Culture

Geoffroy Dumonstier, L’extravagante Renaissance (Pôle culturel Grammont de Rouen - Lienart)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 10 décembre 2024

Geoffroy Dumonstier, si vous n’êtes pas spécialiste de la Renaissance française, ce peintre, enlumineur et graveur rouennais du XVIe siècle, ne vous dira pas grand-chose. C’est tout le mérite de l’équipe pluridisciplinaire sous la direction de Vincent Maroteaux des Archives départementales de la Seine-Maritime, appuyé celles de la BNF et du Louvre que d’avoir réuni leur force pour sortir de l’ombre l’œuvre de cet artiste polyvalent: de son atelier échoppe de Rouen au Château de Fontainebleau et la cour du Roi. L’exposition réunit une centaine d’œuvres au Pôle culturel Grammont à Rouen jusqu’au 4 janvier 2025 et constitue pour Olivier Olgan un véritable écrin pour se plonger cette « Renaissance extravagante », entre idéalisme et humanisme, appuyé par un catalogue raisonné (Lienart) qui condense autant une enquête scientifique que des révélations artistiques.

Sortir de l’ombre un héraut rouennais

Geoffroy Dumonstier, Le Lustre des temps, 1534 Photo OOlgan

Le double mérite de cette recherche collective est de mettre en lumière un créateur profondément original qui se révèle à travers une décennie de recherches; elle souligne au fur et à mesure des attributions récentes son influence entre la tradition rouennaise de l’enluminure, qu’illustrent notamment les Chants royaux réalisés pour l’échevin Jacques Le Lieur, et le maniérisme italien que Dumonstier a pu apprendre en travaillant auprès du maître Rosso sur le chantier de Fontainebleau.
De la première, sans doute, il a hérité la vivacité des couleurs et l’inventivité.
Du second, on retrouve le trait incisif et nerveux et la ligne tourmentée dans cette touche si particulière qui grâce à cette enquête devient mieux connue, même si des questions restent en suspend.

Hybridant de façon profondément originale la poétique de l’enluminure pratiquée à Rouen et le maniérisme développé par Rosso Fiorentino à Fontainebleau, l’art de Geoffroy Dumonstier, bien que méconnu, apparaît aujourd’hui hors du commun, presque aussi excentrique et désinvolte que savant.
Gilles Pécout Président de la Bibliothèque National de France

Geoffroy Dumonstier, Livre d’heures, dit Heures d’Henri d’Anjou, roi de Pologne, Détrempe sur vélin (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

L’épanouissement à Rouen

Grande ville de commerce en plein épanouissement artistique, autant architectural qu’éditorial, dotée d’un port de renommée internationale dès la fin du Moyen Âge, Rouen est au XVIe siècle le troisième centre d’imprimerie en France, loin derrière Paris et Lyon. La ville est par ailleurs le lieu de transit de livres imprimés qui ne compte pas moins d’une centaine d’imprimeurs vers 1550. L’enluminure connait elle aussi une reconnaissance soutenue par un réseau de mécènes, dont la technique n’avait rien à envier à ceux de Naples ou Florence.

Une généalogie d’enlumineurs

S’il est depuis longtemps identifié comme un des plus remarquables représentants de ce creuset rouennais, la figure de Geoffroy Dumonstier n’est pas vraiment sortie de l’ombre. Historien de l’art et actif éditeur de sources, Jules Guiffrey faisait en 1905 le constat que sa vie restait « enveloppée d’épaisses ténèbres » d’autant qu’il était cité surtout comme le père d’autres artistes du même nom, Étienne, Pierre et Côme, parvenus à la célébrité pour leur qualité de portraitistes. Si, dans les actes retrouvés, Geoffroy Dumonstier reste presque toujours désigné comme enlumineur, plus rarement comme peintre, le travail exposé en fait désormais un artiste polyvalent, figure d’une Renaissance entre humanisme et alchimie.

Geoffroy Dumonstier, enluminures (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Combler des lacunes

Entre 1538 et 1540, Dumonstier est engagé au chantier du château de Fontainebleau sous les ordres de Rosso Fiorentino. C’est sans doute à cette occasion qu’il fait la connaissance de l’artiste bolonais Antonio Fantuzzi qui, comme lui, collabora au décor voulu par François Ier. Les deux peintres se mirent à l’eau-forte dans les mêmes années, 1542-1543, mais probablement dans des ateliers différents.

Geoffroy Dumonstier, de Rouen à Fontainebleau (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan


Geoffroy Dumonstier, La Nativité, eau-forte (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Une indépendance stylistique

A travers ses eaux fortes et ses enluminures, Dumonstier s’impose avant tout comme un artiste résolument singulier. L’un de ses traits distinctifs réside dans le choix de ses sujets. Alors que les graveurs de Fontainebleau transcrivent principalement les modèles dessinés par d’autres artistes, et souvent liés aux décors conçus pour le château, les eaux-fortes de Dumonstier sont de son invention. Ce dernier se démarque aussi du goût bellifontain par sa prédilection pour les sujets religieux, dans lesquels sa capacité d’invention impressionne.
En témoignent notamment les cinq variations qu’il propose autour de la Nativité, qui présentent chacune des particularités iconographiques et qui, pour certaines, offrent des effets de clair-obscur résolument inédits dans l’art de l’estampe française de cette époque.

Dumonstier s’impose comme un artiste nourri à la fois de la culture antique et des débats théologiques de son temps.

Ses œuvres s’éclairent des réflexions menées au moment du concile de Trente, et ses nombreuses références à l’Immaculée Conception, un culte déjà bien établi à Rouen, font peut-être aussi écho à la position tridentine sur ce sujet qui, sans l’ériger en dogme, en pose néanmoins les fondements.

Geoffroy Dumonstier, La Déposition de croix et la pamoison de la Vierge, gravure (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Les inventions du ‘Parmesan ou Schiavone français

Si l’empreinte des maîtres de Fontainebleau, Rosso et Primatice, marque tout son œuvre, elle se mêle à bien d’autres sources d’inspiration, parmi lesquelles se retrouvent aussi Michel-Ange et Parmigianino. P. Zani, du reste, avait proposé de le surnommer le « Parmesan ou Schiavone français » La vivacité de sa pointe et l’emprunt de motifs précis, comme les drapés volant dans les airs ou les visages de profils conversant dans les arrière-plans, en attestent.

Nourri de multiples modèles, Dumonstier parvient aussi à s’en extraire. Comme l’a bien formulé F. Herbet au sujet de ses rapports avec Rosso, Dumonstier « n’est pas un élève interprétant les dessins de son maître ; c’est un maître essayant d’exprimer ses propres pensées». À cet égard, « La Déposition de croix et la pamoison de la Vierge », par sa complexité iconographique et la synthèse des influences stylistiques qu’elle opère, est peut-être l’œuvre qui permet le mieux de saisir sa profonde originalité.

Geoffroy Dumonstier, de Rouen à Fontainebleau (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Des questions ouvertes

Ni l’approche de l’œuvre de Geoffroy Dumonstier par technique, trop dispersée, ni son examen thématique, trop détachée du style, ne permettent selon les spécialistes de suivre sans risque l’évolution de son art compte tenu des parts d’ombre restantes des recherches effectuées. Dumonstier se distingue néanmoins des graveurs actifs à Fontainebleau : il grave, non les œuvres d’autrui, mais ses propres compositions et tire la plupart de ses épreuves sur des papiers différents des leurs, en outre très souvent semblables à ceux en usage en Normandie dans les années 1539-1555.

Ses interventions présumées à Écouen, et peut être aussi au château de Montceaux-lès-Meaux justifient en partie l’attention royale dont Dumonstier dont il paraît avoir bénéficié jusqu’à la fin de sa vie, ainsi que la confiance témoignée par la reine mère, Catherine de Médicis, envers les fils Pierre et Étienne, dès 1569 et du convoie Le 13 octobre 1573 de trente hommes d’église pour son inhumation au cimetière des Innocents.

Geoffroy Dumonstier, Usages géométriques de l’astrolabe (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Des perspectives stimulantes

Geoffroy Dumonstier, de Rouen à Fontainebleau (Pôle culturel Gramont, Rouen) Photo OOlgan

Au fil de ce parcours nourri d’une enquête serrée de nos détectives esthétiques,  il convient d’interroger l’imaginaire de Geoffroy Dumonstier, dans lequel le maniérisme joue un rôle essentiel, intégrant les modèles de Rosso ou de Dürer et certaines de ses figures dérivent de la statuaire antique. Le rouennais garde un réflexe visuel archaïque, issu de la tradition des mystères, qui avait habitué les peintres à composer leurs narrations en une succession de tableaux vivants. Il accorde une importance exceptionnelle à la lumière, essentielle à la construction de ses scènes saintes selon le principe de l’hypostase, d’où leur apparence suspendue. Il n’y a pas d’espace ni de perspective ni de temps. Il distingue par ce moyen les êtres sortis des ténèbres grâce au logos, devenus des êtres du monde sensible par l’émanation de la Lumière, lumière qui n’est pas étrangère à la spiritualité à travers le processus de la transmutation des métaux et qui autorise une lecture alchimique ou une interprétation théosophique.

L’imaginaire de Geoffroy Dumonstier semble ainsi tissé d’explorations diverses. Les corrélations entre ses solutions iconographiques et le contexte philosophico-spirituel témoignent d’un esprit de curiosité érudite, en tout cas d’une réelle application à l’exégèse visuelle. L’ouverture des recherches vers des sources encore délicates à manier, comme les traités alchimiques, pourraient apporter des réponses inattendues à la compréhension de l’art figuratif de son époque.
Carmen Decu Teodorescu, L’imaginaire de Geoffroy Dumonstier

Olivier Olgan

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Pour aller (encore) plus loin sur Geoffroy Dumonstier

 

  • Jusqu’au 4 janvier 2025, Archives de la Seine-Maritime, Pôle culturel Grammont, 42 Rue Henri II Plantagenêt, 76100 Rouen, du mardi au vendredi de 9 heures à 18 heures, le samedi de 13 heures à 18 heures au pôle culturel Grammont à Rouen. Tél. : +33 (0)2 35 03 54 95
  • Entrée libre : visites de groupes gratuites sur réservation : mediation.archives@seinemaritime.fr

Catalogue (raisonné), sous la direction de Vincent Maroteaux, directeur des Archives départementales de la Seine-Maritime et de  Dominique Cordellier, conservateur général au département des Arts graphiques du musée du Louvre avec des textes de Maxence Hermant, conservateur en chef au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, et Caroline Vrand, conservateur au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France, et Carmen Decu Teodorescu, Coédition Les Archives départementales de la Seine-Maritime et Lienart Editions, 328 p., 35€.

Fruit d’une décennie de recherches pluridisciplinaires scientifiques et artistiques, cet ouvrage constitue à la fois le catalogue raisonné de tous les aspects de son art et son influence méconnue et une plongée dans la Renaissance à travers l’empreinte singulière de cet artiste maniériste, grâce à l’authentification définitive de ses manuscrits enluminés, dessins,  gravures, sculptures, éléments de vitrail, décors de faïence ou encore une grande carte de notre région.

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