Culture
Deux visions précipitent l’Amérique : Andres Serrano (Musée Maillol) - Stephen Shore (Fondation FCB)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 16 septembre 2024
A deux pratiques de la photographie, en studio ou depuis la fenêtre d’une voiture, se cristallisent deux visions exacerbées de l’Amérique : les « Portraits » d’une ambiguïté grattante d’Andres Serrano, véritable ‘agent provocateur’ au Musée Maillol jusqu’au 13 octobre 2024 et Doom of Beauty, Galerie Nathalie Obadia jusqu’au 21 octobre, et les « road trips » solitaires de Stephen Shore qui font prospérer une photographie « Véhiculaire & Vernaculaire » (catalogue Fondation FCB – Atelier EXB) révèlent et précipitent pour Olivier Olgan au sens chimique du terme les failles d’un continent en pleine dérive.
Toutes mes œuvres, au fond, sont des portraits représentant quelqu’un, quelque chose, un symbole. Au fond, c’est un autoportrait.
André Serano, audio guide
Prévenir les âmes sensibles
Plongé dans le noir pour mieux exposer par un éclairage violent près de 90 photographies tirées en très grand format, la scénographie du Musée Maillol à la fois labyrinthique et tirée au cordeau participe puissamment à l’immersion du visiteur dans cette Amérique puritaine et dysfonctionelle. L’audio guide confié à l’entrée distille les commentaires très précis de l’artiste né à Manhattan en 1950 sur son travail.
Le trublion assumé ne laisse rien au hasard.
Ni dans le traitement toujours sophistiqué de sujets parfois glauques, ni dans la réflexion qu’il souhaite susciter en exposant sous une lumière crue de nombreux tabous : le rapport au sexe et au corps, les grandes obsessions de l’Amérique, la ségrégation et les stéréotypes racistes qui perdurent, une foi qui confine à la bigoterie, la peine de mort et la glorification de l’argent. Quitte à participer à une « guerre culturelle » pour faire bouger les lignes.
Je m’identifie à l’histoire américaine. J’ai beau prendre des photos, j’ai fait d’autres choses aussi. Je ne me vois donc pas comme un photographe, mais comme un artiste.
André Serano, audio guide
Un explorateur ambivalent des limites du beau
Pour dire son fait à son pays qui multiplie les tabous et démons de toute sortes, André Serano n’y va pas jamais par quatre chemins pour interpeller : des séries éprouvantes sur le sexe, la torture, les morgues, sans oublier l’intervention de fluides corporelles et animales en tout genre, avec une omniprésence du sang. Mais traité avec un parti pris esthétique, la beauté classique inspirée de l’histoire de l’art, de Caravage à Géricault.
Volontiers provocateur, mais surtout ambivalent, André Serano ne cesse de revendiquer sa foi chrétienne très intense et sa fierté pour son pays, même si encore sous le choc du 6 janvier 2021, il dit ne plus le reconnaitre.
Le scandale fait partie de la dynamique de Serrano.
Depuis la polémique liée à « Immersion Piss Christ » en 1987 – la photo d’un crucifix plongé dans un liquide jaune orange dont le titre révélait être de l’urine – celui qui se revendique « artiste avec un appareil photographique » surfe sur son aura de soufre et valorise ses choix esthétiques :
« L’urine n’était qu’un moyen de donner une couleur, tout comme le sang. L’aspect solaire très intense qui émanait du bidon plein de liquide était magnifique ne doit pas cacher un artiste qui gratte volontiers où cela fait mal. »
André Serano, audio guide
Bousculer de l’intérieur les codes esthétiques du portrait
Quelle que soit la thématique, des Natives Americans, 1996 qui ouvrent le parcours à The Game: All Things Trump, 2021 qui l’achève, en passant Nomads, réalisée dans le métro en 1990, Holy works, 2011, Infamous, 2019, ou The Robots où des jouets pour enfants peuvent devenir terrifiants… La forme du portrait en studio exacerbe les codes esthétiques traditionnels de l’image soignée dans le moindre détail, renforcée par un jeu subtil de la composition et du cadrage. En références à la peinture classique ou baroque, le travail de la lumière contribue aussi à sublimer le sujet par la beauté des couleurs, même s’il s’agit de sans-abri, des cadavres ou de membres du Ku Klux Klan (The Klan).
Le racisme a toujours fait partie intégrante de l’histoire des États-Unis. Ce n’est pas seulement du passé, c’est encore le cas aujourd’hui. Et ça va continuer parce que les États-Unis sont fort divisés, surtout selon des clivages raciaux. L’Amérique est un grand laboratoire d’une démocratie en tant que melting-pot.
Prendre conscience de la déchéance
Déranger est pour lui une forme de récompense « cela signifie que l’œuvre est riche en sens et interpelle les gens » . Cet agent provocateur reste aussi un formidable révélateur d’une Amérique dysfonctionel à l’image de Trump dont l’installation « The Game: All Things Trump » constitué d’un millier d’objet publicitaire qui clôt l’exposition en dit plus long sur le stratégie de marque du milliardaire que bien des analyses
Le mot EGO qui tourne sur lui-même est l’incarnation-même de
Donald Trump. Trump est un concentré d’égocentrisme.
André Serano, audio guide
Stephen Shore, le voyage vers d’où l’on vient
Au sujet figé et ultra maitrisé de Serrano, répond le regard mobile de Stephen Shore associé à un dispositif de locomotion. Depuis les années 1970, le photographe né en 1947 a photographié l’Amérique depuis la fenêtre de la voiture, puis, du train ou l’avion. Son tout dernier projet, entamé en 2020, consiste à photographier le territoire américain depuis un drone équipé d’une caméra.
De cette quête solitaire presque détachée, Shore accentue une confrontation mélancolique avec cette américanité urbaine en constante métamorphose, mais souvent en déshérence : baraques de bord de route, les petits motels, les panneaux publicitaires en néons, les drive-in, les stations-service,…
Il y a du Edward Hopper dans cette vision de paysages figés sans fin, déclinant une partition de silence. C’est une perte et une vaillance, une séparation qui devient consolation. C’est un oubli de soi qui convoque toutes les présences et ouvre à une paradoxale contemplation sur ces éres dépeuplées
« You don’t need a reason, you need a road »
Il ne s’agissait plus de faire des photographies à la première personne, où tout passe à travers le filtre de mon regard. J’étais désormais capable de créer un petit univers dans lequel le spectateur pouvait déplacer son attention et découvrir certaines choses. Il s’agit d’une manière différente de créer de l’espace dans une photographie et cela implique une relation différente au cadrage.
Stephen Shore
Si la pratique d’ une photographie véhiculaire est traversée par de multiples enjeux esthétiques ou culturels, Shore démontre que l’essentiel d’un projet ne réside pas dans le but apparemment assigné, mais bien davantage dans le chemin de découverte lui-même. Ce n’est pas une coïncidence si le voyage tient une place centrale dans son œuvre, thème d’un magnifique catalogue publié par la FCB l’occasion d’une exposition cet été.
« Il n’y a pas beaucoup d’endroits où l’on peut littéralement visualiser où s’arrête l’espace urbain. Il y a des lieux où l’on perçoit qu’il se passe quelque chose. »
Stephen Shore
À la fois carnet de route et journal personnel
Dans l’œuvre de Shore, le véhiculaire est en somme mis au service du vernaculaire. Ils sont en quelque sorte repliés l’un sur l’autre, comme le démontrent les différentes séries sélectionnées et commentées par leur auteur dans le catalogue.
Ce goût, c’est celui qui vous fait acheter un dimanche matin glacial, sur un marché aux puces de banlieue, une vieille boîte à biscuits en fer à moitié rongée par la rouille, parce que vous aviez exactement la même sur la table du petit déjeuner pendant toute votre enfance. (…) Shore pointe du doigt ces environnements, ces formes, ou ces objets du quotidien que l’on ne voit plus tellement ils sont devenus familiers. Ses voyages sont une manière de retrouver cette identité typiquement nord-américaine, cette culture du chez soi.
Clément Chéroux, extraits du catalogue.
Serrano/Shore, deux visions de l’Amérique, qui éclairent les contradictions du continent, qui n’a jamais été aussi exacerbées.
Pour suivre André Serrano et Jason Shore
jusqu’au 13 octobre 2024, Andres Serrano. Portraits de l’Amérique, Musée Maillol, 59-61 rue de Grenelle, 75007, Paris – De 10h30 à 18h30 Nocturnes les mercredis jusqu’à 22h
Catalogue, sous la direction de Michel Draguet, Élie Barnavi, Benoît Remiche (sur place)
jusqu’au 21 octobre, Andres Serrano, Doom of Beauty, Galerie Nathalie Obadia, r. du Cloître St-Merri, Paris
la Galerie Nathalie Obadia, Paris/Brussels, le représente depuis depuis 2012.
A écouter : André Serrano, (Affaires culturelles, France Culture)
Catalogue, Stephen Shore, Véhiculaire & Vernaculaire, de Clément Chéroux, Atelier EXB – Fondation HCB, 190 p. – 49€
Dans un brillant essai introductif, Clément Cheroux rappelle que photographier depuis une voiture est devenu un genre esthétique à part entière, inscrit dans la tradition américaine (Walker Evans, Robert Frank…) où « se cache un fantasme d’hybridation (mécanique) éminemment moderne ».
Réunissant plus d’une centaine de photographies prises entre 1969 et 2021 sur le territoire nord-américain, chaque grande série est commentée par Stephen Shore interviewé par Clément Chéroux, notamment celles qui ont fait la notoriété du photographe — Uncommon Places et American Surfaces — au côté de projets moins connus, notamment les séries, « You need a road » commerciale pour Nike et « Aerial surveys » réalisée à l’aide de drones.
« Ce qui m’a amené à porter mon regard sur des choses qui n’étaient habituellement pas photographiées. C’est ainsi qu’est né American Surfaces. J’avais cette idée d’un regard sans interface, ou d’un regard moins médiatisé. Cela m’intéressait de faire des photographies sans la médiation du conditionnement visuel. Mais le faire de façon aléatoire n’est pas la même chose que le faire intentionnellement. »
Stephen Shore, American places
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