Culture

Le carnet de lecture d’Isabelle Minière, romancière, psychologue et hypnothérapeute

Auteur : Patricia de Figueiredo
Article publié le 12 mai
 2021

J’ai dix-huit ans, tous les âges à la fois, et j’ai un papa (éditions Serge Safran) est le cinquième roman d’Isabelle Minière qui explore les rapports conflictuels mère-fille. Après Je suis né laid,  Prix Hors Concours des Lycéens 2019-2020, la romancière qui apporte la finesse de son métier de psychologue et hypnothérapeute poursuit une plongée subtile dans l’univers des enfances tourmentées. Son Carnet de lecture reflète toutes les facettes de sa belle personnalité.

Le thème de l’enfance, une évidence

Isabelle Minière, romancière, psychologue et hypnothérapeute @ DR

« C’est de là qu’on vient, notre enfance, puis notre adolescence, ce qu’on y a vécu, ce qu’on a ressenti. Les liens à ce moment-là, les questions, les sentiments, les sensations… » explique Isabelle Minière. « C’est un sujet qui nous concerne tous. On a tous été des enfants (on l’est parfois encore dans sa tête, dans son imaginaire). Certains semblent avoir oublié, peut-être pour se protéger, mais on n’oublie pas complètement. » Même si dans son métier de thérapeute, la psychologue a plus souvent affaire à des adultes, il lui arrive de traiter des enfants ou adolescents et se sent d’autant plus investie que « l’attente vient des deux parties, enfants et adultes. »

Pour l’écriture, Isabelle Minière a très tôt inventé des histoires, des poèmes. « Dès que j’ai su lire, je crois. Comme je lisais beaucoup, je trouvais une autre vie dans la lecture, je ne me sentais pas à la hauteur…  Jusqu’au moment, bien plus tard, adulte, où je me suis dit : si c’est ça qui me tient à cœur, il faut au moins essayer. J’ai essayé. » Elle note ses idées sur des cahiers, des carnets puis plonge sur l’ordinateur quand cela commence à prendre forme et aime l’idée de se laisser porter par l’histoire en écrivant.

Quand on lui demande d’où lui est venue l’idée du personnage d’Albertine, l’héroïne de J’ai dix-huit ans, tous les âges à la fois, la romancière répond : « Bien sûr Albertine vient sans doute de loin, ma propre enfance, même si ça n’est pas un récit autobiographique, les sensations de l’enfance, de l’adolescence, les observations que j’ai pu faire, au contact avec d’autres, les récits que j’ai lus ou entendus, et… et l’imagination. Je crois que l’on écrit beaucoup avec l’inconscient, l’imagination, c’est bizarre de dire ça comme ça, mais au moment où j’écris je ne me pose pas trop de questions, je laisse le personnage me raconter, je me mets à sa place. Je le suis (dans les deux sens ! être et suivre). Je crois beaucoup à la logique du texte, le texte qui se construit au fur et à mesure qu’on l’écrit.
Puis vient le travail de réflexion sur le texte : Après le premier jet, je connais le personnage, sa situation, comment ça évolue, je peux modifier en fonction d’une autre logique. »

J’ai dix-huit ans, tous les âges à la fois, et j’ai un papa est presque un roman en deux parties. Albertine grandit avec une mère qui la maltraite et la rabaisse constamment. L’enfant se réconforte en s’imaginant écrire ses mémoires quand elle sera grande. Que tout ce qu’elle subit lui servira un jour. À sa majorité, la mère la met à la porte en lui donnant l’adresse de son père qu’elle croyait mort. Une autre vérité se fait alors jour. Si la première partie est dure et cruelle, la seconde se révèle touchante et drôle. Albertine, qui est partie avec ses 3 sacs Ikea et son nounours, converse avec ses amis imaginaires ; Beaucoup de poésie et de tendresse se dégage de ce livre. Beaucoup d’espoir aussi et une formidable démonstration de résilience. Les rapports entre la mère et la fille sont très bien sentis, notamment la culpabilité d’Albertine vis-à-vis de sa mère qui l’empêche de la quitter totalement après quelques fugues et le chantage affectif de sa mère. Un joli roman.

Carnet de lecture d’Isabelle Minière

Paroles, Jacques Prévert. Je ne résiste pas à l’envie de parler de Prévert. Il a beaucoup compté pour moi, dans mon enfance, d’abord, puis il a continué à m’accompagner, j’y pense souvent. La simplicité de sa poésie, sa fantaisie, sa sensibilité. Sa profondeur et sa légèreté, son regard sur les gens, son empathie pour « ceux qui ne sont rien ». Mais ça, je l’ai compris plus tard. Ses mots me touchent. Il m’a appris, enfant, qu’on avait le droit, le droit de parler comme ça, d’imaginer, de s’exprimer, même si ça n’est pas de la façon habituelle. Il a ensoleillé mon enfance, j’ai la sensation de lui devoir beaucoup.

Le nœud de vipère, François Mauriac. Je ne résiste pas non plus. Lecture d’enfance, je ne sais pas ce que j’ai compris à ce moment-là, à part l’histoire d’un homme qui semble méchant, hostile, et dont on découvre au fil des pages la sensibilité ; on se met à sa place, il nous paraît tout autrement. Je l’ai relu plusieurs fois depuis ; je reste, adulte, impressionnée par Mauriac, et ce livre-là est aussi un souvenir, le premier que j’ai lu de lui. Le poids de la famille, des traditions, les liens qui enferment… Et cette prise de conscience du personnage.  C’est une écriture d’un autre temps (les imparfaits du subjonctif, par exemple), pourtant elle continue à me toucher. C’est comme si Mauriac exprimait des choses que je ressens aussi, ou que j’ai ressenti, même si je n’ai jamais vécu dans le même milieu que lui.

Belle du Seigneur, Albert Cohen. C’est un classique qui paraît aujourd’hui vieillot ou désuet, aux yeux de certains. Ce livre a beaucoup compté pour moi, il m’accompagne toujours, il m’aide souvent. Ce n’est pas l’histoire d’amour qui m’a marquée.
Il me reste beaucoup de tendresse pour Ariane dans son bain et son délire à haute voix, sa folie dans ces moments-là, pour Adrien, son mari, employé à la SDN… qui se débrouille pour en faire le moins possible en se faisant croire le contraire – ah, les scènes où il est dans son bureau à tailler ses crayons, à aller aux toilettes en espérant croiser quelqu’un d’importance, l’humour d’Albert Cohen dans ces passages-là.
Ce qui m’a le plus marquée, frappée, interrogée, et qui me parle toujours, est de dimension plus existentielle (ce n’est peut-être pas le bon mot). Bien sûr le fait que Solal veuille être aimé pour sa personne et non pour sa belle apparence – aurais-je été aimé si j’avais été laid, édenté, voûté, tout ça… ?
Mais surtout, surtout, ce que Cohen dit de la force, du pouvoir, de la puissance. La force, c’est parfois (souvent ?) le pouvoir de nuire. C’est pourquoi je m’en méfie. C’est aussi le pouvoir de protéger, prendre soin. L’idée que nous sommes tous des futurs cadavres, alors pourquoi se faire du mal entre futurs cadavres ? Cela pourrait paraître macabre, non, pour moi non. Ça m’a beaucoup aidée, soutenue, pour faire de la bienveillance, de l’empathie, une valeur profonde – du mieux que je peux…
C’est l’engagement des médecins, de toutes les professions de soin, d’accompagnement, d’éducation : d’abord ne pas nuire.
Bien sûr j’ai été très sensible à la flamboyance du style, de l’écriture, ce grain de folie, et je sais que ça ne touche pas tout le monde de la même façon. C’est normal.

Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Georges Perec. Perec s’installe Place Saint-Sulpice pendant trois jours, et observe, écrit ce qui se passe, ce qu’il voit. Les presque rien qui font une vie. Une description drôle par instants, tant ça ressemble à ce quotidien qui est le nôtre et auquel on n’attache pas toujours d’importance. En avance sur son temps, Perec écrit « l’instant présent ». Drôle surtout par sa façon de dire – j’ai eu l’impression de le voir sourire, et voir Perec sourire, ça ne s’oublie pas !
Dans le café de la mairie, place Saint Sulpice, donc, il y a une plaque malicieuse, en hommage à Perec qui a fréquenté ce café, y a écrit. Vivement qu’il ouvre à nouveau, que vous y alliez voir…

Le syndrome de la dictature, Alaa El Aswany – Actes Sud. L’écrivain égyptien, talentueux, est devenu célèbre pour l’Immeuble Yacoubian, et d’autres livres, dont « J’ai couru vers le Nil » : magnifique roman, où il relate de façon très prenante, avec des personnages très incarnés, les « évènements de la place Tahrir », en 2011 (livre interdit en Égypte, à ce jour).
Il est maintenant en exil, serait en danger s’il était resté en Égypte.
« Le syndrome de la dictature » est un essai d’une grande intelligence, d’une grande acuité : la sensation que vous êtes plus intelligent, plus fin, plus perspicace, plus humaniste aussi, en le lisant (merci, Alaa !)
L’écriture est simple pour dire des choses complexes.  Des exemples ? « La séparation de la religion et de l’État est une condition essentielle pour prévenir la dictature. » « Lutter contre le chauvinisme dans n’importe quelle société nous protègera de la dictature. » « Nous n’utilisons jamais l’intelligence pour adhérer à une religion, bien que nous le fassions pour la défendre. »

Les pouvoirs de l’esprit sur le corps, Patrick Clervoy. Odile Jacob. Un essai remarquable (qui nous rend plus intelligent, plus ouvert d’esprit, plus imaginatif, plus curieux, plus « espérant »)
On peut discuter du mot « esprit », on peut lui en préférer d’autres, peu importe. On peut dire « imagination ». Comment ce qu’on imagine transforme nos perceptions, nos sensations, notre santé, physique et psychique.
Ce que l’on imagine crée des changements, c’est ça le pouvoir de l’esprit sur le corps, ou de l’imagination sur le corps, les sensations. L’imagination plus forte que la volonté. Ce que l’on se dit intérieurement nous influence. Un chemin vers la guérison…
Ça ne devrait pas trop surprendre les lecteurs et les écrivains, pourtant on est quand même éblouis (oui, osons !) par certaines expériences relatées, certaines études – impossible à résumer, c’est subtil, faut lire !
Un livre scientifique, très étayé, argumenté, et accessible de lecture quand on n’est pas de la partie. Une nourriture intellectuelle, psychique, affective. Chacun s’y retrouve à un moment ou à un autre. Passionnant.

Une enfance, Dominique Fabre. Ed. L’Attente. Ce recueil de poésie est une vision de monde à hauteur d’enfance. Les poèmes cultivent le naïf, le mystérieux. C’est touchant, sensible, avec une dimension historique, où le passé et le présent s’entremêlent.

Pour suivre Isabelle Minière

sa fiche wikipedia
son éditeur Safran :

  • J’ai dix-huit ans, tous les âges à la fois, et j’ai un papa
  • Je suis né laid,  Prix Hors Concours des Lycéens 2019-2020

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture de Carl Ghazarossian, ténor lyrique, chanteur-comédien mélodiste

Voir l'article

Le carnet de lecture d’Eve Risser, pianiste, compositrice et meneuse d’orchestres

Voir l'article

Le carnet de lecture de Stéphanie Solinas, autrice, plasticienne et chercheuse

Voir l'article

Le carnet de lecture de Jean-Hugues Larché, Filles de mémoire (Serge Safran)

Voir l'article