Des classiques à voir ou relire : Rambert, Duras, Hugo, Camus et Anouilh

Qu’est-ce qu’un classique ? Un texte qui traverse les décennies en gardant sa présence actuelle, un tremplin de mots à incarner par des acteurs férus du presque vrai théâtral, ou un miroir où le spectateur peut se retrouver le temps d’une fiction introspective ? Les cinq spectacles conseillés sont à la fois tout cela et bien plus encore tant l’accord texte/acteurs fusionne à merveille : Clôture de l’amour, de Pascal Rambert (L’Atelier > 11 novembre), L’amante anglaise, de Marguerite Duras (L’Atelier > 31 décembre), Pauvre Bitos, de Jean Anouilh (Hébertot > 5 janvier), La Chute, de Camus/ Jean-Baptiste Artigas (Essaion > 6 janvier 26), L’homme qui rit, de Hugo/Geneviève de Kermabon (Poche-Montparnasse > 30 janvier). Autant de classiques pour Olivier Olgan qui défient le temps, les modes, pour mieux nous émouvoir.

Clôture de l’amour, de Pascal Rambert (Théâtre de l’Atelier)
avec Audrey Bonnet et Stanislas Nordey

Rien de plus « classique » qu’une rupture. La fin de l’amour est une ligne conductrice forte au théâtre de Racine à Tchekhov. Sauf que la version de Pascal Rambert met par sa radicalité dramatique et émotionnelle la barre très haut. Avec des allures de tragédies antiques et de matche de boxe de rue. Aucun coup moucheté, et des piques acerbes, taillées pour percer le cœur et faire mal.

Audrey Bonnet et Stanislas Norde, inconciliables dans  Clôture de l’amour, de Pascal Rambert (Théâtre de l’Atelier) Photo Marc Domage

Un dispositif minimal

La scène de l’Atelier est quasi nue, aplatie par un éclairage franc qui fait ressembler l’espace à un lieu de répétition, un homme et une femme se présentent. La tension est palpable, elle monte d’un cran quand l’homme prend la parole pour incendier d’emblée sa partenaire. Pendant près d’une heure, il fait table rase de leur relation, dans un torrent ininterrompu de reproches.  Sous les coups, son ancien amour se recroqueville de plus en plus sur elle-même, prostrée; quasiment à terre. Elle ne doit son salut et une interruption de la logorrhée qui l’étouffe, à l’irruption d’ un chœur d’enfants qui avait retenu la salle pour une répétition. Après leur chanson, havre de calme dans ce huis-clos, il quitte sa salle.

Une respiration de courte durée. Sauf que réagissant la première, la femme reprend la main. Plutôt relève le gant. Son monologue lui aussi d’une heure est aussi incisif que libératoire…

Cette « clôture de l’amour » submerge tout

Témoin impuissant, le spectateur cherche à s’agripper au flot d’estocades, de cris et d’invectives, parfois géné, souvent fasciné, quelque fois compatissant, coincé qu’il est entre ces deux êtres dont la déchirement entraine une insondable douleur. Il ne peut qu’être groggy de cette joute verbale, où les deux acteurs-combattants l’entrainent à son corps défendant dans leur posture irréconciliable, leur fêlure et leur folie destructrice. Ce Divorce à la Française qu’Eliette Abecassis vient de si bien croquer, elle aussi.

Créée au Festival d’Avignon en 2011, représentée plus de 220 fois en France, la pièce écrite et interprétée pour et par Audrey Bonnet et Stanislas Nordey a été traduite dans 26 éditions étrangères et jouée dans 13 pays et continue de tourner à l’international.
Un classique désormais foudroyant de vie, miroir de notre difficulté à garder l’amour.
jusqu’au 11 novembre, Théâtre de L’Atelier, 19h le lundi, à 18h le samedi et le dimanche.

L’amante anglaise, de Marguerite Duras, mise en scène Jacques Osinski (Théâtre de l’Atelier)
avec Sandrine Bonnaire, Grégoire Oestermann et Frédéric Leidgens

L’amante anglaise, de Marguerite Duras, mise en scène par Jacques Osinski Photo OOLgan

Classique aussi: le fait divers hissé en introspection de la nature humaine. Ici, le meurtre d’une cuisinière, découpée et jetée au-dessus d’un pont ferroviaire façon puzzle par son employeuse – appelle un interrogatoire de la coupable pour comprendre son acte et de son mari, seul capable d’éclairer les motifs. Très conventionnel diriez-vous ! Sauf que Marguerite Duras hisse le drame en tragédie, au-delà des mots, en creusant les silences et parfois notre patience même si le texte est virtuose et bouleversant. D’abord par un dispositif dramatique et scénique minimal. Jugez-en. L’interrogatoire du mari de plus d’une heure s’effectue sur une chaise devant le rideau du théâtre, les questions sont posées de l’orchestre par une voix anonyme. Ensuite c’est autour de la femme. Seule différence, le rideau est levé sur une scène vide. Sur sa chaise, Claires Lannes joue de son ambiguïté et de sa fragilité pour esquiver – et garder – sa vérité.

L’amante anglaise, de Marguerite Duras avec Sandrine Bonnaire Photo Pierre Grosbois (- La Chute, avec Jean-Baptiste Artigas Photo Philippe Hanula

Un défi aux acteurs – bustes

Grâce à la direction d’acteur du metteur en scène Jacques Osinski, il faut saluer la performance de deux acteurs quasi immobiles sur leur chaise, Grégoire Oestermann et Sandrine Bonnaire qui réussissent malgré tout à donner une chair et un semblant de profondeur – certes ambigus – aux mots et aux maux de leurs existences sans intérêt, sans relief, sans avenir. Réussite aussi de Frédéric Leidgens, interviewer passionné et attentionnée dans sa foi de comprendre l’incompréhensible à la fois très humain, et très tenace pour percer une vérité qui n’éclot jamais. Le spectateur est mené lui aussi à dure épreuve, dans ce huis clos immobile et éprouvant, à se frotter à ce couple impuissant, dans toutes les sens du terme, sans partage, sans compassion, sans issue.

L’insondable mystère de Claire Lannes

A part une solitude abyssale, vous ne saurez pas grand-chose au final de cette Claire Lannes, dans la vie au sens propre et figurée semble absente, enfouie dans des souvenirs sans éclats, ni traces de bonheur. Et malgré l’immobilité, Sandrine Bonnaire est rayonnante dans cette ambiguïté. Face aux questions sans réponses, les mots (de Duras) transpercent des vies dont la vitalité s’est évanouie. Vous sortirez fascinés par «l’inquiétante étrangeté» de « quelqu’un qui ne s’est jamais accommodé de la vie », typiquement, peut-être trop, durassienne.
Jusqu’au 31 décembre 24, Théâtre de l’Atelier, puis en tournée

L’homme qui rit, de Victor Hugo, adapté, mise en scène et joué par Geneviève de Kermabon (Poche-Montparnasse)

L’homme qui rit, de Victor Hugo, adapté, mise en scène et joué par Geneviève de Kermabon (Poche-Montparnasse) Photo DR

Classique L’homme qui rit ? Bien sur mais ce roman se lit-il encore ?  Adapté en un seul en scène par Geneviève de Kermabon, il garde toute sa puissance dramatique. Bien sûr que la comédienne formée à la rue Blanche et à l’école du cirque Gruss, y taille sa route, tire son miel de façon assumée et percutante. Le texte de Hugo vaut bien- et elle nous le prouve ! – les saillies des stand-upers modernes. Sauf qu’ici, nous sommes ni dans le selfie, ni à se regarder le nombril dans le monde contemporain.
Au contraire, le vieux Hugo garde tout son verve et son ingénuité à combattre les stéréotypes de classe ! Et cela nous parle.

«Ô tous puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain».
Ainsi crie cet héros hugolien par essence, sur lequel de Kermadon se concentre, Celui à qui, enfant, les «Comprachicos» avaient fendu la bouche pour l’exhiber dans les foires. Adulte, il se découvre fils de Lord, et s’engage dans un combat politique que son visage, cassé pour déclencher l’hilarité, rend vain…
La promesse de fond et d’humaniste est tenue. Merci Madame Kermabon !
​Jusqu’au au 30 décembre 2024, le lundi à 21h, Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse 75006 Paris

Pauvre Bitos ou Le diner de têtes, de Jean Anouilh (Théâtre Hébertot)

Bien avant Le Diner de cons que Francis Weber a d’abord conçue pour le théâtre en 1993, Jean Anouilh avait écrit Pauvre Bitos ou Le diner de têtes en 1955 sur le même principe; un quidam n’est invité à une réception que pour être humilié. Sa création fit scandale pour sa violence féroce contre une Epuration hypocrite et lâche. Invisible depuis 1967, après son succès la saison dernière, Thierry Harcourt la reprend au  et prouve que l’efficacité de cette farce noire et grinçante à souhait n’a rien perdu ni de sa force, ni de sa modernité contre la bêtise, surtout quand elle se pare de la vertu. Tous les Bitos du monde s’y retrouveront, parie Olivier Olgan et riront de la légende noire du cave qui se rebiffe, grâce à une distribution brillante menée par Maxime d’Aboville dans le rôle-titre ! Lire plus par Singular’s
jusqu’ au 5 janvier 2025, Théâtre Hébertot 

La Chute, d’après Camus, de et par Jean-Baptiste Artigas (Théâtre Essaïon)

Après l’incarnation distanciée magistrale de Stanislas de la Tousche pendant près de trois saisons, c’est autour de Jean-Baptiste Artigas, d’adapter, mais surtout d’incarner cette « confession calculée » selon le mot de Camus. La Chute, le fascinant monologue de Camus est une marche très haute pour tout comédien et metteur en scène.

La Chute, d’après Camus, de et par Jean-Baptiste Artigas au piano Photo Philippe Hanula

Plus physique, la proximité de la salle -cave de l’ Essaïon s’y prête bien, l’acteur-metteur en scène donne corps dans tous les sens du terme, physiquement par sa carrure de transbordeur, tout à fait crédible dans un bar interlope d’une ville portuaire, dramatiquement aussi en renforçant les mystères de la confession-miroir cet intrigant « juge-pénitent ».

« Il a le cœur moderne, c’est-à-dire qu’il ne peut supporter d’être jugé. Il se dépêche donc de faire son propre procès, mais c’est pour mieux juger les autres. Le miroir dans lequel il se regarde, il finit par le tendre aux autres. Où commence la confession, où commence l’accusation ? »
Albert Camus ’Prière d’insérer’’, La Chute, mai 1956

Avec deux chaises il cadre bien les ressorts de ce narrateur. Quelques rythmes d’un piano jazz aussi déglingué que lui, délayent un peu la pesanteur de ce réquisitoire mise en abime d’un «roman de la négation» sans concession contre toutes certitudes de l’homme « moderne ». Ce face à face avec sa conscience, entre culpabilité et ricanements dans une suffocation partagée étreint le spectateur, et ne le lâche plus … bien après le spectacle. Revient Camus, ils sont devenus fous!
jusqu’au 6 janvier 25, Théâtre Essaïon Les dimanches à 18H , les Lundis à 19H

Alors qu’est-ce qu’un classique ?

«  Suivant l’étymologie populaire, un classique est un écrivain qu’on lit en classe, comment Roland Barthes disait que la littérature, c’est ce qui s’enseigne. (…) Plus l’échelle de l’observation devient petite, plus la complexité du système s’accroît, au point de devenir infinie. C’est ce qu’a observé la théorie du chaos. (…) Plus on mesure de près la longueur de cette côte, plus cette longueur augmente.
« C’est l’infini dans le fini », comme disait Baudelaire de Delacroix. Et la littérature n’est pas sans présenter cet ordre de complexité : plus on l’analyse de près, plus il y a à dire. »
Antoine Compagnon, professeur au Collège de France.

Olivier Olgan