Culture

Clairéjo, tu files un mauvais coton, toi ! (galerie Rachel Hardouin)

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 7 février 2024

Si une main, jadis, a tenu l’appareil qui a fixé l’instant sur la pellicule, une autre aujourd’hui, inventive et sensible, l’immortalise à tout jamais : en les rehaussant de broderies manuelles, Clairéjo donne un supplément d’âme aux photographies qu’il chine dans les brocantes. « Tu files un mauvais coton, toi ! » présentée jusqu’au 9 mars à la galerie Rachel Hardouin. Anne-Sophie Barreau fait entrer Singular’s dans l’ atelier de création de ce duo producteurs de pépites « upcyclées », sensibles et poétiques.

Notre fil conducteur, c’est invariablement de réinterpréter en respectant la mémoire de ce que nous sommes en train de transformer.
Clairéjo

On sait que les photos abandonnées inspirent les artistes. On se souvient notamment il y a quelques années du beau roman d’Isabelle Monnin, Les gens dans l’enveloppe (éditions JC Lattès), dans lequel l’autrice inventait la vie d’une famille à partir d’un lot de photos acheté à un brocanteur sur internet, lequel avait ensuite inspiré le compositeur Alex Beaupain qui l’avait mis en musique.

Regard perdu d’un communiant, acrobaties d’un père de famille un peu zélé, tata endimanchée au bal, paysage mélancolique, ou « fruits défendus » : les images rehaussées de broderies manuelles du duo Clairéjo réunies dans « Tu files un mauvais coton, toi ! » sont aujourd’hui de nouvelles pépites, sensibles et poétiques, qui, dans ce lieu dédié à l’intime qu’est la galerie Rachel Hardouin, ne pouvaient pas trouver hôte plus pertinent.
Le duo qui redonne une vie aux images perdues fait entrer Singular’s dans son atelier de « réparation de l’ancien ».

« Tu files un mauvais coton, toi ! » présente des photographies rehaussées de broderies manuelles. Comment en êtes-vous venus à associer photos et broderies ?

Clairéjo, La bamboche copyright Clairéjo

Claire : Nous sommes tous les deux passionnés de photos – je suis iconographe de formation, Jo était journaliste dans le domaine de la culture – et n’aimons rien tant que chiner de vieilles photos. Nous aimons beaucoup aussi la broderie et le travail de la main. Un jour, nous avons tout simplement eu envie d’allier les deux.  Quand nous avons sorti nos vieilles photos, l’une d’elles – une photo représentant deux femmes qui est d’ailleurs présentée dans l’exposition – était déchirée.

Nous avons commencé à la réparer. La suture était faite au point de riz. Cela nous a plu et nous avons continué avec l’envie de raconter une histoire en fonction des images qu’on chinait mais aussi des possibilités offertes par la broderie, étant entendu que nous sommes autodidactes et que la broderie sur photo est très différente de celle pratiquée sur tissu : le support n’a pas la souplesse du coton, de la soie, ou de la laine.

Clairéjo, Seaweed copyright Clairéjo

Jo : Au départ, j’insiste sur ce point, nous n’avions aucune visée artistique, notre démarche était de pure réparation. Nous sommes des grands « réparateurs » : nous reprisons des chaussettes, des pulls, nous recollons des vases, nous sommes très inspirés par le Kintsugi japonais, cette méthode de réparation des porcelaines et des céramiques. Quand nous nous sommes mis à réparer des photos, le résultat nous a tellement plu que nous avons continué. Au départ, nous avons fait du ‘point arrière‘, le point basique en couture, puis nous nous sommes mis au point ‘de nœud’, au point ‘araignée’…

Claire : Maîtriser davantage la technique nous a permis d’avoir un geste plus spontané sur nos photos, d’élargir le champ des possibles tout en continuant à chiner.

Jo : Car tout commence bien sûr par ces images que nous chinons. Concrètement, nous nous installons l’un en face de l’autre dans l’atelier, nous sortons nos images, et disons à tour de rôle ce qui nous vient à l’esprit en les regardant.

Quand c’est trop évident, nous cherchons autre chose. À l’inverse, il nous arrive de sortir dix fois de suite la même image sans songer une seule seconde à intervenir tant nous la trouvons belle.

Clairéjo La grande librairie copyright Clairéjo

Comment présenter l’exposition « tu files un mauvais coton, toi ! » ?

Claire : C’est un travail sur l’intime   

Jo :….et pour cette raison, un travail, s’agissant de certaines images, qui ne peut être montré qu’en galerie. Une partie importante des photos présentées – celles en particulier où les personnages sont nus – ne pourraient en effet pas être montrée sur les réseaux aujourd’hui si importants pour tout artiste qui débute. Notre compte serait immédiatement bloqué.

Nous dévoilons une intimité en respectant les gens car s’ils ont une histoire que nous ne connaissons pas, nous nous posons mille questions.

Claire : Nous nous demandons toujours quelle a été leur vie

Jo : Parfois, on a une date, un prénom, « Monique 1957 », parfois même un lieu, mais il arrive aussi que l’on ait rien, ou seulement un indice minuscule, alors nous faisons notre enquête, nous procédons par déduction. Nous avions par exemple une image dans un port qu’on pensait à Toulon car il était écrit « Toulon » sur une des barques. Mais quelqu’un nous a dit qu’il s’agissait de la plage de la Conche à Saint-Tropez. Cela tombait bien puisque nous avions intitulé cette photo « Sous le soleil exactement ».

Nous inventons complètement, mais si quelqu’un a un coup de cœur pour une image, nous lui disons ce que nous savons.

Jo : Il y a aussi tout ce qui se passe après. Nous avons par exemple chiné un lot de photos vietnamiennes dans une brocante à Soissons, et dans celui-ci, deux images sur lesquelles nous avons travaillé sont ensuite parties aux Etats-Unis. C’est donc autant un voyage dans le temps que dans l’espace.

Nous adorons l’idée de redonner une vie aux images perdues, de continuer à écrire l’histoire de ces gens à travers un nouvel épisode que nous inventons.

Clairéjo, Le boa copyright Clairéjo

Quand les sujets sont nus et que vous les « habillez », le geste de broderie semble intuitif, comme déduit de la pose

Jo : On nous a parfois dit que nous faisions de l’image augmentée. Nous sommes heureux de cette référence. Nous faisons en quelque sorte de l’image augmentée artisanale. 

Clairéjo, Le discours copyright Clairéjo

Vous évoquiez les réseaux sociaux, la série « Chibari » ne pourrait à l’évidence pas être montrée sur Instagram…

Jo : Nous décidons toujours ensemble mais en l’occurrence c’est Claire qui a eu l’idée de cette série. A partir du moment où nous avons commencé à travailler sur du nu, cela lui semblait évident qu’il fallait rendre hommage au shibari – rebaptisé pour l’occasion Chibari – cet art japonais du bondage. Nous aimons énormément l’art japonais, la culture japonaise en général. Dans l’exposition, nous présentons d’ailleurs aussi le travail réalisé sur un fonds de photos japonaises des années 20 aux années 80 trouvé à côté de Lille. Pour revenir aux nus, il y a aussi, sur d’autres images, un clin d’œil aux James Bond ou aux couvertures SAS, avec un travail très graphique, et parfois aussi une touche d’humour, de poésie.

À côté des petits formats, l’exposition montre aussi des photos de plus grands formats

Jo : Il s’agit de vieilles photos. Or, plus les images sont vieilles, plus le papier est épais. Il est impossible de travailler à l’aiguille et nous utilisons un outil de cordonnier. Il faut presque poinçonner.

Clairéjo, J’y pense puis j’oublie copyright Clairéjo

Quelle sera votre prochaine « expédition » ?

Clairéjo, Tornado copyright Clairéjo

Jo : Nous avons des « terrains de chasse » privilégiés, à commencer par la Picardie où se trouve notre atelier. Nous connaissons toutes les brocantes et tous les Emmaüs du coin. Nous chinons aussi beaucoup dans le Périgord, une région que nous aimons et où nous avons de la famille. Mais sinon, il suffit de fouiller, on peut trouver des merveilles au coin de la rue. Ce n’est pas la grande saison des brocantes en ce moment, mais dès que le printemps arrive, on sait où nous trouver le dimanche matin !

Propos recueillis par Anne Sophie Barreau

Pour suivre Clairéjo

jusqu’au 9 mars 2024, Tu files un mauvais coton, toi ! par le duo Clairéjo, galerie Rachel Hardouin, 15, rue Martel 75010 Paris
BÂT.A – 4e étage – interphone « 15 martel galerie » – – contact@15martel.com
Mercredi, jeudi, vendredi et samedi de 14h à 19h

Clairéjo, Bretagne ça nous gagne, coussin en canevas recyclé des années copyright Clairéjo

le site de Clairéjo, photos anciennes magnifiées, objets détournés, coussins, sacs, pochettes… découvrez la myriade de créations « upcyclées ».

Claireéjo, Auprès de mon arbre, Sac toile de coton et canevas recyclé, Pièce unique made in France inspirée du sac origami traditionnel japonais copyright Clairéjo

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