Culture

La photographie existentialiste de Frédéric Martin

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 30 juillet 2024

(Artiste inspirant) Le choix du noir et blanc était une évidence pour Frédéric Martin qui, de son propre aveu, vit dans un monde atemporel. Prises dans un continuum conjuguant simultanément tous les temps, ses trois séries, L’absente, Sérotonine et Le blues de la ville intérieure saisissent par leur affirmation, entre assurance et tremblement, de la présence à soi et au monde. Le photographe anime en outre le blog 5ruedu dans lequel il chronique l’actualité photographique. Il revient pour Anne-Sophie Barreau sur son parcours et son travail, prolongé par un passionnant carnet de lecture. 

Polaroïd

Frédéric Martin, photographe existentialiste Photo Frédéric Martin

Depuis combien de temps êtes-vous photographe ?

Frédéric Martin. Ma pratique est récente mais la photo a toujours été présente dans ma vie. Enfant, par exemple, j’avais un polaroïd, même si l’art n’avait pas une place majeure dans ma famille, et plus tard, je suis allé voir les expositions de photos que la Fnac organisait dans la ville où j’étudiais. C’est il y a une quinzaine d’années, après un accident de vie à la suite duquel on m’a dit de voir la vie autrement, que j’ai commencé à faire des photos. J’avais un petit boitier numérique, un des premiers à l’époque, on était en 2009. Je me suis dit que voir la vie autrement, c’était peut-être photographier ce que je voyais.

Comment avez-vous appréhendé le médium ?

Je n’avais ni connaissance technique, ni culture de la photo. Pendant quelques années, j’ai fait des photos de mon quotidien. Puis j’ai commencé à travailler la technique. La rupture se fait autour de 2017 au moment où j’ai fait des lectures de portfolios. La critique était rude. On me reprochait de proposer un travail purement technique sans véritable narration. Je ne remercierai jamais assez Olivier Bourgoin, le directeur de l’agence révélateur, dont les encouragements ont valu de l’or à l’époque. Sur ses conseils, j’ai suivi une masterclass, en l’occurrence la FotoMasterclass de Sylvie Hugues et Flore, commissaire d’expositions et photographe. Celle-ci a débloqué beaucoup de choses et m’a permis de réaliser ma première série, L’absente dans laquelle j’évoque mon quotidien avec mon ex-compagne borderline.

Intime

Qu’est-ce qui s’est débloqué ?

Sylvie Hugues, à l’égal d’Olivier Bourgoin, a joué un rôle majeur dans mon parcours. Elle m’a ouvert la porte de la culture photographique. Le premier jour de la masterclass, j’avais déjà deux ou trois photos de la série L’absente. L’une d’elles a retenu l’attention de Sylvie Hugues qui m’a dit que je tenais quelque chose. Cette photo n’est pas dans le livre mais elle est fondatrice de la série. Le lendemain, Sylvie Hugues est venue avec Mala Noche, le livre d’Antoine d’Agata. À l’instant où elle a posé le livre devant moi, c’était comme si soudain des perspectives immenses s’offraient à moi, j’ai vu ce que je pouvais faire photographiquement. La masterclass animée par Sabrina Biancuzzi et Ljubisa Danilovic que j’ai suivie juste après, la Milk Photography Masterclass, a également été déterminante. Grâce à elle, j’ai fini de me construire photographiquement.

Quand on regarde vos photos aujourd’hui, ce qui frappe au contraire, c’est leur caractère très écrit

J’ai réalisé que l’on pouvait aller au-delà de la simple technique et véritablement écrire des émotions et des sentiments par la photographie.

Les émotions, les sentiments, votre travail, de fait, creuse l’intime

 Je suis encore un jeune photographe, même si j’ai 50 ans,  et j’ai encore un peu de mal à définir mon travail. J’ai une écriture et j’y tiens mais elle est en construction permanente. Alors oui, c’est une photographie de l’intime, mais c’est quoi au juste une photographie de l’intime ? Parler de soi, d’accord, mais après ? Tout récemment, à la faveur d’une marche sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle, j’ai réalisé qu’il s’agit d’une photo existentialiste.

J’ai un rapport complexe au monde dont l’immense absurdité me déconcerte. Ma photographie est existentialiste dans le sens où elle donne à voir mon rapport au monde et ma volonté de le comprendre.

Frédéric Martin, L’absente Photo Frédéric Martin

Qui dit intimité, dit la sienne, mais aussi, souvent, celle d’un ou d’une autre, comme dans L’absente. Comment la série s’est-elle construite ?

Je n’avais pas de légitimité à parler de la maladie de mon ex-compagne. Cela lui appartenait. En revanche, j’avais une légitimité pour parler de la manière dont je vivais cette maladie. C’est en effet une maladie d’une violence inouïe pour le malade mais aussi pour son entourage. La série, de ce point de vue, s’est construite comme une bouée de sauvetage. La prise de vues n’a pas été longue mais j’ai photographié tous les jours. Cela me permettait de mettre des images sur ce que je vivais. Je parle en effet assez peu de mes émotions. En voyant ces images, mon ex-compagne, de son côté, a pris conscience des dégâts de la maladie, à commencer par l’anorexie qui dans son cas a accompagné le trouble borderline. Les photos ont été un déclic, elles ont entrainé une envie de soin.

Frédéric Martin, L’absente Photo Frédéric Martin

Commentant sa pratique, l’écrivain et photographe Christian Garcin dit que tant qu’une chose n’est pas écrite, elle est sentie mais non pensée. Cette réflexion vaut-elle, selon vous, pour la chose photographiée ?

 Je partage tout à fait cette vision. Je pars du principe que ce qui n’est pas dit n’existe pas. Donc ce qui n’est pas écrit, ce qui n’est pas photographié, n’existe pas. Du reste, même si je photographie en numérique, j’ai besoin de passer par le papier pour comprendre ce que j’ai fait et que mon travail existe concrètement.

Utilisez-vous exclusivement le numérique ?

J’aime beaucoup l’argentique mais utiliser cette technique est aujourd’hui beaucoup trop couteux. Je m’en tiens donc au numérique. Et quand les gens pensent que j’utilise l’argentique, cela me va très bien.

Frédéric Martin, Le blues de la ville intérieure Photo Frédéric Martin

Hors du temps

Le noir et blanc est une autre de vos signatures. On pense en particulier à la série que vous avez réalisée à Clermont-Ferrand, Le blues de la ville intérieure

Le noir et blanc est une nécessité. Je pense le monde en noir et blanc quand je photographie et même quand je ne photographie pas d’ailleurs. Le noir et blanc me met hors du temps. Il y a très peu de marqueurs temporels sur mes photos,  pas de voitures, pas de vêtements trop connotés, pas d’enseignes ou alors de très vieilles.

Je vis dans un monde atemporel et l’atemporalité ne va qu’avec le noir et blanc.

Entre L’absente et Le blues de la ville intérieure, vous avez réalisé la série Sérotonine

Le point commun entre ces trois séries, c’est la cassure. Sérotonine parle du deuil d’une façon générale, L’absente de la cassure amoureuse et de la maladie, Le blues de la ville intérieure de la perte de l’enfance.

Ce qui relie mon travail, qu’il soit photographique ou d’écriture, c’est la cassure, la manière dont on fait face quand nos vies s’effondrent.

Photographie et écriture

Frédéric Martin, Le blues de la ville intérieure Photo Frédéric Martin

Vous évoquiez à l’instant votre travail d’écriture. Parallèlement à votre pratique photographie, vous animez en effet le blog 5ruedu sur lequel vous chroniquez des livres photographiques. Comment cette activité est-elle née ?

 Juste avant le premier confinement, Pierre Leotard, le fondateur du magazine en ligne Corridor Eléphant, cherchait un chroniqueur. Or j’ai toujours aimé écrire mais sans ambition particulière. Je lui ai dit que je voulais bien essayer et il m’a commandé une chronique. Le premier jet n’était pas une réussite, c’est le moins qu’on puisse dire, mais Pierre m’a guidé, et au bout du compte, j’ai donc écrit ma première chronique. Puis le confinement est arrivé, et comme j’avais quelques livres de photos à la maison, je décidé de continuer et de publier ces textes sur un blog.

Aujourd’hui, cette activité est devenue primordiale, je ne peux tout simplement plus m’en passer.

Frédéric Martin, Sérotonine Photo Frédéric Martin

Est-ce que cette activité d’écriture nourrit votre pratique ?

La relation entre les deux est complexe. Par moments, elle la nourrit. Je découvre des ouvrages et je me dis tiens, je pourrais peut-être aller vers cela, c’est intéressant. Mais par moments aussi, l’activité d’écriture phagocyte ma pratique photographique tout simplement parce qu’elle prend du temps et que parfois, lorsque je vois ce que les autres font, cela imprègne trop ma photographie. En revanche, ce qui est certain, c’est que mon écriture est aujourd’hui plus affirmée.

Je m’autorise maintenant à mélanger écriture et photographie.

Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

J’ai l’intention de creuser Le blues de la ville intérieure. Dans cette série, l’intéressant, ce n’est pas tant Clermont-Ferrand mais l’enfance. Or, si j’ai déjà approché certaines choses sur ce thème, je ne suis pas encore allée au fond des choses. Je veux donc développer cela. J’ai également un projet, pour le moment fragmentaire, où je mêle précisément photos et écriture et qui explorerait le thème de la fragilité.

Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau le 25 juillet 2024

Pour suivre Frédéric Martin

Le site de Frédéric Martin où se trouvent ses différents travaux photographiques

Ses blogs de chroniqueur

A voir

Sérotonine, film photographique

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