Culture
L’Atelier contemporain, de François-Marie Deyrolle sait aiguiser notre regard
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 4 mars 1925
Depuis plus de 10 ans, le travail éditorial de François-Marie Deyrolle est exemplaire de ce que l’édition sur l’art peut accomplir de meilleur quand il s’agit d’aiguiser notre regard. Les livres d’art de L’Atelier contemporain de différents formats et collections aident à voir les œuvres qui elles aussi aident à voir la vie extérieure, intérieure.
La Folie du regard, de Laurent Jenny, Antonello de Messine, Une clairière à s’ouvrir, de Franck Guyon, et, La mort dans tous ses états, de Vincent Wackenheim: trois titres récents parmi les 200 du catalogue fixent pour Jean-Philippe Domecq de façon exemplaire l’ambition de garder le cap de l’exigence, sans jamais se conforter sur les noms d’artistes à la mode.
Une ambition éditoriale qui ne faiblit pas
Créées en 2013 à Strasbourg, les éditions L’Atelier contemporain sont là et bien là, elles démontrent que l’on peut être qualitatif, subtil, profond et faire mieux que survivre dans l’Ambiance, garder le cap de l’exigence sans jamais se conforter sur les noms d’artistes à la mode. C’est le cas.
D’où vient leur nom, d’abord ? D’un ouvrage de Francis Ponge portant le titre d’Atelier contemporain et paru en 1977 aux éditions Gallimard :
« Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Que se passe-t-il, en somme, dans l’atelier contemporain ? ».
Par là, Francis Ponge transposait vers les artistes et leurs ateliers, sur le conseil avisé du grand manitou littéraire que fut Jean Paulhan, ce qu’il avait décrit dans Le Parti-pris des choses, à savoir la relation entre notre œil et les choses que nous avons sous les yeux ; une relation où le poète sortait de notre commune et illusoire projection anthropomorphique sur ce qui n’est précisément pas anthropomorphique.
Le laboratoire de nos perceptions-réflexions
En étudiant le regard des artistes, Ponge s’exerçait et nous exerçait à affiner le trajet de regard entre soi et ce qu’on nomme le monde. L’atelier d’un artiste est, en somme, le laboratoire de nos perceptions-réflexions. Pour peu qu’on y réfléchisse, et c’est bien le mot, qu’est-ce qui se réfléchit dans l’invisible pointillé entre l’extérieur et l’intérieur de notre œil ? Voyons-nous ce qui est ou ce que nous pensons qui est ? Nous arrive-t-il jamais d’être miroir de ce qui est devant nos yeux ? Que serait l’univers sans notre regard ? Etc, etc…
Ccomme on voit, si je puis dire, il n’est pas si étonnant que Francis Ponge, avec sa formule très « mine de rien », perpétue à sa manière la célèbre interrogation que Paul Gauguin a peinte sur son dernier grand tableau en Tahiti et 1897-1898 :
« D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »
Or, c’est tout cela qu’explorent les éditions de l’Atelier contemporain ; il y fallait bien la gamme de collections multiples qu’elles proposent.
L’éventail des collections est éloquent
Visiter et détailler leur catalogue est en soi une lecture que l’on a plaisir à conseiller. Les noms des collections valent leur pesant de poésie évocatoire, jugez plutôt par celles-ci entre autres :
« Esperluette »
Compagnonnage, dialogue, influence réciproque, affinité ou sympathie : il n’est pas rare qu’un écrivain et un artiste empruntent des voies convergentes, qui s’interceptent pour mieux se poursuivre. En rapprochant deux œuvres et deux individus au travers d’entretiens, d’essais ou de correspondances, chaque titre de la collection « & » révèle les liens féconds qui attachent des modes d’expression artistique tantôt parents et tantôt dissemblables.
« Squiggle »
Chaque volume monographique de cette collection suit un artiste dans son « tracé libre », selon la formule par laquelle J.-B. Pontalis traduit l’intraduisible mot anglais squiggle. Jeu de dessin à deux que pratiquait le psychanalyste D. W. Winnicott avec ses patients enfants, le squiggle instaurait une atmosphère de communication spontanée. Entendu dans une acception élargie, il nommera ici l’espace ménagé dans chaque œuvre au dialogue, à l’imprévu, à l’inconnu.
« Phalènes »
« Le papillon – particulièrement le phalène, ce papillon nocturne qui se glisse par la porte entrouverte, danse autour de la lumière et finit par s’y précipiter, s’y consumer – semble bien l’animal emblématique d’un certain rapport entre les mouvements de l’image et ceux du réel voire d’un certain statut, instable il va sans dire, de l’apparition comme réel de l’image. » Georges Didi-Huberman
« Constellations »
Une constellation désigne d’abord un groupe d’étoiles voisines, qui reliées entre elles forment une certaine figure. Mais une constellation désigne aussi une forme de socialité particulière, supposant une mise en relation de l’épars.
On trouvera dans la collection Constellations des ouvrages qui retracent l’histoire de personnalités marquantes du champ de l’art, des lieux qu’elles ont fait vivre, des relations qu’elles ont tissées. Autant de témoignages qui manifestent que « l’avec est une détermination fondamentale de l’être » (Jean-Luc Nancy).
Une clairière à s’ouvrir
On aura idée de l’amplitude de sujets d’art couverte par les éditions L’Atelier contemporain en ouvrant un autre livret de la même collection Phalènes : après celui de Yannick Haenel, Le feu des solitudes charnelles, récit d’une fascination et l’exploration de l’ obsession quasi hypnotique d’un peintre peignant la nudité de son épouse celui de Franck Guyon, Une clairière à s’ouvrir, on passe de l’intime nudité à l’intime révélation.
« L’alpha et l’oméga » dirait le Christ, puisque ce livre commente La Vierge de l’Annonciation, huile sur panneau de bois peinte vers 1475 par Antonello de Messine. Franck Guyon commence par nous rappeler méthodiquement les étapes de ce phénomène et ses avatars et conséquences théologiques, et il a raison, car nous avons beau le connaître par cœur d’héritage culturel, l’événement-avènement n’en demeure pas moins inouï, en ce qu’il noue et voue l’incroyable à la croyance, l’une dépendant de l’autre et réciproquement. La Vierge enfantera le Fils de Dieu, qui se dira aussi judicieusement Fils de l’homme pour signifier que nous pouvons tellement mieux faire avec l’humaine potentialité.
Une toute autre présence, l’ineffable
Franck Guyon souligne que ce tableau évacue tous les éléments symboliques et narratifs de l’Annonciation que l’on retrouve dans toute peinture de cet avènement chrétien, qu’Antonello de Messine concentre dans le seul portrait de Marie. Dès lors, tout est dans le regard de la Vierge, dans l’étonnement de son absorption, dans la Révélation que la jeune femme accueille sans trouble par la grâce de sa simplicité.
Ce Mystère mystique a sa réplique artistique : comment représenter l’irreprésentable ?
« Voici l’événement indicible, édifiant, prêt à bouleverser une civilisation. Ainsi, deux vertiges se répondent : le mystère de l’Incarnation et celui de son impossible représentation. »
Le peintre de la Renaissance le restitue par une simplicité absolue, la plus risquée qui soit : seule la Vierge, son visage.
La Folie du regard
François-Marie Deyrolle a publié deux forts livres d’un écrivain, critique et poète, Laurent Jenny, qui poursuit une exploration de l’énigme artistique sans théorisation mais justement, d’autant plus réfléchie qu’elle part chaque fois du monde d’un artiste. C’est l’approche, au fond.
« Ce qui retient mon regard dans le tableau, ce n’est pas une interprétation finale satisfaisante, c’est au contraire sa puissance d’énigme contenue »
Laurent Jenny, La Folie du regard, paru en 2023.
Sans doute est-ce parce qu’il est poète précis que Laurent Jenny retrouve l’essence de la critique d’art symbolisée par Denis Diderot dans ses Salons. Ecrivain et philosophe à la fois, le critique sait que l’œuvre échappera toujours à l’emprise de sa mise en boîte explicative. Celle-ci a fait pas mal de ravages dans la critique du XXème siècle en privilégiant une vision historiciste de l’art : chaque étape est intéressante parce qu’elle est une étape.
A ce point en effet, tout fait étape
Mais l’effet des œuvres en question est-il nivelable dans une sorte de perspective ? J’ai suggéré plus haut, par allusion à Picasso et autres « grands jalons incontestables », qu’on devrait être libre d’apprécier si telle nouveauté est si intéressante que cela, au-delà des possibilités qu’elle offre incontestablement de montrer autrement après elle qu’avant. La critique encore dominante actuellement reste d’abord « attentive aux progressifs déplacements qui tracent le chemin irréversible de la modernité. »
Et Laurent Jenny de suggérer les limites de cette « téléologie historique : la critique me recommande donc, lorsque je regarde une œuvre, de penser à sa place et à son rôle dans le grand récit avant-gardiste de l’histoire de l’art (…) : voyez comme ceci prépare cela. » En effet, disons-le, aller au musée pour voir l’histoire de l’art n’est quand même pas stimulant pour l’envie de voir, de vivre.
Au lieu de cela, Laurent Jenny nous donne à voir-revoir les œuvres de Pierre-Henri Valenciennes (1750 – 1819), il décrit et pense ses paysages avec la même adéquation qu’il recompose la composition également épurée des natures mortes de Giorgio Morandi (1890 – 1964) dont on peut visiter l’atelier-musée à Bologne.
A vrai dire, le lisant, on voit que lire ceux qui n’en rajoutent pas sur l’œuvre, fait voir en sachant que l’on voit, encore et encore.
Et la nouveauté, La mort dans tous ses états !
Dernier exemple en date parmi plus de 200 autres du catalogue construit méthodiquement en 10 ans, nous avons repris la 4e de couverture de, La mort dans tous ses états. Modernité et esthétique des Danses macabres, 1785-1966, de Vincent Wackenheim. Le propos de ce pavé de près de 1000 pages condense magnifiquement la constance de l’ambition de L’Atelier Contemporain : s’appuyer sur les meilleures plumes pour cerner à travers le regard de la critique d’art les inquiétudes et les passions des temps modernes.
« Rassemblant 104 Danses macabres dites « modernes », souvent peu connues, dans un ensemble commenté de quelque 1000 images et 11 focus thématiques, l’ouvrage de Vincent Wackenheim témoigne de la vitalité et de la pérennité d’une forme graphique apparue à la fin du Moyen Âge sur les murs des églises et dans les cimetières d’Europe.
Ces inquiétantes farandoles de squelettes où chacun est entraîné dans la mort n’eurent de cesse d’être revisitées, dès la fin du XVIIIe siècle, par des artistes de toutes nationalités, adoptant les techniques de reproduction de leur temps et inspirés par les courants esthétiques du moment. S’emparant de cette écriture codifiée devenue souterraine, ceux-ci s’écartèrent du modèle religieux pour rejoindre les préoccupations de l’histoire, et produire des œuvres de grandes qualités graphiques.
À côté des figures traditionnelles – l’avare, le séducteur, le tricheur, la jeune fille amoureuse – émergent alors des thèmes originaux : le suicide, le duel, la guerre, le jeu, les barricades… dessinant le nouveau catalogue illustré des inquiétudes et des passions des temps modernes.
L’éternelle crainte de mourir – et la volonté de s’y bien préparer, donnant prétexte aux innombrables éditions du type De arte bene moriendi, voire à un engouement pour les Vanités – trouvent un prolongement dans ces étonnantes Danses des Morts modernes, présentant comme une parcelle d’éternité le moment qui précède le trépas, quand tout est joué, et qu’il paraît alors vain de vouloir peser sur son destin.
Vincent Wackenheim

Pour suivre les éditions L’Atelier contemporain
A lire aux éditions L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur :
- Franck Guyon, Antonello de Messine, Une clairière à s’ouvrir, 102 pages, 14 €
- Laurent Jenny, La Folie du regard, 208 pages, 25 €, et Le Désir de voir (2020)
- Vincent Wackenheim, La mort dans tous ses états. Modernité et esthétique des Danses macabres, 1785-1966, 936 pages, 39€
Singular’s a déjà rendu compte de:
- Renaud Ego préfaçant l’œuvre du plasticien Bernard Moninot, Prendre le temps de vitesse, en 2022 :
- Yannick Haenel, Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, 52 pages, 9 €
Pour suivre Jean-Philippe Domecq
- Son blog
- Ses chroniques Ce qui reste du temps qui passe.
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