Culture

Cinéma en salles : Perfect Days, de Wim Wenders (2023)

Avec son nouveau film, Perfect Days, qui sort le 29 novembre après Anselm, son documentaire sur le grand artiste contemporain Anselm Kiefer, Wim Wenders nous donne un de ses chefs d’œuvre les plus « wendersiens ». Où l’on retrouve sa capacité à révéler la poésie de l’existence en plein quotidien d’aujourd’hui, à travers l’histoire d’un homme qui mène une vie modeste mais très sereine à Tokyo. Décidément avec leurs derniers films, pour Jean-Philippe Domecq entre Wenders, Martin Scorsese (Killers of the flower moon) et Woody Allen (Coup de chance), l’âge ne vieillit pas les créateurs authentiquement inquiets de la vie.

La condition sociale la plus humble qui soit

Il est parfois intéressant de se rappeler l’a priori négatif que l’on avait avant de découvrir une œuvre qui va nous ravir. Comme moi vous serez probablement peu attiré par l’amorce de synopsis du film de Wim Wenders : il déroule la vie quotidienne d’un employé municipal chargé de l’entretien de toilettes publiques à Tokyo. Non que toute vie ne soit précieuse où qu’elle soit ; mais il y en a tant, d’humbles vies comme la nôtre, et puis les toilettes, n’est-ce pas, ne sont pas lieux a priori inspirants – sauf pour le fameux Penseur de Rodin apparemment, sculpture monumentale que le président Mitterrand proposait de placer sous la pyramide de verre du Musée du Louvre, avant que des conseillers ne lui fassent observer, timidement, qu’une foule de plaisantins ne manqueraient pas de moquer ce penseur inspiré par la position de toilettes…

Wim Wenders n’a pas de ces a priori.

C’est grâce à sa disponibilité d’esprit que le cinéaste allemand avait su nous capter dès ses premiers grands films des années 1970, notamment Alice dans les villes (1974) ou L’Ami américain (1977, avec ses personnages perdus, l’œil étonné et donc d’autant plus scrutateur du monde tel qu’il se présente. Leur singularité nous a tous concernés : qui d’entre nous n’a pas reconnu une expérience quotidienne dans la fameuse séquence des Ailes du désir (1987) où le personnage, interprété par Bruno Ganz, entend la vie intérieure des passagers sur qui son regard plane tour à tour dans le métro de Berlin ? Il a le regard ému qu’a le cinéaste.

Synopsis d’une destinée élémentaire

Koji Yakusho dans Perfect Days, de Wim Wenders (2023)

Hirayama travaille à l’entretien des toilettes publiques de Tokyo et semble se satisfaire d’une vie simple. En dehors de sa routine quotidienne uniforme et organisée, il a pour toute passion la musique des seventies (d’où le titre du film, « Perfect Days », tiré d’un morceau de Lou Reed au rythme de sexe que reconnaissent tous les amants du monde), qu’il écoute en cassettes dans son propret minivan de fonction, et les livres qu’il glane régulièrement en librairie. Il aime les arbres, et les prend en photo lors de sa pause. Une série de rencontres inattendues révèlent quelques bribes son passé, mais à peine car Hirayama s’est réfugié dans l’extrême pudeur et vit dans le silence du détachement, sans espoir ni attente. A la fin du film d’ailleurs, l’acteur, Koji Yakusho, internationalement salué dans sa carrière et particulièrement au Festival de Cannes, visage filmé de face au volant, alterne efforts de joie et remontée de larmes contenues en une longue séquence prodigieuse d’émotions nuancées : tout est ainsi dit sans l’être de sa vie.

Occasion saisie au vol

Win Wenders a saisi l’occasion alors qu’il était en tournage de Anselm, son documentaire, mûrement élaboré, sur l’œuvre et le parcours d’un des grands artistes contemporains, l’Allemand Anselm Kiefer (en salles depuis le 18 octobre). Il reçoit une lettre de producteurs japonais qui lui offrent carte blanche pour une série de courts métrages traitant d’un sujet public, en toute liberté artistique. Le cinéaste allemand a depuis longtemps été reconnu et célébré au Japon, pour lequel il éprouvait de la nostalgie et dont il avait su percevoir la différence de sensibilité avec la nôtre.

Ainsi a-t-il spontanément dégagé à peine plus de deux semaines de son tournage sur Anselm Kiefer, pour se consacrer à un personnage dont l’humble métier, qu’on l’invitait à filmer, permet de comprendre, rien moins selon lui, que « l’essence d’une culture japonaise accueillante », déclare-t-il, où « les toilettes jouent un rôle tout à fait différent de notre propre vision occidentale de l’«assainissement».

Koji Yakusho dans Perfect Days, de Wim Wenders (2025) Photo DR

Au Japon, ce sont de petits sanctuaires de paix et de dignité… J’ai aimé les photos que j’ai vues de ces merveilles d’architecture. Elles ressemblaient plus à des temples de l’assainissement qu’à des toilettes. J’ai aimé l’idée de « l’art » qui leur est attachée. Mais je n’ai pas aimé l’idée d’une série de courts métrages.
Ce n’est pas mon langage. Je me suis dit : pourquoi ne pas tourner un vrai film pendant ces 17 jours ?.

Donnez-nous notre Zen quotidien aujourd’hui

Partant de là, ce cinéaste, tout européen qu’il est, n’a pas eu de mal à entrer en osmose avec « le sens aigu du « bien commun » au Japon, le respect mutuel pour « la ville » et « les autres » qui rendent la vie publique au Japon si différente de celle de notre monde ».

Sa caméra suit ce que c’est que le soin mis au travail bien fait, aussi indigent paraissent-ils pour nos habitudes d’Occidentaux. Il n’y a pas de menues tâches à qui est attentif et sorti de soi. Hirayama semble indifférent à lui-même, comme s’il avait fait une croix sur soi. Il mène une vie ritualisée de moine à sa façon, toute moderne, se lève tôt le matin de sa couche au sol, tire la porte paravent traditionnelle de l’habitat japonais (qui, soit remarqué en passant, fut d’une modernité « mondrianesque » avant la lettre), prend son café au petit distributeur, part sur les bretelles d’autoroutes urbaines au soin de ses chansons préférées. Les parois et coupoles palissées des toilettes sont nettoyées selon un rituel immuable comme prière profane ; il croise et repère souvent les mêmes êtres dans le brouhaha de la ville.

Et, surtout, sa pause le livre à la contemplation des branches d’arbres du square, qu’il photographie avec un appareil Nikon qui date des mêmes années que ses chansons de rock, et dont le mouvement revient, en noir et blanc, dans ses rêves chaque nuit. En Japonais, on nomme « komorebi » ces apparitions d’entre le monde extérieur et le monde intérieur, fugitives comme une danse de feuilles dans le vent, qui font jeu d’ombres sur un mur devant nous.

Koji Yakusho dans Perfect Days, de Wim Wenders (2024)

Poésie de sagesse littéralement élémentaire

Toutes ces choses qui n’attendent que notre regard dès lors qu’on le pose enfin sur ce qui est là, vraiment là. Ainsi, lors d’une discussion avec un passant qui lui avoue sa détresse, Hirayama et lui en viennent à se demander si, là où leurs deux ombres se superposent, la zone est plus sombre. Et de jouer à croiser leurs ombres sous le réverbère du quai de bord du fleuve nocturne.

Koji Yakusho et Arisa Nakano Koji Yakusho dans Perfect Days, de Wim Wenders Photo DR

Les malheurs sont là mais ne pèsent pas.
Là encore c’est pour nous un enseignement venu du sage et immanent Orient.

Lorsque sa nièce, venue se réfugier chez lui quelques jours, lui demande en pleine promenade quand est-ce qu’il l’emmènera ici où là, et qu’il lui répond « La prochaine fois » – « C’est quand la prochaine fois ? », réplique-t-elle tout sourire, et lui de sourire à son tour et sa façon : « La prochaine fois c’est la prochaine fois, et maintenant c’est maintenant ! », et la caméra part en long travelling avec eux qui sautillent en courant sur le grand pont de la cité, répétant, complices, ce mantra qui dit sagement qu’il y a temps pour tout, vraiment pour chaque chose et être.

Vous dédiez le film au maestro Ozu. Quels sont les éléments de son œuvre qui vous ont le plus influencé ?
Principalement le sentiment qui imprègne ses films que chaque chose et chaque personne est unique, que chaque moment ne se produit qu’une seule fois, que les histoires quotidiennes sont les seules histoires éternelles.

# Jean-Philippe Domecq

Pour en savoir plus

Perfect Days, de Wim Wenders (2023)
sortie en salles le 29 novembre.

Réalisateur, scénariste : Wim Wenders – Scénariste : Takuma Takasaki
avec Koji Yakusho, Min Tanaka, Arisa Nakano
Directeur de la photographie : Franz Lustig – Monteur : Toni Froschhammer – Conception sonore et mixage : Rêves Matthias Lempert – Installations – Rêves Donata Wenders.

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