Culture
Beaux-Livres : Hélio Oiticica. Parangolé, de Delmari Romero Keith (Mousse Publishing)
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 20 mars, revue 4 octobre 2023
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] A l’occasion de la magnifique monographie éditée en trois langues par Vittoria Mieli chez Mousse Publishing), Hélio Oiticica. Parangolé, Entre révolte et poésie, un projet de l’autrice mexicaine Delmari Romero Keith, Singular’s publie les bonnes feuilles du prologue signé par Marc Pottier. Les Parangolés, capes-sculptures, délire ambulatoire d’Hélio Oiticica (1937-1980), produits entre 1964 et 1979, unissent l’art à la vie, l’improvisation à l’orchestration. Ses œuvres, entre gravité et légèreté, acte gratuit déguisé comme affirmation d’un engagement politique, incorporent la révolte politique à la poésie. Elles appellent à la participation du public qui devient lui aussi, de facto, artiste.
Sous le titre, Les parangolés d’Hélio Oiticica où l’utopie incarnée d’une révolte par la poésie, le prologue de Marc Pottier plonge dans cette « œuvre anthropophage » ; il en resitue le contexte historique et artistique tant elle avale les mouvements Dada, Fluxus, Arte Povera… Au cœur des enjeux du Nouveau Réalisme qu’elle bouscule pour installer de nouvelles formes de danse, happenings et performances…
La grande généalogie d’un pays qui a vu naître Hélio Oiticica, Lygia Clark et tant d’autres « révolutionnaires » des formes et des contenus conceptuels nourrit cette utopie qui débouche sur un art collectif total, une œuvre-cri, des situations à vivre qui glorifient l’éphémère.
Ce marginal à la marge de tout avec une liberté surprenante, a produit avec ces Parangolés une poétique de nature fluide et incertaine (le principe d’incertitude dont parle Deleuze). Contre la pétrification du quotidien, il a réinventé en permanence, donnant plus d’efficacité à une action esthétique transitoire où l’inachevé n’a aucune sorte d’importance.
Marc Pottier
Bonnes feuilles
« Un sens “supra sensoriel” de la vie, la transformation des processus artistiques en sentiments vitaux »
Vers 1964, le jeune artiste Hélio Oiticica (1937-1980) tourne le dos à sa famille bourgeoise et intellectuelle carioca pour partir vivre avec la communauté de Morro da Mangueira (qui est jusqu’à aujourd’hui une des principales écoles de samba du carnaval de Rio). Lui qui fut souvent vu comme un décadent, un paranoïaque ou encore un maconheiro (fumeur de cannabis) eut toujours le courage de ses convictions. Il n’a jamais hésité à renverser les tables du conformisme pour disséquer les innervations du dépérissement de notre civilisation et défricher les voies de sa revitalisation.
C’est dans cette favelas de Rio qu’Oiticica invente ses premiers Parangolés, abandonnant les traditions plastiques occidentales pour se jeter à corps perdu dans l’expérience du mouvement, du geste et de la sensualité. il revisite à sa manière l’éternelle question de la mort de la peinture.
Apprenez à me connaître à travers ce que je fais.
Parce qu’en réalité je ne sais pas qui je suis.
Parce que si c’est une invention, je ne peux pas le savoir.
Si je savais déjà ce que seraient ces choses, elles ne seraient plus une invention.
Hélio Oiticica
Un art collectif total
Ses Parangolés sont des capes, banderoles ou drapeaux, assemblés sans ordre préconçu, souvent très colorés, où apparaissent parfois des phrases à connotations revendicatrices. Les participants-acteurs sont invités à les manipuler, à les porter ou à les enfiler. Très loin des œuvres accrochées au mur d’un musée ou d’une galerie, son art est désormais confondu avec le corps libéré qui danse. C’est sans doute sa proximité avec les écoles de samba qui a intensifié, chez Hélio Oiticica, l’idée d’un art collectif total. (…)
L’argot de la favela
Qu’est-ce que le Parangolé ?
C’était une expression très utilisée quand je suis arrivé de Bahia pour vivre à Rio de Janeiro,
et ça voulait dire “qu’est-ce qu’il y a ?
Waly Salomão (1943-2003), son grand ami poète
Des situations à vivre
Selon le grand activiste politique et critique d’art brésilien Mário Pedrosa (1900-1981), Hélio Oiticica a rompu avec l’idée de peindre pour partir à la recherche d’un art qui colle plus au réel. Il a tenté de supprimer jusqu’aux derniers vestiges du chevalet ou de tout autre support de l’œuvre d’art. Il créera ses « pénétrables », soit des environnements, des abris ou encore des espaces collectifs où l’on peut déambuler librement, ressentir et vivre différentes sensations. Toucher, manipuler à sa guise fait partie du concept. Ses Parangolés en sont une expression qui est davantage tournée vers l’extérieur et encore plus festive. Le spectateur est transformé en participant. L’œuvre devient propositions.
L’artiste n’est plus créateur d’objets mais invite à des pratiques ouvertes, des découvertes qui sont seulement suggérées. Les propositions sont simples et n’ont pas besoin d’être achevées. Ce sont des situations à vivre. (…)
« Encorporo a revolta! » (J’incorpore la révolte !)
Les Parangolés font appel à tellement de notions composites, mettant en branle toutes les facettes de l’artiste. Peut-on aussi considérer qu’une sensibilité homosexuelle avec toutes les revendications tacites ou affichées que cela peut entraîner et son appétit pour certains paradis artificiels ont aussi contribué à cette volonté de révolutionner sans limites et sans timidité l’art de son époque ? Peut-on voir ses Parangolés comme une forme d’acte gratuit ? S’il aimait agir librement et sans contraintes, offrir ses performances au hasard, cette légèreté apparente s’accompagnait d’un message politique tacite qui apparaissaient sur ses capes de tissu. (…)
La société elle-même, fondée sur des préjugés, sur une législation obsolète,
minée de toutes les manières par la machine capitaliste de consommation,
crée ses idoles anti-héros comme l’animal à sacrifier
Hélio Oiticica.
Delirium ambulatorium
Avec les Parangolés, tout devient un jeu entre artiste et participants : il y a une chaîne d’improvisations et de hasards transfigurés les uns dans les autres, révélant une sorte de pari sur l’innocence du devenir mais aussi indiquant le « sentiment tragique de la vie ». Ces chorégraphies, ces exubérances vitales, ont aussi une pluralité de sens qui s’ouvrent sur de nouvelles perceptions, de nouvelles dimensions, de nouvelles structures.
« D’adversité, nous vivons ! », c’est ainsi qu’il conclut, sur un ton d’alerte et de révolte, le manifeste de présentation de l’exposition « Nova Objetividade Brasileira », qui s’est tenue au musée d’Art moderne de Rio de Janeiro en avril 1967. Elle a marqué un moment décisif pour l’art brésilien en proposant un engagement politique des artistes et des critiques de l’époque. (…)
Une œuvre anthropophage
À cette époque, beaucoup d’artistes brésiliens se sont opposés à l’héritage occidentalo-européen. « Seule l’anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement. Unique loi du monde. Expression masquée de tous les individualismes, de tous les collectivismes. De toutes les religions. De tous les traités de paix… » Cet extrait du Manifeste anthropophage écrit en 1928 par le grand poète Oswald de Andrade (1890-1954) montre bien la radicalisation conceptuelle des intellectuels brésiliens. Ce manifeste considère l’inconscient de la culture en voulant bannir toute la différence historique qui la coupe de la culture indigène. C’est l’affirmation d’un principe dynamique qui veut changer radicalement la situation historique du Brésil en reprenant à la racine ses processus d’hybridation qui constituent le socle de sa culture.
La vision de l’élite, qui épouse les modèles de vie européens, est rejetée. Cette anthropophagie vise ce qui venait de l’extérieur, comme un cannibale, afin de créer un langage propre au Brésil. Pour les artistes brésiliens, cela consiste à incorporer l’autre, manger sa langue et sa culture pour accomplir la transformation, faire face aux frustrations engendrées par l’action coloniale et surtout repenser le Brésil au-delà des discours de l’Occident. (…)
Être artiste, c’était pour eux adopter un comportement qui consistait à défier l’industrie culturelle et plus largement la société de consommation. Ils privilégiaient le processus, autrement dit le geste créateur au détriment de l’objet fini avec une démarche foncièrement nomade, volontairement insaisissable, tout ce qui caractérise la démarche d’Hélio Oiticica.
Marc Pottier
La performance comme travail artistique dans la vie quotidienne
Les Parangolés sont aussi une performance, une œuvre qui n’existe qu’au moment de sa réalisation, une forme d’« évènement ». Le « happening », ou la « performance », aux pratiques interdisciplinaires et de croisement, met en scène une forme d’expérimentation, ouvrant ainsi de nouveaux champs de recherche et d’engagement, de transgression de la norme, de questionnement sur la production artistique avec une manière d’engager spontanément le spectateur dans le processus créatif. Hélio Oiticica traduit son désir de « combler le fossé entre l’art et la vie » en poussant le spectateur au cœur de son travail artistique. Il inscrit aussi son travail artistique dans la vie quotidienne.
L’objet d’art n’existe pas aujourd’hui pour moi.
Correspondance avec Lygia Clark, 1969.
L’inachèvement est un état fondamental
Dans une réflexion contemporaine où toutes les frontières sont poreuses, pourquoi ne pas aussi parler de mode en étudiant les Parangolés ? Comme l’art en général, la musique, la littérature, la poésie, la mode aussi a cédé aux sirènes de la déconstruction, de la performance avec un zeste de message politique. Ainsi, par exemple, lors de son premier défilé, le célèbre styliste belge Martin Margiela (1957-) fit marcher les mannequins dans de la peinture rouge, laissant des traînées de couleur sur les étoffes blanches. Ces dernières servirent à construire la collection suivante.
Sans doute une critique à peine déguisée de notre monde de consommation. Prenant le contre-pied des tendances marketing, il a supprimé le logo, la publicité et a fait défiler des mannequins au visage caché. Comme Hélio Oiticica, en bouleversant un à un les codes et en repoussant les frontières de l’art, ce styliste-artiste aime célébrer la beauté du vulnérable, de la fragilité et de la fugacité. Il transforme l’anodin et le trivial en sujets propices à la découverte, à la surprise et à une forme de réenchantement, sans jamais cesser de proposer de nouvelles zones d’expérience dans le hors-limite de l’œuvre. (…)
Pour Marcuse, les artistes, philosophes, etc., … sont ceux qui en sont conscients
(le futur n’est pas une répétition du monde capitaliste-impérialiste)
ou “agissent marginalement” parce qu’ils n’ont pas de “classe” sociale définie,
mais sont ce qu’il appelle “déclassifiés” et c’est pourquoi ils s’identifient aux marginaux.
correspondance avec Lygia Clark
Anti-art et éphémère
Dans cette volonté de l’anti-art par excellence, d’une œuvre qui serait plus une intervention qu’un objet, dont la finalité n’est certainement pas l’exposition dans un musée ou une galerie, comment peut-on aujourd’hui considérer les Parangolés ? L’œuvre peut-elle continuer à exister sans l’artiste ? Hélio Oiticica disait que la cape du Parangolé et le corps ne font qu’un. Alors sans le(s) corps, que se passe-t-il ? Il a tenté de supprimer l’intellectualisation de l’art en créant ses Parangolés. L’œuvre, sorte de couverture, ne révélait ses couleurs, ses textures et ses messages que lorsqu’elle était habillée et déplacée. Un regrettable incendie semble avoir tranché la question en détruisant une grande partie des « restes » qu’avait préservé la famille. Que valent ces capes, ces banderoles et ces drapeaux sans son chef d’orchestre ? Que valent-ils sans le public qui les met en vie ? Pourrait-on et devrait-on d’ailleurs les réactiver ? Cette réutilisation d’un existant serait-il cohérent avec la démarche d’Hélio Oiticica ?
Ne pourrait-on pas considérer aujourd’hui que seul les films et vidéos montrant les « actions-parangolés » devraient être considérés comme l’œuvre, plus que ces pauvres morceaux de tissu laissés inertes comme des peaux mortes ?
Marc Pottier
Qu’aurait décidé Hélio Oiticica, artiste de la liberté et de l’imaginaire ?
– qu’est-ce qu’il y a ?
– plus rien à voir ? Et si c’était cela, la liberté ?
Pour en savoir plus sur Hélio Oiticica
A lire :
Hélio Oiticica, Parangolé, de Delmari Romero Keith, éditée par Vittoria Mieli. Mousse Publishing, 30€
Prologue de Marc Pottier. Traduction de Candela Saud, Timothy Stroud, Rafael Segovia, Ma Teresa Bretón.
Agenda
16 octobre 2023, à partir de 18h30, lancement du livre, en présence de l’auteur, Delmari Romero Keith, et du préfacier Marc Pottier, présenté par Oliviea Bourrat, directrice des collections et de la recherche de Paris-Musées, Artcurial, 7 rond-point des Champs-Élysées Marcel Dassault, 75008 Paris – inscription conseillée
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