Culture

[And so rock ?] Hommage (I) Lou Reed, Berlin (1973)

Auteur : Calisto Dobson
Article publié le 9 octobre 2023

[And so rock ?] Il y a tout juste 50 ans sortait l’album Berlin (RCA Victor) de Lou Reed (1942-2013). Cette œuvre aujourd’hui mythique reçut à l’époque un accueil tant critique que public glacial. Un demi-siècle plus tard, il ne s’agit plus de réévaluer ce qui est largement considéré comme un chef-d’œuvre absolu mais d’en sonder son exceptionnelle intensité émotionnelle. Calisto Dobson revient sur l’archétype artistique d’une œuvre au noir.

Prologue

C’est un astre de ténèbres, une boule à facettes au rayonnement angoissant qui miroite les noirceurs de nos funestes existences. Berlin de Lou Reed, sombre comme le four qu’il fit à sa sortie est l’archétype artistique d’une œuvre au noir réévaluée des décennies après sa parution.

Du charme vénéneux, beaucoup de choses auront été dites à propos de sa perversité retors. Alors laissons-nous entraîner dans ces abysses dévoreuses de lumière. Opérons une profonde exploration afin d’en extraire la singularité.

Avant de s’y engouffrer, prenons notre respiration, car  l’écoute de ce bloc de ces 49 minutes 26 secondes d’une impitoyable tristesse abyssale a pu plonger certaines âmes sensibles dans un abîme d’affliction.

INTRO 1’51

De l’arrière fond d’un brouhaha s’extirpe une sorte de chant à l’envers, presque un râle à la façon d’un compte à rebours. Une assemblée entonne Happy birthday to you sur un air de fanfare de cabaret qui nous renvoie aux ritournelles d’un Kurt Weill. De ces quelques secondes semble incidemment émerger un parfum de sinistre mémoire, un crépuscule pareil à celui qui annonçait les heures brunes des années 30 au cœur de l’Europe. Du bruit d’arrière salle à la façon d’une  éclaircie dans un brouillard survient le blues d’un piano nu à la main droite mélancolique. S’étire alors un désenchantement nostalgique.

Ainsi débute peut-être le plus terrible naufrage commercial de l’histoire du rock et dans le même temps la naissance d’un de ses plus grands chefs-d’œuvre. Plus qu’un échec critique et commercial qui scellera une étape particulièrement amère de la carrière de Lou Reed, une célébrissime incompréhension qui générera un dégoût et une colère particulièrement féroce autour d’elle. Il suffit de citer l’auto-proclamé doyen des critiques rock Robert Christgau qui écrivit dans le magazine Rolling Stone : « Cet album sinistre, musicalement médiocre, est une offense. Il faudrait pouvoir se venger d’un tel disque, s’en prendre même physiquement à son auteur »,  pour en respirer le fumet d’amertume qui s’en est dégagé. Lou Reed en concevra un concassage sonique en forme de vengeance, un autre élément fondateur : Metal Machine Music. Et il faudra attendre près de 40 ans avant qu’il ne se réconcilie avec l’histoire du chef d’œuvre absolu Berlin. Berlin, symbole énigmatique, un Rosebud à la mélancolie mortifère. Un idéal perdu qui aurait sombré dans le fond de cette ville à l’éminente tuméfaction.

Concept album conçu autour de l’histoire d’un couple, Jim et Caroline, en mode autodestruction massive. Le je t’aime je te tue vécu comme une villégiature. Âmes dysfonctionnelles, drogues dures et velléités suicidaires, ne pas s’abstenir. Une noirceur portée à un tel point d’incandescence qu’elle en devient luminescente de beauté. Un Soulages musical avant l’heure. Une sorte de monolithe impudique et malfaisant sans aucune prise à laquelle se raccrocher.

Est-il possible d’extraire d’un tel concentré de cruauté le moindre fragment ?

Plonger dans cet imbroglio d’incommunicabilité et de passion avortée ne vous laisse pas indemne et c’est sans doute en grande partie ce qui a provoqué ce rejet univoque à sa sortie. Berlin n’en est que plus grand aujourd’hui.
L’« European son » arrive à Londres chargé d’un succès planétaire, Transformer a littéralement transfiguré sa carrière solo jusque-là plutôt morose.

David Bowie, fan invétéré, lui a servi de marche-pied.

Après sa traversée du désert du doute et des désillusions, le cerveau bouillonnant au sens propre, ses idées fusent dans un désordre propre à sa consommation d’amphétamines, un grand chambardement lui est nécessaire. En 1973, les pilules, l’alcool et le reste, en particulier les aléas délétères de sa vie privée font que les ingrédients d’une alchimie particulièrement fuligineuse sont prêts à noircir le chaudron.
D’autant qu’il s’est senti dépossédé par Bowie et son maître artificier le guitariste arrangeur Mick Ronson. Ce qu’il niera plus tard mais il s’agit là d’une autre histoire.

#Calisto Dobson

En savoir plus sur Lou Reed

La chaîne youtube officielle de Lou Reed

  1. Berlin (3:23)
  2. Lady Day (3:40)
  3. Men Of Good Fortune  (4:37)
  4. Caroline Says (I) (3:57)
  5. How Do You Think It Feels (3:42)
  6. Oh, Jim (5:13)
  7. Caroline Says (II) (4:10)
  8. The Kids (7:55)
  9. The Bed (5:51)
  10. Sad Song (6:55)

« Tu prends tous mes disques, tu en fais une pile, tu les écoutes dans l’ordre chronologique, et tu as mon grand roman américain. »

Lou Reed, Traverser le feu, intégrale des chansons Seuil, 2008. Trente albums, du Velvet Underground aux derniers textes pas encore enregistrés. Derrière l’icône rock, une œuvre de poésie urbaine qui traverse un demi-siècle.  « À un certain point avec de la chance – vous avez un recueil. Pas un Best of mais tout… depuis le tout début jusqu’à aujourd’hui. C’est intéressant en tant qu’auteur de voir ces paroles de chansons – de les lire attentivement et de résister à l’impulsion de les refaire toutes. Des traducteurs demandent des explications de mots, d’expressions qui ne peuvent pas être données. Certaines choses sont inconnues. Certaines questions sont sans réponse. Et parfois l’écriture était simplement le rythme et la sonorité et créait des mots sans autre sens que le feeling. J’ai essayé de rester fidèle à toutes mes chansons. Il n’y en a pas de préférées. » Lou Reed.

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