Culture

Avec Léna Ghar, Alice Dumas Kol, Romane Bladou, le roman reste le genre omnivore.

Trois récits récents confirment à  Jean-Philippe Domecq que le roman reste d’une grande souplesse d’invention. Tantôt c’est le langage qui se retourne contre ce qui menace le personnage : « Tumeur ou tutu », dit bien le titre du prometteur roman de Léna Ghar (éditions Verticales). Tantôt le récit se fait rédempteur quand on a vu la « grande hache » de l’Histoire, dans « Une chance amère » d’Alice Dumas Kol (éditions Anne Carrière) ; tantôt le voyage continental va de nouvelles en étapes du continent personnel, et c’est « Atlantique Nord » de Romane Bladou (éditions La Peuplade). Le « genre omnivore » par excellence.

Pourquoi le roman est-il le genre littéraire qui a le plus de succès depuis trois siècles ?

Une des explications les plus intéressantes à ce jour reste celle qu’a formulée Marthe Robert (1914 – 1996), auteure qu’il faut faire exprès de rappeler en nos temps d’indigence de la critique littéraire, et dont on relira notamment Seul comme Franz Kafka pour sa portée pas seulement littéraire et psychanalytique mais aussi sur la judaïté puisqu’elle fait de Kafka le « Juif absolu », si l’on me permet l’expression, dans la mesure où Franz Kafka s’est coincé à la fois dans et hors de la condition juive.

Le « genre omnivore » par excellence

Dans Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert émet l’hypothèse que le succès du roman s’explique par le fait qu’il est « le genre omnivore » par excellence, au sens où un roman peut intégrer les autres genres littéraires (théâtre, poésie, critique littéraire, autobiographique aussi bien) et tous modes de discours (philosophique, religieux, linguistique, etc.). L’histoire du roman l’illustre dans toute sa variété effectivement omnivore.
On trouve, par exemple, cinquante pages de réflexion religieuse (assez fastidieuses du reste, comme chaque fois que Dostoïevski sort ce qu’il croit bon de penser, notamment son antisémitisme et « la grande Russie », que Vladimir Poutine ne renierait pas) au moment de la mort du Starets Zossime dans Les Frères Karamazov, un des géniaux romans des profondeurs de ce grand écrivain.
La poésie soulève, d’imprévisible manière a priori, le roman de Jean Giono, Pour saluer Melville (dont Singular’s a rendu compte). L’expérience autobiographique et politique traverse le récit de Carlo Lévi qui vous serre à la gorge, Le Christ s’est arrêté à Eboli (tout comme le film qu’en a tiré Francesco Rosi). Le théâtre et le roman sur le roman font l’éternelle modernité du Don Quichotte de Miguel Cervantès. La musicologie dans le Docteur Faustus de Thomas Mann – etc, etc.

Aujourd’hui toutefois, on peut commencer à se demander si l’omniprésence du genre romanesque ne va pas se boucler, historiquement, après ces siècles. Question en suspens. Mais, en attendant, force est de constater que le genre reste d’une grande innovation. Trois romans parmi d’autres nous le rappellent encore.

L’invention verbale pour s’en sortir

« Comment s’en sortir sans sortir ? »… le poète roumain de langue française Ghérasim Luca (1913 – suicide le 6 mars 1994 par noyade dans la Seine) a posé là, il faut bien le dire, la grande question de l’existence (on lira nombre de ses recueils aux éditions José Corti, et on entendra/verra son Récital « Comment s’en sortir sans sortir » avec livret chez Corti et La Sept/CDN/FR3, ainsi que l’anthologie sonore « Ghérasim Luca par Ghérasim Luca » en double CD chez Corti).

Eh bien c’est ce qu’a compris, très jeune et très prometteuse, l’auteure Léna Ghar dont le premier roman est d’une probante inventivité : Tumeur ou tutu, le titre déjà frappe à l’oreille par ses jeux de mots qui amusent mais ne rigolent pas (c’est là toute la différence entre l’agrément mondain, qui ennuie parce qu’il est jeu sans enjeu, tandis que lorsqu’on joue profond, l’humour peut être au rendez-vous).
D’une singularité absolue, Tumeur ou tutu raconte l’existence de 3 à 26 ans d’une narratrice hantée, dévorée de l’intérieur par sa folie qui envahit tout le reste. Le mal est familial.

Pour s’en sortir, elle va s’inventer une langue, mais le jeu étant vital, les jeux de mots vont être tenaces, même pour nous lecteurs, pris par cet univers glaçant où le jeu verbal s’avère d’une efficacité magique autour de la narratrice : « tu meurs ou tu tues », c’est la sortie par l’intérieur de soi, grâce aux mots-valises, homophones, inventés, trafiqués.

Exemples :
Pour l’univers familial oppressant auprès de la mère toxique : « la praison » (maison + prison) ; « l’armoire de chaîne », « les crires obscènes  » (cris + rires).
Les noms inventés des membres de la famille et des autres si étrangers : les « spartiates », si loin d’elle par leur vie normée, mais les « paladins » pour les plus proches, amis réels ou rêvés.
Les titres des chapitres jouent sur ceux de films ou romans : « La petite praison [maison] dans la mairie [prairie] » ; « Tendre et [est] la nuit » ; « La mort [l’amour] est dans le près [pré] ».

Le lecteur traversera par là des délires d’une violence inouïe parfois, avec aussi quelques pages magnifiques sur l’amour lors d’une rencontre avec plaisir charnel. Ainsi, à chacune et chacun d’entre nous de trouver son langage intérieur au langage extérieur commun.

Comment sortir d’un désastre historique ?

Une chance amère, ô combien amère, et le titre est pudique, d’un apparent paradoxe, puisque c’est le récit très douloureux du traumatisme vécu par les réfugiés sud-asiatiques après la tragédie de la prise du pouvoir par les Khmers rouges ; cela à travers trois générations de femmes, la narratrice apprenant au fil des années à décrypter l’inadaptation de sa grand-mère, l’inguérissable souffrance de sa mère à travers le passé qui refait surface. Le « roman » – quête à travers le récit de faits réels et des faits ressentis – s’inscrit dans les multiples témoignages de la troisième génération face aux abominations de l’Histoire, souvent vues par ceux qui les ont vécues, cachées par la génération suivante pour préserver celle qui suit et qui fera le travail d’excavation du passé pour comprendre son propre malaise.

La première partie est consacrée au portrait de la grand-mère, peinte plutôt que décrite, en images surprenantes et originales, comme un objet posé dans un univers qui lui est totalement étranger. Dans la deuxième partie, le passé ressurgit (voyages, recherches), avec ses images insoutenables de la barbarie humaine. La troisième partie, plus intime, raconte la mort de la mère et les deuils atrocement douloureux, le tout mêlé de culpabilité (n’avoir pas su la protéger moins contre la maladie que du traumatisme qui ronge comme un cancer).

Cette auto-analyse de la narratrice (Alice Dumas Kol est psychanalyste) montre que les traumatismes se transmettent comme un héritage maudit, mais qu’en témoigner est sans aucun doute nécessaire et thérapeutique.

Lieux extrêmes pour nécessité intérieure

Avec Atlantique Nord, Romane Bladou tisse quatre fragments de vie avec des personnages différents ayant choisi des lieux extrêmes, aux confins de l’Atlantique Nord, par goût des marges, des lisières, ou par nécessité intérieure. La Canadienne Camille part pour Terre Neuve comme recherchant le bord du monde, là où l’on ne peut aller plus loin ; le petit William, enfant poète en Ecosse ; un chercheur en biologie en quête du frère mort dans une Islande où les conditions climatiques extrêmes rendent la survie difficile (façon de faire son deuil) ; et Célia, jeune fille élève à Concarneau mais vivant dans la presqu’île de Crozon en Bretagne.

Ce qui frappe le lecteur, dès les premiers récits construits comme des nouvelles sans fin cherchée, c’est la sensibilité des personnages aux lieux, aux vents et marées, au moindre changement de lumière, tout cela rendu dans une prose poétique originale, celle d’enfants émerveillés qui font des listes de mots comme pour retenir les merveilles du monde. Le troisième récit est de facture plus classique mais reste étrange par la recherche d’un anéantissement de soi, d’un renoncement à l’amour dans une forme de mimétisme du deuil.

Ces récits se répondent par le choix de ces lieux des confins où la vitalité des éléments correspond à l’aventure intérieure des personnages. Exemple d’un roman qui intègre la poésie comme l’enfant en nous a bien dû recueillir puis accueillir ce qui vibre autour, au dehors.

# Jean-Philippe Domecq

Pour en savoir plus

  • Alice Dumas Kol, Une chance amère, éditions Anne Carrière, 160 p., 17,50€
  • Romane Bladou, Atlantique Nord, éditions La Peuplade, 260 p., 20€
  • Marthe Robert
    • Roman des origines et origines du roman, 1972, éditions Gallimard, collection « Tel » 
    • Seul comme Franz Kafka, 1979, éditions Calmann-Lévy
    • L’ancien et le nouveau. De Don Quichotte à Franz Kafka, 1963, éditions Grasset, collection « Les Cahiers rouges ».

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