Culture

Lila Hajosi, cheffe de l’ensemble Irini, pour la beauté de la musique chorale sacrée

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 28 septembre 2024

Ne dites pas à Lila Hajosi qu’elle dirige de la « musique ancienne« … Au secours ! Pour ses complices de l’Ensemble Irini, fondé en 2015,  leur répertoire rapprochant les polyphonies de la Renaissance et les liturgies orthodoxes, c’est d’abord « de la musique, tout simplement ». Seul compte qu’elle touche le public, qu’elle le surprenne. Son 3e cd Printemps Sacré, vivre, mourir, (re)naître (Paraty) – concert de lancement 22 novembre à l’Eglise des Blancs-Manteaux, Paris – porte cette ambition: éclairer la sagesse d’hier et les bouleversements spirituels d’aujourd’hui. Restée fidèle à la vocation de l’ensemble dont le nom qui signifie “la Paix” en grec, Lila Hajosi confie à Olivier Olgan les ressorts esthétiques de son engagement de musicienne. Pour mieux nous élever.

Comment de chanteuse lyrique, Lila Hajosi est-elle devenue cheffe dédiée aux polyphonies sacrées d’Orient et d’Occident ? En effectif polymorphe, sans soprano, l’Ensemble Irini qu’elle a fondé en 2015 illumine de couleurs nouvelles, chaudes et profondes le répertoire de la Renaissance et des liturgies orthodoxes.
Après Maria Nostra (2018) et O Sidera (2019), Printemps Sacré, vivre, mourir, (re)naître tisse un lien spirituel entre deux destinées fracturées ; Heinrich Isaac, « le Bach de la Renaissance » et la liturgie orthodoxe géorgienne, résistant aux différentes acculturations qui tentent de l’effacer. Lila Hajosi ne conçoit pas la musique autrement qu’engagée, pour faire bouger les lignes. Elle revient sur son parcours de cheffe.

Comment est née votre passion pour les musiques anciennes ?

J’ai eu la chance de passer mes vacances, pendant une partie de mon enfance, dans le village des Baux de Provence, dans une maison semi-troglodyte située sous le château en ruines. De là vient sans doute mon goût pour l’ancien… et les ténèbres ! Il y avait fréquemment des reconstitutions médiévales au château et j’ai eu un gros coup de foudre pour cet univers des chevaliers, les récits d’heroïc-fantasy (genre littéraire médiéval et fantastique, ndlr), et la musique de cette époque. De disque en disque, je me suis fait ma culture : ceux de Jordi Savall, des enregistrements de musiques de Bach, etc.

Avant d’accéder au conservatoire puis à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, j’avais rencontré le musicien Henri Agnel, qui venait avec son ensemble Les Ménestriers aux Baux-de-Provence. Il m’a formée aux musiques anciennes et du monde. Il m’a appris à jouer de la musique classique indienne comme du oud, du cistre, etc. Je tiens de lui le goût pour la fusion des styles.

Pour moi « ancienne » équivaut à poussiéreux, figé, élitiste, de niche, spécialisé… Au secours ! C’est de la musique, tout simplement. L’important est qu’elle touche le public, qu’elle le surprenne.

Quelles traditions musicales fait entendre l’ensemble Irini ?

Le propos est avant tout de faire de la musique vocale et polyphonique. Ensuite, de faire de la musique sacrée et ancienne avec un prisme sur la tradition catholique et orthodoxe, les deux églises de Rome et de Byzance.

Lila Hajosi cheffe de l’ensemble Irini Photo Lucas Concas

J’ai choisi la musique sacrée car il y a toujours quelque chose en plus par rapport à la musique profane. Sacré signifie « ce qui est à part », ce qui est plus grand que la somme de nous-mêmes. Quand nous chantons, nous cherchons une unité pour atteindre quelque chose, un rassemblement et une élévation… mais c’est finalement la définition de la musique pour moi.

Pour le moment, l’ensemble Irini suit cette ligne et grandit dans cette identité. Mais je rêve que, bientôt, on ne regarde plus notre ligne, mais qu’on identifie notre son. Nous avons commencé en trio mais nos programmes impliquent désormais des instrumentistes pour passer au format chœur de chambre, soit entre cinq et dix chanteurs et chanteuses et musiciennes que je dirige.

Mes prochains projets poursuivent cette trajectoire et j’ai l’ambition de doubler cet effectif pour entrer de plein pied dans une nouvelle dimension musicale.

Est-ce facile de passer de chanteuse à cheffe de chœur ?

Dans mon cas ce fut une bascule très violente… Je ne peux plus chanter. J’ai réalisé il y a trois ans que mon larynx ne m’offrait qu’une autonomie de dix minutes de chant… J’ai chanté mon premier et dernier opéra à La Monnaie de Bruxelles en octobre 2020. Ce fut une grande angoisse, jusqu’à comprendre ce qui se passait, et construire ma nouvelle place de cheffe.

Je me pense comme une médiatrice entre le public et le son des artistes. Cette position me convient pleinement.  Aujourd’hui je n’ai aucun regret : je me régale. Et je suis toujours émerveillée que les artistes puissent chanter si longtemps !

« Quand nous chantons, nous cherchons une unité pour atteindre quelque chose, un rassemblement et une élévation… et c’est finalement la définition de la musique pour moi. »

Comment voyez-vous le futur d’Irini ?

Je veux continuer sur notre lancée, ne pas m’arrêter, ne pas me reposer, éviter à tout prix l’effet de plateau et continuer à me poser des défis et à les poser à mon équipe artistique comme à mes collègues du bureau. Cet ensemble a la chance inouïe de soulever l’enthousiasme de soutiens précieux, que ce soit au niveau de l’Etat, des collectivités comme du mécénat. Dans un contexte de repli massif des moyens de la Culture et au vu de la situation catastrophique du spectacle vivant dans son ensemble, nous mesurons plus que jamais notre fortune. Avec toute cette énergie, avec tous ces investissements et cet espoir placé en nous, pas question de végéter.

Nous avons commencé à mettre en place un programme de médiation artistique à long terme avec une structure médico-sociale pour adultes handicapés psychiques, nous avons agrandi l’équipe, nos artistes ont désigné des délégués… nous avançons en bloc, ensemble, dans le respect et l’écoute mutuelle et avec des convictions puissantes. Forte de ce socle solide, je veux pousser cet ensemble vers de nouveaux horizons. Projet d’envergure en double chœur et cuivres anciens, projet 100% féminin en collaboration avec une metteuse en scène, collaboration avec un orchestre contemporain, nouveau disque… 2025 et 2026, si tout va bien, vont être des années rock’n roll.

Arrêter de faire des musiques différentes, ce serait ne donner à manger à un enfant que du chocolat pour être sûr qu’il mange, plutôt que lui faire goûter aussi les épinards. C’est de la maltraitance.
Pour moi, c’est pareil pour la musique.

 Quel sens, quelle raison donner à la musique sacrée ancienne ?

Il suffirait de parler de sa beauté. Mais avec l’Ensemble Irini je n’ai pas souhaité m’en contenter, j’ai voulu trouver une cause profonde à la fascination qu’elle exerce, un sens à donner à mon travail, un axe, un vecteur de transmission, tant aux artistes qu’au public.

Espace et temps : «Ici» (et donc maintenant) «c’est sacré / on consacre, on rend inviolable». Voilà ce que nous faisons, voilà ce que nous offrons : un temps mis à part, soustrait, arraché au temps effréné du quotidien. Voilà ce que signifie pour nous donner un concert de musique sacrée.

De fait, quel que soit le lieu où il se tient, celui-ci s’en trouve «consacré», par un rituel presque liturgique, celui de la rencontre entre une assemblée qui écoute et une assemblée qui donne son office sonore. C’est une (re)mise en jeu permanente, un parcours de funambule dans l’immédiateté de la musique. Ce sont des corps qui se rencontrent, qui respirent le même air, des humeurs au sens propre comme au figuré qui se heurtent, se mélangent, se transcendent.

C’est un acte d’union, aussi totale qu’éphémère. Dans l’alchimie de la polyphonie comme dans celle qui se joue avec le public, chercher plus grand que la somme de nous-mêmes.

Quelle est l’ambition avec “Printemps Sacré”, votre dernier enregistrement que l’Ensemble Irini chante en octuor, à travers des œuvres à 3, 4 et 6 voix pour nous entraîner au cœur d’un mouvement qui façonne l’Histoire et nos vies : Vivre, Mourir, (Re)naître ?

À travers les thèmes de la jouissance, du deuil et de la résurrection, ce récit allégorique suit deux destinées fracturées :

  • celle du compositeur exceptionnel Heinrich Isaac – génie de l’école franco-flamande, concurrent de Jospin Desprez, dernier héritier de Dufay et Binchois. Ce « véritable Bach de la Renaissance » connaît les affres de la guerre et de l’effondrement de son monde à travers la révolution de Savonarole, et la chute des Médicis, puis le long exil, avant le retour tant espéré, dans sa Florence natale au terme de sa vie.
  • celle, en miroir, de la liturgie géorgienne, résistant aux différentes invasions dont le patrimoine musical, récemment consacré par l’UNESCO, constitue par sa seule existence un acte de résistance.

En 3 actes, l’Ensemble Irini en octuor a cappella raconte un voyage initiatique, entre effondrement et renaissance, sur le fil d’Ariane de la résilience. Né au creuset des secousses et des incertitudes de notre temps, entre crises sanitaires et climatiques, guerres et replis identitaires, Printemps Sacré est une ode à la vie, à la jouissance, et à l’espoir.

C’est donc d’abord au prisme de cette dialectique entre fracture et naissance que la musique exceptionnelle du compositeur Heinrich Isaac et les chants liturgiques de Géorgie trouvent un espace de résonance.

Propos recueillis par Olivier Olgan le 18 septembre 2024 pour aller plus loin lire son carnet de lecture

Pour suivre Lila Hajosi et l’ensemble Irini

 

Le site de l’ensemble Irini

Discographie

  • Printemps sacré, Motets sacrés d’Heinrich Isaac (1450-1517) Chants liturgiques de Géorgie, Psalmus, 2024
  • O Sidera, Paraty PIAS Harmonia Mundi, 2021
  • Maria Nostra, L’Empreinte digitale – Socadisc, 2018

Agenda 2024

  • 11 octobre, 20h30, O Sidera, une traversée sur le fil des mystérieuses prophéties des 12 Sibylles de Roland de Lassus, entre lesquelles viennent s’enchâsser des pièces hypnotiques de la liturgie byzantine, St Nektarios d’Egine, St Koukouzélis, Eglise de Notre Dame, Festival Baroque de Pontoise 
  • 12 octobre, Janua, à travers les œuvres monumentales de Dufay et de ses contemporains byzantins Chrysaphe et Plousiadenos, Irini vous emmène à la découverte d’une période unique, aussi brève que méconnue : celle de la dernière tentative d’unification de l’Orient et de l’Occident au XVe siècle, Abbaye de Saint Victor, Marseille
  • 22 novembre 20h, Printemps sacré, Eglise des Blancs-Manteaux, 12 rue des Blancs-Manteaux, 75004 Paris

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