Culture

Cinéma en salles : Le Capitaine Volkonogov s’est échappé et La Conférence

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 21 mars 2023

Deux films terribles, à voir deux à trois fois pour passer le sentiment de crainte qui nous étreint la première fois : Le capitaine Volkonogov s’est échappé, de Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov dont Jean-Philippe Domecq est ressorti envoûté, mais qui réussit le tour de génie d’être onirique avec ce que l’Histoire a d’effrayant : les grandes purges staliniennes et la quête de rédemption. En miroir, l’autre totalitarisme du XXème siècle, l’infâme moment du nazisme, l’auteur du Le film de nos films (Pocket) recommande La Conférence, sinistrement fameuse, où se décida la Solution finale le 20 janvier 1942…

L’année des pires purges de Staline

D’emblée le film nous plonge – c’est le sinistre cas de le dire – dans une atroce période historique telle qu’elle a pu être ressentie psychiquement, contexte et intériorisation à la fois. Assis derrière un beau bureau dans une salle vide et lambrissée, un jeune homme en uniforme mi cosaque mi NKVD relooké écoute la radio où l’on annonce, sur fond de chants patriotiques, qu’aujourd’hui en cette année 1938 la ville de Leningrad verra passer au-dessus d’elle un aéronef géant à la gloire des réalisations du Parti. Regard vague et sourire pâle, le jeune homme se lève comme un automate, va vers la fenêtre, et l’enjambe. Il meurt tête en sang sur les marches du palais, les premiers passants s’arrêtent à peine, du palais accourent les mêmes uniformes pour faire circuler et ordre de n’avoir rien vu, n’est-ce pas.

On ne comprendrait pas que des êtres épais comme Staline, Poutine, Ceausescu ou Erdogan, pour ne mentionner qu’eux hélas, soient les plus durables gouvernants, si l’on oubliait qu’on peut être obtus et rusé, avoir pour seule intelligence celle qu’il faut pour repérer et éliminer ceux qui sont moins obtus que soi.
Ainsi s’explique la plus Grande Terreur d’Etat jamais perpétrée en temps de paix, entre août 1937 et novembre 38 ; elle s’est interrompue comme elle a commencé, dans le silence public, par un ordre secret du madré Staline qui, ainsi que l’explique un des gradés  de la police politique au jeune héros Volkonogov, a décidé de supprimer par avance tous ceux qui, par conviction communiste, par culture, intelligence, savoir scientifique, pourraient voir clair.

Un million et demi de personnes (sans épargner adolescents ni vieilles femmes,
afin de se prémunir des familles) seront arrêtées et 750 000 d’entre elles exécutées,
ce qui fait au total : un citoyen arrêté sur cent, un sur deux cents mis à mort.

Une minutieuse reconstitution Le capitaine Volkonogov Photo Kinovista dist

L’horreur légale

La scène la plus éprouvante du film se situe dans l’arrière-cour du palais de police politique, où le gradé ordonne d’enclencher le moteur du tracteur suffisamment bruyant pour « mettre la musique » qui couvrira chaque détonation d’exécutions une à une contre le mur souillé ; le bourreau est félicité parce qu’il tue derrière la nuque sans dépenser plus d’une balle. Lorsqu’on ordonne à un jeune soldat de faire de même devant les autres, c’est pour le et les mouiller, en le tétanisant. Par sa froideur monotone, cette séquence illustre le mécanisme de cette horreur moderne qui achève les innocents qu’on a suffisamment torturés pour qu’ils avouent n’importe quoi et deviennent des « ennemis du peuple ». Une séquence de torture s’achève non pas par asphyxie, comme pour l’ami du héros, mais par déshabillage et bastonnade à mort d’un vieux scientifique qui persiste à expliquer qu’il fait le contraire de ce dont on l’accuse, repérer des souches potentielles d’épidémie et non les mettre en circulation.

Pour autant, le film ne recherche pas le spectacle de la violence pour la violence, aucune complaisance morbide, car les deux auteurs focalisent sur « l’esprit » de cette logique d’Etat ; sur son effet dans le psychisme et les comportements. Les deux auteurs en ont trouvé l’art, l’implacable vision, avec un sens de l’innovation qui produit un effet spectral et nous laisse lessivé.

Une atmosphère captivante – Le capitaine Volkonogov Photo Kinovista dist

Tel un rythme de rails dans la nuit… 

Les gens vivaient alors comme on les voit oscillant et mornes dans le lourd tramway dans la nuit peu éclairée du « communisme c’est le socialisme plus l’électricité »… Il suffit qu’une Tatra, voiture noire soviétique grosse et molle, ralentisse le long des rails, pour que les citoyens admettent qu’un homme en cuir vienne leur dire de descendre. Le son du tramway est amplifié par référence à l’écho indéfini du wagonnet qui entraîne les trois protagonistes de Stalker, fameux film post-apocalyptique de Tarkovski, dans « la Zone » interdite où aurait eu lieu un accident nucléaire. La référence au cinéaste russe n’est pas déplacée, tant les deux co-réalisateurs et scénaristes de ce film prolongent et renouvellent le grand art cinématographique russe. Pendant que nous tient en haleine comme un thriller la poursuite du jeune capitaine Volkonogov qui ne veut plus participer aux purges staliniennes, la ville de l’époque nous apparaît tel un labyrinthe de futur dans le passé (il faut créer l’expression pour ce chef-d’œuvre), avec ses dédales, ses murs couverts de graffitis réalistes-socialistes délavés, ses débris industriels de partout, sa poussière ocre même la nuit.

La quête éperdue de rédemption

Le héros fuit avec un des sinistres dossiers où la bureaucratie consigne l’identité et les aveux extorqués par monceaux de dossiers. Et il va demander pardon aux membres des familles qui ne croient pas à l’horreur ou la secondent pour n’en être pas victimes à leur tour après fils ou épouse. Chacun de ces personnages, tous en vérité dans ce film, est interprété avec le brio spécifique à l’école d’acteurs russes, probablement la seule à produire un art dramatique aussi universel que celui de l’Actor’s Studio américain. Et alors, celui qui interprète le capitaine Volkonogov, Yuriy Borisov, réalise une stupéfiante performance, parce que, tout en nous entraînant par son physique athlétique courant de couloirs en toits, escaliers et ponts, il module dans son regard l’évolution de sa quête de 24 heures d’unité dramatique : dans ses yeux il y a d’abord la traque pour sauver sa peau, mais bientôt il cherche le regard des victimes pour implorer son salut sacrificiel. Dostoïevski aurait adoré réaliser ce film. Mais aussi on pense à Nicolas Gogol : dans son roman Les Ames mortes l’anti-héros arriviste fait le tour des grands propriétaires voisins pour leur demander les noms de leurs serfs récemment morts, afin de se les attribuer et bientôt mesurer comme eux sa fortune au nombre d’«âmes» dont on se flattait de se dire propriétaires et par quoi l’on mesurait sa richesse à l’époque. Volkonogov, lui, c’est le pardon des offenses dont il essaie de faire l’aumône.

La Conférence nazie…

On le sait, la Solution finale d’élimination des Juifs d’Europe fut planifiée le 20 janvier 1942 lors d’une réunion entre une quinzaine des plus hauts dignitaires du IIIe Reich dans un château près de Wannsee. Où, soit dit en passant, s’était suicidé le poète romantique Heinrich von Kleist (1777 – 1811) ; il n’est pas dit que ces dignitaires l’ignoraient, les nazis ayant malheureusement démontré que l’on peut être cultivé, mélomane même, et barbare. Au cours des 90 minutes – 90 minutes montre en main, entrecoupées de deux pauses de 10 minutes pour se sustenter de fines tranches de saumon et café élégamment servi – qui décidèrent de l’élimination scientifique de millions de Juifs, ces hommes n’ont été tracassés, et ont parfois féraillé poliment, que d’alinéas juridiques.
Un souci humain ? Oui, deux l’expérimentent : leurs soldats ne supportent plus de tuer par balles en moyenne 55 Juifs par jour. Les mots d’ « Auschwitz » et de « chambres à gaz » sont alors glissés, dans l’histoire de ce qu’il faut bien appeler l’Humanité. Laquelle ce jour-là se justifie par trois fois en disant que « ce sont les Juifs qui nous ont déclaré la guerre »… Sinistre constante qu’on entend renouvelée, puisqu’il est vrai, n’est-ce pas, que ce sont les Ukrainiens et les Occidentaux qui ont obligé la Russie à se protéger en attaquant.

Le réalisateur de La Conférence, Matti Geschonneck a restitué cet avènement du Crime contre l’Humanité avec la pudeur et la sobriété qui s’imposent, dans la mise en scène, le ballet des Mercedes arrivant puis repartant sur les allées cendrées, les plans du paysage romantique le temps de fumer une cigarette et de s’adresser d’aimables invitations familiales, le tout avec une efficace direction d’acteurs auxquels on sait gré de nous restituer clairement l’impensable.

# Jean-Philippe Domecq

Informations sur les sorties en salles

  • le 29 mars, Le Capitaine Volkonogov s’est échappé, Scénario & Réalisation : Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov, Russie – Estonie – France, 125min
    • Avec Yuriy Borisov, Timofey Tribuntsev, Aleksandr Yatsenko, Nikita Kukushkin.
  • le 19 avril, La Conférence, de Matti Geschonneck, Allemagne 1h48min

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