Culture

Le carnet de lecture de Pierre Gallon, claveciniste

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 23 mai 2024

S’il signe d’admirables récitals seul, de Bach (Suites Françaises) à Blancrocher ou Attaingnant (cd L’Encelade), la musique est pour Pierre Gallon d’abord une aventure collective, pratique d’ensemble comme celui de Pygmalion dont il est le claveciniste principal ou en consort, avec la violiste Lucile Boulanger, la soprano Alice Foccroulle, l’écrivain Pascal Quignard, ou son complice Matthieu Boutineau avec lequel il vient d’enregistrer ‘Les Concerts Royaux, arrangés pour deux clavecins’, de Couperin (Harmonia Mundi).  Cette quintessence de la musique ‘entre amis’ du Grand Siècle nous entraine sur les routes de France, à commencer par la Salle Cortot à Paris le 31 mai, puis entre autres les 27 et 28 juillet au Festival Musique & Mémoire et le 29 juillet, au Festival international de piano de La Roque d’Anthéron. Il a confié à Olivier Olgan sur son « goût pour la contre-allée » dans l’immense répertoire qu’il explorer d’une gourmandise responsable.

L’histoire de la vérité historique au clavecin s’apparente à un roman.
Pierre Gallon, livret du Blancrocher, L’Offrande (cd Encelade)

De la musique baroque, le mélomane retient souvent la force des grands ensembles de la musique sacrée, la virtuosité des opéras que vous jouez avec l’ensemble Pygmalion. Pourtant vous insistez pour rappeler que l’essentiel de ce répertoire est d’abord une ‘musique de l’intime’ ?

Pierre-Gallon & Matthieu Boutineau au travail sur les Concerts Royaux à deux clavecins de Couperin. Photo Harmonia Mundi

Aborder cette musique un peu lointaine nécessite une approche renseignée, « historiquement informée » comme on dit aujourd’hui. Cela consiste à rassembler des indices : sur la pratique musicale de l’époque, sur le contexte esthétique, historique, sur l’organologie, etc. On essaie de remettre nos pas dans ceux de nos illustres aînés : retrouver leurs gestes, c’est autant d’outils pour comprendre leur culture, c’est autant d’outils pour restituer de manière authentique cette musique magnifique. Et faire de la musique entre amis s’inscrit complétement dans cette démarche !

Du XVIe au XVIIIe, une bonne partie de la musique composée existe par la volonté de la faire entre amis ou en famille.

Une pratique particulièrement représentée dans la tradition nordique (et qu’un projet comme celui des Curious Bards par exemple incarne à merveille) mais qui sied aussi parfaitement aux Concerts Royaux de Couperin que je joue à deux clavecins avec Matthieu Boutineau.

Justement pour ces Concerts Royaux, vous avez dû faire des transcriptions ?

Oui, Couperin, pourtant grand amateur de cette pratique, ne nous laisse pas grand-chose pour jouer la musique à deux clavecins : il y a une sublime Allemande certes mais c’est à peu près tout !
Pour le reste, c’est à nous d’inventer notre propre répertoire, comme lui le faisait avec ses élèves ou en famille.

Une partie de l’essence de cette musique réside dans la volonté de la faire de manière artisanale et pour son plaisir.

Bien sûr, elle rythme aussi la vie de la cour, accompagne le culte… Mais il faut rappeler qu’à l’époque, si on veut entendre de la musique pour son plaisir, il faut la jouer !

Jouer de la musique en « consort », c’est-à-dire en famille d’instruments est une pratique répandue, qui remonte à la Renaissance.

Oui, il y a comme une évidence d’associer entre eux des instruments semblables ; le quatuor à cordes en est l’héritier le plus emblématique. Et avec deux claviers, c’est pareil : les timbres se marient à merveille, la palette dynamique est identique, le puzzle s’assemble.
Le clavecin est un instrument tellement particulier dans le paysage organologique : il ne ressemble à aucun autre.

Quand on réunit deux clavecins, c’est comme s’ils étaient contents de se retrouver, de « parler ensemble ». Et on se rend compte que le partenaire idéal d’un clavecin, c’est un autre clavecin !

C’est cette rencontre rare que nous avons essayé de fêter.

Vous insistez dans chacun de vos livrets, notamment celui où vous jouez Haydn au clavecin (il ne faut pas oublier qu’il avait 18 ans quand Bach est mort) que votre exploration révèle des paysages sans fin. En quoi le « continent clavecin » reste encore à redécouvrir ?

Pierre Gallon aime les chemins de traverse dans le ‘continent clavecin’, claveciniste  Photo Damien Naud

Parce que c’est avant tout un continent polymorphe, composé de dizaines de strates un peu comme un sol géologique avec les couches nobles, argileuses, celles qu’on voit le mieux, mais aussi celles qui sont moins visibles composées de sédiments variés. Aujourd’hui, ces couches forment un ensemble homogène à nos yeux, mais qui mérite d’être décomposé pour en apprécier la richesse et la variété. Car l’histoire de l’instrument ne se résume pas au « grand répertoire » (les Goldberg de Bach, les Sonates de Scarlatti, les Suites de Rameau…) : si ces chefs d’œuvre peuvent émerger au 2nd tiers du XVIIIe, c’est parce qu’il y a un répertoire foisonnant avant eux et en marge.

Cette « petite » histoire me passionne car elle est tout aussi intéressante de manière absolue que de manière relative ; pour comprendre les chefs d’œuvres, il faut considérer l’univers musical dans lequel les compositeurs ont grandi.
S’investir dans le petit répertoire est essentiel pour comprendre le « Grand ».

Quels sont les ressorts de cette recherche du « bon goût français » ?

Le fameux « bon goût » est au cœur de la musique française au tournant des XVIIe et XVIIIe : c’est un terme qui revient partout, dans beaucoup d’écrits, sans qu’une définition ne soit jamais véritablement posée. Chacun a donc bien évidemment son idée de la question et en fixe son cadre, ses limites. Pour moi, ce serait peut-être une certaine idée de la nuance, de la retenue.

Ne pas trop se mettre en avant, savoir quand il le faut s’effacer devant la musique, avoir le goût de mettre son partenaire en valeur. C’est une multitude de politesses sincères : prendre soin de l’instant et de la musique.

Prendre soin de son instrument sans vouloir y ajouter trop d’effet, dans une esthétique déjà très expressive. Passer par l’architecture permet d’en comprendre l’esprit, malgré la profusion d’ornements, l’ensemble garde une certaine élégance, notamment parce que la structure reste visible.

Pour les Suites françaises, de Bach, vous réclamez de partir de zéro « pour retrouver cette unité de bon goût » ?

Par sa dimension pédagogique – Bach les faisait jouer à ses élèves – les « Françaises » sont souvent à tort considérées comme le parent pauvre des suites pour clavier en raison de leur apparente simplicité, ce qui les met à part des autres Suites : allemandes (les Partitas) et anglaises, plus denses, plus virtuoses.

Pour ma part, j’ai toujours adoré ce recueil, et perçu chez lui une plus grande complexité qu’il n’y parait. L’aborder nécessite davantage que simplement ouvrir la partition et jouer ce qu’on a sous les yeux. A la différence des Anglaises, où tout est écrit, et où – comme disait Gustav Leonhardt – on n’aurait qu’à jouer la bonne note au bon moment.

Avec les Françaises, il faut aller au-delà et essayer de comprendre à quel point ce texte est ouvert, qu’il est une invitation à trouver les limites de ce fameux « bon goût ».

Du fait de sa portée pédagogique, c’est le texte de Bach dont on a le plus de sources et de copies du vivant du compositeur : très différentes les unes les autres, mais par leur diversité même, c’est un laboratoire ouvert qui autorise une liberté.

Mon idée a été de repartir de zéro, compte tenu du nombre de copies existantes, et de proposer une version personnelle, bien évidemment non figée.

(…) poser le pied sur les chemins de Bach, chemins balisés s’il en est, vous oblige à marcher dans les pas de promeneurs innombrables : sherpas aguerris comme baladeurs du dimanche.  Il faut alors trouver le bon équilibre entre respect du tracé et danger de l’ornière. (…)
Tout au long de son œuvre, Bach nous a laissé plusieurs indices qui nous permettent, quelques siècles plus tard, de constituer notre propre pierre de Rosette, et ainsi comprendre son univers, sa lecture du monde. J’ai le sentiment que ces Suites françaises constituent une de ces traces laissées sur la piste.
Pierre Gallon, livret des Suites françaises, de Bach (Encelade)

Avec Blancrocher ou Attaingnant, compositeurs bien moins connus, vous revendiquez un goût « pour la contre allée »

J’ai beaucoup d’admiration pour les interprètes qui s’attaquent aux « Everest » de notre répertoire, à aller toujours à l’assaut des altitudes.
Mais trop vouloir les fréquenter, c’est aussi à mon sens prendre le risque d’abimer ces cimes… Attention au tourisme de masse ! Vouloir absolument graver sa version des Goldberg, comme on voudrait absolument son selfie devant le Machu Picchu, c’est contribuer à banaliser ces œuvres et donc à les abîmer. On a aussi le devoir de prendre soin de ces monuments pour ne pas les épuiser, en les abordant au bon moment.
Et en attendant, prendre les chemins de traverse permet de dénicher des pépites comme Blancrocher ou Attaingnant.

Cette matière de la petit histoire permet de donner du sens à ce que je joue en récital ou au sein de Pygmalion.

Propos recueillis par Olivier Olgan, le 21 mai 2024

Le carnet de lecture de Pierre Gallon

Thomas Mann, La montagne magique (Fayard)

La nouvelle traduction de ce grand classique de la littérature allemande m’a permis de redécouvrir récemment un texte qui m’avait toujours paru un peu indigeste. Quelle révélation ! Les thèmes de l’amour, de la mort, de la perte de repères spirituels à la veille de la Grande guerre sont ici abordés dans un roman virtuose qui mêle avec profondeur et humour réflexions philosophiques, politiques et esthétiques.

Plusieurs scènes, sublimes, continuent de me fasciner aujourd’hui encore, quelques années après avoir lu le livre. Parmi celles-ci un chapitre interminable – où le narrateur est pris dans une tempête de neige – plonge le lecteur dans un véritable brouillard narratif. On est littéralement désorientés dans la lecture,

comme l’est le personnage principal perdu en montagne : c’est brillant ! J’y vois un parallèle évident lorsque je joue les grandes Passions de Bach, où le musicien vit un véritable Chemin de croix à jouer ces partitions monumentales, difficiles, denses. On ne sort jamais totalement indemne à fréquenter ces chefs-d’œuvre absolus !

Nicolas de Crecy, Visa Transit (Gallimard)

A part Tintin, Astérix et Gaston, je n’ai jamais été un grand lecteur de bande- dessinée mais ce roman graphique en trois tomes de Nicolas de Crécy m’a véritablement captivé. Il y a d’abord le génie aquarelliste de l’auteur qui sait singulièrement immerger le lecteur dans un univers sensible et poétique. La plume elle aussi est ciselée, absolument pas secondaire : c’est un véritable récit qui s’inscrit dans la littérature de voyage, quelque part entre Homère et Nicolas Bouvier. Au départ de Paris et à bord d’une vieille Citroën Visa qui n’en demandait pas tant, les deux protagonistes traversent l’Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, pour finalement rejoindre l’Anatolie. Une manière de réenchanter le voyage, souvent synonyme pour nous autres musiciens de galères de transports et de culpabilité face au bilan carbone !

Lars Svensson, Le guide ornitho (Delachaux & Niestlé)

Que ce soit en montagne ou en road-trip à travers l’Europe : surtout ne jamais partir sans son guide ornitho ! Avec la musique, les oiseaux sont pour moi une véritable passion, qui a longtemps été en sommeil mais s’est réveillée il y a quelques années. Apprendre à connaître les oiseaux – sans doute comme apprendre à connaître les arbres ou les insectes – c’est rendre visible à soi un monde parallèle qui vous était jusqu’alors inconnu, alors même que celui-ci était depuis toujours sous vos yeux (ou plutôt au-dessus de votre tête !). Surtout, comment passer à côté de leur chant, cette voix, cette musicalité prodigieuse, innée que les humains ont toujours cherché à imiter, à comprendre, à restituer ?

Pour moi, c’est peut-être ce chant primitif, originel qui incarne le mieux le langage musical universel vers lequel tendent tous les musiciens générations après générations.

Rachmaninov, Piano Concertos, Earl Wild (Chandos Classics)

C’est un des premiers disques que je me suis achetés quand j’étais adolescent. Ayant grandi dans un univers baigné de musique ancienne, je connaissais très peu ce répertoire. Petit, j’ai commencé le clavecin sans avoir jamais touché un piano. Mais je jouais aussi du violon, et avec l’orchestre des élèves du conservatoire où j’étudiais, nous avons accompagné le deuxième concerto de Rachmaninov. Je ressens encore en écrivant ces lignes quel fut mon choc esthétique en découvrant cette œuvre incroyable. La densité de la matière sonore de l’orchestre, la virtuosité insensée de la partie soliste, le lyrisme slave tout en nostalgie : je rencontrais un monde en soi, avec la même fascination qu’en découvrant une culture lointaine à l’autre bout de la planète. Comment se souvenir alors de la filiation entre le clavecin et le piano, comment même l’imaginer ?

EXILS, Rémi Jousselme, guitare (Contrastes Music Records)

Voilà un disque magnifique d’un musicien que j’admire beaucoup et qui est aussi un grand ami. On y trouve des arrangements pour guitare de Joseph Kosma, de Porgy and Bess, du Magicien d’Oz par le compositeur japonais Toru Takemitsu. Il faut aussi absolument faire un tour par la chaîne YouTube de Rémi Jousselme et écouter sa Pavane pour une infante de défunte de Ravel dans une version pour guitare seule : un moment d’une délicatesse et d’une poésie infinies.

Pour suivre Pierre Gallon

Le site de Pierre Gallon

Discographie chez Encelade

Agenda

Couperin, Concerts Royaux. A deux clavecins avec Matthieu Boutineau (cd Harmonia Mundi)

6 juin, Bach, sonates pour clavecin & viole de gambe. Avec Lucile Boulanger (viole), Festival Piano à Riom

28 juillet, Bach, Suites françaises, Festival Musique & Mémoire, sur le plateau des Mille Etangs, Vosges du Sud

Avec Pygmalion (direction de Raphaël Pichon), Théâtre de l’Archevêché, Aix en Provence, Festival International d’Art Lyrique

Reprise prochainement : Tous les soirs du monde, « récit-récital » avec Pascal Guignard. En 2019, le claveciniste enregistrait Blancrocher, l’Offrande, album bande-son par anticipation du dernier roman de Pascal Quignard, L’amour la mer (Gallimard). Le duo mêle leurs regards croisés sur le Paris musical du temps de la Fronde =, un XVIe siècle en pleine mutation, entre échos de salons et réflexions sur un monde à son crépuscule.

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