1986 Photo JP Domecq

La ruine de méditation

Paul Nash, Steps in a Field Near Swanage [Marches dans un champ près de Swanage], 1935 Photo JP Domecq

Puisque je me suis donné non comme exemple mais comme échantillon de rêveur en ce Palais des Beaux-Arts, qu’on me permette encore un choix qui paraîtra subjectif, il a pour excuse d’être aimanté. Trois « formes de ruine » m’ont arrêté dans une longue méditation devant leur énigme condensée :

Une œuvre de Land-art : trois marches en plein champ. C’est tout… et l’horizontalité la plus plane devient vertigineuse, ne va plus de soi, interroge.

Une gravure extrêmement énigmatique d’Albrecht Dürer : sans qu’on en saisisse l’échelle, micro ou macro, un bord de chaussée ou d’immense pont, des pavés immenses, une silhouette perdue là-dedans, tendant un bâton vers son ombre fluette au sol, et apparemment interrogeant ?..

Edmund Engelman, Le bureau de Freud, Berggasse 19, Vienne, 1938, musée Sigmund Freud, Vienne] Photo JP Domecq

Une photo du bureau de Sigmund Freud rappelle que cet homme, aux revenus fort moyens, collectionnait des statuettes de l’Antiquité et pas seulement du temps d’Œdipe. Depuis ce bureau, derrière cette proue, Freud eut le sentiment, et l’a dit crânement, d’être le Christophe Collomb d’un nouveau continent, intérieur, l’inconscient.

Ce qui est derrière est également devant, les vestiges sont-ils ruines fertiles ?

# Jean-Philippe Domecq

Pour aller plus loin

jusqu’au 3 mars 2024, Formes de la ruine, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 20 place des Terreaux, exposition et collections ouvertes tous les jours sauf mardis et jours fériées de 10h à 18h, vendredi de 10h30 à 18h.

A lire

Catalogue, sous la direction de Sylvie Ramond et Alain Schnapp (Musée des Beaux-Art – Lienart) Conçu comme l’exposition à partir de la réflexion d’Alain Schnapp, archéologue et historien, auteur de l’importante Une histoire universelle des ruines (Seuil, 2020) qui signe un important texte introductif. Avec le même ambition d’établir un stimulant dialogue entre tous les types de ruines. Il investigue autant les traditions multiséculaires, qui ont permis en Occident et en Orient l’apparition d’une « culture des ruines monumentales » devenue dominante, que celles des sociétés qui ignorent jusqu’à la notion de monument.
Toutes les formes de pratiques des ruines sont ainsi convoquées, qu’il s’agisse de la collecte de fragments d’activités humaines sur et dans le sol, de l’aménagement d’espaces naturels à des fins mémorielles ou cultuelles, ou encore de la construction d’édifices comme les mégalithes, les pyramides et les ouvrages d’art des grands empires.
Un périple dans les diverses expériences humaines de la ruine, à travers les civilisations et l’histoire, jusque dans nos sociétés industrielles contemporaines, depuis la récupération des édifices du passé,  aux pratiques de mémoire en se fondant dans la Nature plutôt qu’un assujettissement à des architectures grandioses et parfois même mégalomanes…. Il est enrichi d’une anthologie et d’un « ruinier » de 75 entrées (lieux, artistes, théoriciens, concepts).

La ruine est inéluctable, inexpugnable et parfois insaisissable. Même pour les esprits rationnels comme Georg Simmel, elle résiste à une définition qui puisse. D’où notre appel au « ruinier », une collection de textes dédiés aux lieux, aux œuvres et aux concepts qui contribuent à délimiter le champ des ruines.
Sylvie Ramond et Alain Schnapp

Un ouvrage plus ancien fait également référence : « Ruines », de Michel Makarius, éditions Flammarion, 2004.

Sur le texte de Goethe consacré au « Cimetière juif » de Jacob van Ruisdael, sa seule traduction disponible se trouve en appendice de « Ruisdael Ciel ouvert », Jean-Philippe Domecq, éditions Adam Biro, 1989.

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