Culture

Antoni Tàpies, La pratique de l’art, par Manuel Borja-Villel (Bozar Bruxelles)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 22 décembre 2023

Pour le centenaire de sa naissance, le musée Bozar de Bruxelles présente jusqu’au 7 janvier 2024 la plus grande rétrospective consacrée à Antoni Tàpies (1923-2012) depuis près de 20 ans. Ce panorama chronologique ambitieux – avec plus de 120 peintures, dessins et sculptures doit sa force au commissariat de Manuel Borja-Villel. Un peu oublié alors que l’autodidacte précède les « Nouveaux réalistes » et l’ « Art pauvre », cette rétrospective montre qu’au-delà d’une expérimentation exacerbée autour de la forme et de la matière, son art protéiforme est imprégné de cette qualité de silence – quasi mystique – qui nous le rend si percutant et si insaisissable. A suivre en février 24 au Musée Reina Sofía, Madrid puis, à la Fundació Antoni Tàpies, Barcelone (17.07.24 – 12.01.25).

En tant que troubadour qui chante pour son peuple, le peuple du pays où je vis et les peuples du monde entier, je recherche naturellement l’amitié de tous, les êtres humains et les animaux, les arbres et les pierres. Mais il n’y a pas toujours de fleurs à cueillir le long du chemin.
Antoni Tàpies, Collected Essays (Complete Writings. Volume II),

Antoni Tapiès, vue de la salle Surréaliste, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Harry Houdini en personne.

Antoni Tapiès, Gris avec 5 performations, 1958, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

« Non seulement dans ses textes autobiographiques et ses réflexions sur l’art, mais presque aussi clairement dans une œuvre qui porte les traces extérieures d’un xxe siècle conflictuel et celles de ses mouvements artistiques successifs. Surréalisme, art informel, arte povera… Bien qu’il ait eu des points communs avec tous, Tàpies a toujours réussi à se soustraire aux étiquettes, comme s’il avait été le maître de l’évasion, Harry Houdini en personne. C’est ce qui rend son œuvre si personnelle. La vie et la politique, la matière et la poésie, le signe et le sens s’y mêlent inextricablement. Chaque Tàpies est indéniablement un Tàpies.

Tàpies vit de près les changements radicaux de régime en Espagne: de la République avec une renaissance de la culture catalane pendant son enfance, à la transition démocratique de 1975, en passant par la dictature du général Franco. Il est aux premières loges pour assister au choc frontal entre deux idéologies qui déchirent l’Europe: le communisme et le fascisme. Après la Deuxième Guerre mondiale et la bombe atomique, le monde change du tout au tout. L’art et la société doivent être reconstruits à partir d’une prise de conscience existentialiste de la condition humaine. Les tableaux, dessins et objets de Tàpies expriment à la fois le déchirement et le processus de guérison.

Antoni Tapiès, vue de salle de l’exposition La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

C’est une œuvre humaine qui touche en profondeur et qui préserve l’espoir. Antoni Tàpies relie l’intime au politique, le matériel au spirituel, les racines individuelles à un monde en quête de solidarité internationale.

S’il est un artiste européen par excellence, c’est précisément en raison de cette oscillation constante entre l’ancrage local et une ouverture qui transcende les frontières entre les régions, les nations, les traditions et les continents. En notre période de basculement, son œuvre demeure une source d’inspiration.
Christophe Slagmuyder, Directeur général et artistique de Bozar

Qualifier son œuvre d’abstrait ou d’informel relève d’une imprécision.

Antoni Tapiès, Grand drap, 1968, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Si aucun artiste moderne n’a exploré les propriétés expressives du matériau autant que Tapiés l’a fait pendant toute sa carrière, il faut sortir des clichés qui réduisent la production de l’œuvre à la spontanéité et à l’immédiateté de la touche ou à la sensibilité touchant certaines textures matérielles, censées refléter naturellement l’énergie et l’émotion de l’artiste. « Sa peinture était peut-être trop objectale pour une critique qui en recherchait la pure essence, mais aussi trop gestuelle, trop prisonnière des contraintes du cadre pour ceux qui allaient s’intéresser des années plus tard à la poétique du champ étendu. » appuie Manuel Borja-Villel, dans l’indispensable catalogue.

Loin de constituer un répertoire de gestes plus ou moins spontanés fixés sur la toile, les œuvres de Tàpies révèlent au contraire une logique interne rigoureuse dont l’essence échappe aux analyses formalistes et aux approches hagiographiques. Tàpies a assimilé de manière tout à fait unique la matérialité du langage. Les efforts de l’artiste visent à mettre en lumière et explorer les problèmes et interrelations de la peinture plutôt qu’à y apporter des solutions. À cheval entre l’objectal, le pictural et l’écriture, ses toiles ont quelque chose de sculptural ou de tactile, et elles mettent en lumière les règles d’une peinture qui fuit toute espèce d’idéalisme.
Manuel Borja-Villel

Fuir l’idéel

Antoni Tapiès,Creu I R, 1975, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Tàpies ne cherche pas tant un langage pictural idéal, il souhaite au contraire s’y confronter. Ses œuvres ne sont pas de simples objets, elles forment un tout, un monde à part. L’art ne peut exister qu’en tant que fiction et, par son rôle, l’artiste est aussi proche du mystique ou du moine bouddhiste que du mage ou du prestidigitateur.

Graffiti, empreintes, traces, glyphes, Tàpies n’accueille le signe qu’insidieusement adultéré, et frappé de mutisme, devenu signe de non-sens, ou plutôt de l’attente de sens. Un tel signe est aussi un geste, semblable au geste emporté dont il balafre ses tableaux, le geste de désigner l’indéfini de toute attente, de barrer la déraison de tout espoir. Il inscrit l’inarticulé, et tout ce qui dans la mémoire commune, l’oubli commun, demeure flottant, suspendu, assoupi, les scories de la pensée et du sommeil, les bribes d’une langue éparpillée à portée de main. »
Jacques Dupin, Antoni Tàpies, La pratique de l’art, Gallimard, 1971

Antoni Tapiès, vue de salle de l’exposition La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Effacer les frontières matérielles

Antoni Tapiès, Blau amb qatre barres roges, 1966 (Bleu avec 4 barres rouge) La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Il n’y a plus là de différence entre matière et forme, entre idée et langage, les œuvres ne se proposent nullement de traduire les idées dans un médium neutre, mais elles visent à ce que le spectateur perçoive d’emblée un médium exprimant une idée. La barrière du langage ne cherche pas à se cacher, elle s’affiche comme une part active informant toute communication. La peinture cesse d’être un lieu transparent dans lequel un espace est représenté visuellement, elle se transforme en une surface opaque, en un véritable mur.

L’artiste est dès lors un «médium» qui collabore avec l’inconnu, mais dont l’action peut seulement être complétée par le spectateur, ce qui ouvre la possibilité d’étendre sans cesse la définition de l’acte créateur. (…) Le passage de la contemplation au débat et de l’identité autonome à la relation contingente est peut-être le véritable legs de l’œuvre de Tàpies.
Manuel Borja-Villel

Antoni Tapiès, vue de salle de l’exposition L pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

Une qualité de silence intranquille

Antoni Tapiès, Dukkha, 1995, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

« Le plus important pour lui, ce n’étaient pas ses œuvres prises individuellement, mais l’espace généré par le spectateur évoluant d’une toile ou d’un objet à l’autre. » Le commissaire a respecté cette dynamique holistique et méditative dans un parcours où tous les objets semblent habités, et reliés par une qualité de silence intranquille qui sans cesse nous interpelle.

C’est une attitude positive et optimiste devant la vie qui nous aide à découvrir notre nature profonde, ce que nous sommes vraiment et comment nous devrions agir. Cette vérité est résumée dans un des dictons les plus sages que je connaisse: «Voir la douleur, c’est voir l’origine de la douleur, la fin possible de la douleur, et la voie à suivre pour l’éviter.»
Je serais heureux que mon œuvre y contribue.

Antoni Tapiès

Si Tapiés mérite d’être hisser entre Picasso, Miro et Dali, cette rétrospective y contribue, mais il se mérite aussi.

Antoni Tapiès, Terra d’ombre I, 1998, La pratique de l’art (Bozar Bruxelles) Photo OOlgan

#Olivier Olgan

Pour aller plus loin avec Tàpies

Catalogue sous la direction de Manuel Borja-Villel (Bozart, 144 p.) incluant trois textes intégraux de Tapiès dont « Communication sur le mur » et « Rien n’est mesquin », « La peinture et le vide ». Le parcours de l’artiste autodidacte voyage entre 1944 et les années 1990 présente une vision complète de l’œuvre de l’artiste, depuis les premiers dessins et les autoportraits, aux « peintures-matières » des années 1950 et les objets et assemblages des années 1960 et 1970, jusqu’ à l’expérimentation formelle et matérielle des années 1990. Pour les éclairer, des extraits de Tàpies ont été choisis. Fascinante et engagée, l’œuvre n’est jamais être isolée de son propre contexte historique et politique, interrogeant la pratique artistique, aux limites et aux contradictions de la peinture.

Mon intérêt pour le fragmentaire et l’expansif constitue donc un seul et même phénomène. Et je dirais qu’il existe d’autres motivations: un corps mutilé, des bras coupés, par exemple, permettent de montrer la douleur et l’impuissance comme une manière de lutter contre cette même douleur.
Antoni Tàpies

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