Culture

Edgar Degas découvre Miss La La au cirque Fernando (The National Gallery)

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 27 juillet 2024

La National Gallery de Londres a produit toute une exposition contextuelle autour de son chef d’œuvre « Miss La La au Cirque Fernando » d’Edgar Degas, une acrobate noire exerçant en 1879 au Cirque Fernando. Fasciné par la grâce des mouvements de la voltigeuse Anna Albertine Olga Brown (1858‒1945), Degas signe – après un travail acharné de préparation – une toile magistrale et ambitieuse, mais incomprise à son époque. L’exposition revient sur les conditions de sa fabrique et cette réception, où rappelle Baptiste Le Guay la mentalité collective banalisait le racisme.

Affiche du Cirque Fernando, Degas discover Miss LaLa (National Gallery Londres) Photo Baptiste Le Guay

Une fascination pour le Cirque

C’est en janvier 1879 qu’ Edgar Degas (1834 – 1917) se rend à une représentation au récemment construit le Cirque Fernando, situé Boulevard Rochechouart à Paris. En assistant au spectacle, le peintre français est stupéfait par les prouesses techniques de la trapéziste surnommée « Miss La La», mêlant équilibre et grâce dans ses acrobaties. Ayant son atelier à côté du cirque, l’artiste finit par fréquenter l’endroit régulièrement, croquis à la main afin de capturer les mouvements des voltigeurs.

L’anonymat systématique des performeurs noirs

L’acrobate noire, de son vrai nom Anna Albertine Olga Brown (1858-1945), est née à Szczecin, en Prusse (désormais la Pologne) d’une mère européenne et d’un père afro-américain. L’identité raciale d’Olga, à la fois en tant qu’interprète et en tant qu’artiste, est abordée dans l’exposition, à travers les recherches sur les modèles noirs en peinture., et tente de la faire sortir de l’anonymat historique qui frappe les artistes de couleur pendant cette période.

Miss La La et troupe Kaira, François Appel, (1878-9), BNF, photo Baptiste Le Guay

Une vedette tête d’affiche

Pourtant de nombreuses affiches publicitaires témoignent de la brillante carrière d’Olga, notamment avec des énormes succès en France et en Angleterre, comme « Miss La La et la troupe Kaira », où Olga Brown débute à 20 ans. Une autre promeut son spectacle pendant l’hiver au Cirque Fernando qui lance sa carrière. Dans l’une de ses attractions phares, elle était annoncée comme « La Femme Canon » (également « La Mulatresse-Canon » et « Vénus noire », des noms qui exacerbent son origine métisse).

Cirque d’Hiver (les papillon noirs et blanc), 1884-5, Emile Lévy, Musée Carnavalet, photo Baptiste Le Guay

Un duo noir et blanc

A partir de 1882, Miss La La fait un duo avec Theophilia Szterker, attirant les foules pour voir « Olga et Kaira, les papillons noir et blanc ». Le fait de les cantonner à une silhouette d’insecte noir ou blanc apparaît comme manifestement raciste. Après que une chute mortelle de Theophilia, Olga continue de performer sous le nom de scène du « papillon Africain ».
La liberté qu’elle a pu avoir dans le choix de ses noms de scène reste inconnu, mais semble limité.

Degas (National Gallery Londres) Photo Baptiste Le Guay (2)

Reproduire le mouvement aérien de Miss La La 

Lorsque Olga Brown débute ses performances au Cirque Fernando en 1878, elle devient « l’attraction du moment, avouer ne pas l’avoir vu équivaut à perdre sa réputation en tant que parisien » affirmait un journaliste de l’époque.

Degas qui venait la voir régulièrement a réalisé plusieurs esquisses de son ascension et de la structure du cirque en décor, autant de travaux préliminaires pour réaliser un tableau en plein spectacle. Dans ce but, le peintre l’invite plusieurs fois poser dans son atelier, notamment pour recréer sa pose en action, qui la recréée à travers des dessins et des pastels préparatoires.

Trois états de Miss La La (droite à gauche) : The Trustees of the Barber Institute of Fine Arts, University of Birmingham; Tate, London/Art Resource, New York; National Gallery, London/Art Resource, New York


Degas, Miss La la, Huile et pastel, 1879 (National Gallery Londres) Photo Baptiste Le Guay

Troublant par sa modernité

Avec un paradoxe, un traitement de la voltigeuse audacieux alors même que la facture du tableau reste traditionnelle en réalisant des dessins avant d’attaquer le tableau à l’huile lui-même. La même année, le peintre Auguste Renoir peint également une scène au Cirque Fernando, montrant d’autres acrobates. Au printemps à Paris, les deux artistes envoient respectivement leurs travaux à différents marchands, celui de Renoir est nettement plus plébiscité car statique et répondant mieux aux attentes du moment.

Degas fait d’elle le sujet de l’une de ses peintures les plus originales et les plus saisissantes, la capturant dans l’un de ses actes les plus périlleux, où suspendu d’une corde serrant entre ses dents, elle s’envole vers le plafond du cirque.

Edgar Degas, Bain de paysannes dans la mer au crépuscule, 1875-6, Photo Baptiste Le Guay


Edgar Degas, Miss La La au cirque Fernando, 1879 (The National Gallery) photo Baptiste Le Guay

Le rapport de Degas au ‘monde noir

Degas identifie Miss La La, titre de son tableau, en la représentant avec ses cheveux naturels et sa peau foncée. Degas avait une mère créole (de descendance européenne) et des membres de sa famille maternelle étaient métissées, où Olga pouvait être associée dans son esprit.

Avant de connaître le Cirque Fernando et Olga, Degas avait voyagé à la Nouvelle Orléans en 1872. Il était resté avec sa famille maternelle, des marchands de cotons lié à l’économie esclavagiste après la Guerre civile américaine. Degas fût impressionné par l’importance de la population noire sur place, le « monde noir » comme il l’appelait. Il admirait de percevoir la beauté d’un monde avec ses différences raciales. Il était « aveuglé » par la lumière étincelante dehors, subjugué par la juxtaposition de l’obscurité et de la lumière, du noir et du blanc. Il continue à son retour à Paris sa pratique du contrejour, représentant les silhouettes devant la lumière. Dans ces travaux, la lumière nous fausse notre perception de la couleur des peau modèles.

Invendu, 25 ans dans l’atelier de Degas

Une fois achevé, Degas envoie son tableau aux quatre marchands impressionnistes parisiens. Considéré comme l’un de ses travaux les plus ambitieux présenté dans la 4é exposition impressionniste indépendantes, le tableau reçu peu d’attention et ne trouva aucun acheteur. Le peintre le gardera dans son atelier pendant 25 ans, avant d’être envoyé dans des expositions à l’étranger, notamment à Londres en 1905. Il fût ensuite acquis par un Canadien milliardaire, où le tableau passa une vingtaine d’années à Toronto, avant d’être récupéré par la National Gallery en 1925 grâce au Fonds Courtauld.

Miss Lala aux Folies-Bergères. Photographie Jules Chret BNF

Le monde du cirque s’impose comme thématique

Retirée à Bruxelles, Olga n’aura probablement jamais vu le tableau dans le Musée Londonien. Cette acrobate a pourtant inspiré de  peintres anglais de la période, comme le révèle les tableaux assemblés autour de la thématique du cirque, célébrant l’agilité, le mouvement et la couleur, inspiré de cette atmosphère excitante insufflée par l’œuvre de Degas. Le visiteur aura ainsi mieux découvrir ce chef-d’œuvre et son sujet, avec force documents pour tenter d’en lever le mystère, toujours aussi fascinant depuis près un siècle à la National Gallery.

Baptiste Le Guay

Pour suivre Miss La La

jusqu’au 1er septembre 2024, National Gallery, Trafalgar Square, Londres. Ouvert de 10 à 18h tous les jours, ferme à 21h le vendredi. Exposition gratuite.

Le Catalogue « Discover Degas & Miss La La» sous la direction d’ Anne Robbins, Chiara Di Stefano avec des essais Laurie FiersteinDarcy Grimaldo GrigsbyDenise MurrellSterre OvermarsIsolde Pludermacher and Christopher Riopelle. National Gallery Global,136 p. 16,95 £.

 

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