Culture

Jorge Luis Borges, Poésies (Tome II des Œuvres complètes, La Pléiade Gallimard)

Publié par Jean-Philippe Domecq le 19 avril 2025

L’Argentin Jorge Luis Borges (1899 – 1986) est connu pour ses fictions qui ont fait de lui un des écrivains les plus marquants du XXème siècle. A l’ombre de cette littérature narrative inclassable qui créa un nouveau genre, le « fantastique philosophique », son œuvre poétique (La Pléiade ou en Folio Gallimard) tout aussi abondante n’est pas moins insolite. Jean-Philippe Domecq s’y est replongé et nous donne quelques raisons de faire de même. De quoi planer au long cours… !

La lecture à la source du monde

Les enquêtes confirment le net déclin du nombre de lecteurs, en particulier les jeunes, pour qui elle est une pratique révolue. La courbe descendante de la lecture en tout cas correspond précisément à celle du niveau d’intelligence des débats publics ; il suffit de comparer les émissions politiques et culturelles à vingt-cinq ans d’écart. Mettons donc que l’intelligence et la lecture soient désormais d’un autre âge. Le problème, plus gênant pour ceux que fatigue le désir de comprendre, est que leur imagination, le rêve, le plaisir eux aussi, si on ne les cultive pas, s’appauvrissent, comme la culture de la nature. Et là, on peut comparer, entre tous les médias de transmission le livre reste une technique d’une simplicité insurpassable.

Preuve que cette considération n’a rien d’abstrait : Jorge Luis Borges a tiré de la lecture et des livres une œuvre prodigieuse littéralement, productrice de prodiges dans la pensée et les songes des lecteurs.

Jusqu’au dernier soir du soir de sa vie

L’écrivain argentin, traînant sa gloire depuis des décennies sans avoir obtenu le Prix Nobel parce qu’il trouvait aux dictatures de son pays et du Chili le mérite d’éliminer les « communistes », se plut à déclarer, avec son brin de provocation toujours vif derrière les paupières de ses yeux quasi aveugles, qu’il souhaitait rester dans les mémoires non comme auteur mais comme lecteur. N’écrit-il pas, dans un de ses poèmes, Eloge de l’ombre (1969) :

« Des générations de textes qu’il y a sur terre, (…)
ceux que je continue de lire dans la mémoire, (…)
Du Sud, de l’Est, de l’Ouest et du Nord,
convergent les chemins qui m’ont conduit
à mon centre secret. »

Aveugle lecteur…

Quasiment aveugle, oui, Borges fut atteint à cinquante-cinq ans du même mal que son père, et c’est pourtant le même auteur qui tira son œuvre de sa passion des livres. Il y a ce paradoxe dans certaines destinées d’artistes. Ne dit-on pas qu’Homère était aveugle ? Et Monet dans sa dernière période, lui le peintre par excellence des Impressions de lumière ? Dans sa dernière période aussi Beethoven, mais lui ce fut la surdité puisqu’il était musicien…
Pas sûr que ce soit un paradoxe finalement, vu que ces trois-là sont allés encore plus loin dans leur exploration créatrice, Beethoven avec ses Quatuors, Monet ses Nymphéas, et Borges avec sa poésie d’érudition merveilleuse. Malgré leur infirmité, grâce à elle, en les concentrant forcément dans leur univers.

Dans le poème « Yesterdays » qu’on trouve dans le recueil Le Chiffre, il a cette touche finale : « Je suis un miroir, un écho. L’épitaphe. »

L’épitaphe en effet du directeur de bibliothèque de Buenos Aires qu’il fut ; le miroir des cellules d’abeille de la Bibliothèque aux proportions de l’Univers dans une des plus saisissantes nouvelles de son recueil de Fictions ; l’écho des signes que son œuvre constamment déchiffre, tel l’Aleph, titre d’un de ses autres recueils de nouvelles à lire en priorité.

La première ligne… !

Sa fantasque grand-mère anglaise, qui lui donna le goût de la lecture et de la littérature anglaise sur laquelle son œuvre pianotera tant de citations, titres et noms de glorieux poètes, conserva la première ligne que Jorge Luis écrivit, à l’âge de cinq ans : « Tiger, Lion, Papa, Léopard ». C’est, d’une façon certaine, le la sur la portée de l’œuvre, par ses échos : par bilinguisme déjà il associe deux langues comme il le fera volontiers en en savourant plus d’une, y compris l’espagnol archaïque quand dès l’âge de sept ans il improvise à la manière de Cervantes ; sa première ligne combine aussi le proche et l’altérité, « Papa et le Tigre » : celui-ci, avec le léopard, foulera ses récits, poèmes, chansons et airs de tango que Borges a composés. Comme quoi…

L’érudition est chose sauvage

Pas de chances pour ceux qui confondent culture et cérébralité ; les fictions et poèmes de Borges sont aussi érudits que sauvages, sensitifs qu’abyssaux. Le tango, par exemple : il le connaît si bien qu’il en a condensé le secret qui nous envoûte lorsque l’on regarde un couple le danser : « un cœur sur quatre jambes ».
Autre beauté de son pays, la pampa de son pays résonne dans ses œuvres. L’indien pampa est la tribu qui donne son nom à la plaine, « El Pampa » signifie « Du sauvage », Borges faisait remarquer que ce mot soit « comme un son et son écho ».

La beauté qui fait peur : « Les arbres m’effraient un peu. Ils sont si beaux. » (Après avoir lu ce vers, verrez-vous un arbre comme avant ? Effet sensible des mots, faut-il vous démontrer ?…)

De même propose-t-il des vers qui tiennent à eux seuls comme des définitions, ainsi suffit-il d’insérer le signe = entre le titre du poème « Le Désert » = et son premier vers : « L’espace sans le temps. »

Et ce poème en forme d’haïku pour définir « l’Ouest » :

« L’ultime impasse et son couchant.
Inauguration de la pampa.
Inauguration de la mort. »

A relire, écouter…. Voici donc un des multiples échos : …

« Le long abus de la littérature,
Et ce mystère avant la mort, la mort. »

La mort constante

La mort est vraiment inaugurale pour qui veut ouvrir grand les yeux et ses sens, elle est le sens des sens, et Borges la toise de ses paupières ironiquement plissées.

Ironie tremblante lorsqu’en deux vers il se tresse l’épitaphe d’Un poète mineur » (dans le recueil L’Or des tigres : « Le terme c’est l’oubli./ Moi, je suis arrivé avant. » Ironie stylistique bel et bien que son goût pour ces formes courtes, aussi bien narratives que poétiques, qu’il considérait comme de simples exercices de laconisme ». Une définition de l’éternité ? Un poème minimal la met d’abord au pluriel, puis : Seules perdurent dans le temps les choses/ Qui furent hors du temps. »

Mais tout cela doit être perçu « dans la calme terrasse/ D’où l’on aime embrasser les jardins et les soirs. »

Terrasse d’où l’on voit la vie, la sienne pas plus que d’autres.
Telle est la vue métaphysique que Borges donne de la vie, qui donne l’hypersensibilité que l’on trouve dans nos rêves.

« …et dans cette ombre vague, peut-être la lumière des ultimes jardins. » (poème du recueil « Les Conjurés » – et ce titre cité permet d’avertir que l’œuvre de Borges est pleine de conjurations, reflets d’épées, poignards qui luisent et brigands laconiques…).

De la mathématique philosophique

Si la mort est vue de terrasse comme « ultime jardin » le soir, elle est autant miroir de réflexion.

« Un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre.
Affirmer le contraire est pure statistique, c’est une impossible addition.
Non moins impossible que celle d’ajouter l’odeur de pluie au rêve que tu as rêvé l’autre nuit. »

Relisez, vous constatez que les deux premiers vers sont de la mathématique philosophique, en posant une question par affirmation au bord de l’impossible ; puis aussitôt, vers suivant, la considération philosophique passe de « l’addition » à l’odeur de pluie en rêve.

A moins que ce soit l’ombre, à laquelle Borges consacre un recueil d’Eloge : « Il pense à ce qu’il ne saura jamais ». Voilà bien l’humain, seul dans l’univers à désirer « penser à ce qu’il ne saura jamais« .

Eh bien, choisissons-nous cette épitaphe dans la poésie de Jorge Luis Borges, elles n’ont rien de sinistre, la preuve :

« Le poids précis de l’univers, l’humiliation, la joie. »
(poème « Le Complice », dans le recueil Le Chiffre).

Pour aller plus loin

Jorge Luis Borges, Poésies, Tome II des Œuvres complètes, « La Pléiade » éditions Gallimard, révisée en 2010 paru en 1999 , 1126 pages, 74 € réuni la majorité de ses recueils de poèmes, dont on trouve certains choix en collection Folio.
Il peut être intéressant d’acquérir le coffret incluant le Tome 1 des Fictions.

L’art de poésie, Trad. de l’espagnol (Argentine) par André Zavriew. Édition de Colin-Andrei Mihailescu. Col. Arcades (no70) Gallimard

«Borges savait que tout, à la longue, se convertirait en mots, et qu’il n’avait jamais douté que son destin était la littérature. Aussi a-t-il provoqué de nombreuses gloses étonnantes ; mais il n’a pas proposé une approche plus claire, plus précise de son intime vision d’écrivain, de créateur, que dans ses conférences, ses improvisations sur une tribune – ses confidences.»
Préface d’Hector Bianciotti

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