Culture

Devenons des chiffonniers pour Antoine Compagnon, Baptiste Monsaigeon, Nicolas Bourriaud et David Wahl

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 2 mars 2018 à 11 h 48 min – Mis à jour le 13 août 2018 à 17 h 37 min

Le chiffonnier de Paris, personnage singulier de l’imaginaire social et littéraire du XIXème siècle décrit par l’historien Antoine Compagnon rappelle qu’il est temps de sortir du mythe du « zéro déchet ». Alors que le monde en déborde, Baptiste Monsaigeon, Nicolas Bourriaud et David Wahl revendiquent de « faire-monde avec les restes.»

Chiffonnier parisien par Blanchard Tableau de Paris, édité par Edmond Texier

A la découverte des « chevaliers de la lanterne »

« Le chiffonnier est l’homme à tout faire, le maître Jacques du XIXe siècle, à la fois rôdeur inquiétant des faubourgs, agent essentiel des progrès de l’industrie, et figurant coloré des arts et lettres. On le rencontre partout. » Avec son talent de conteur, son érudition d’historien et de professeur de littérature, Antoine Compagnon redonne vie à cette silhouette ambivalente équipée de sa hotte, son crochet et sa lanterne, « autant tolérée pour ses chapardages que rejetée pour ses bavardages ».

Dans ce « capharnaüm des rebuts », entre bas-fonds et dépotoirs, « l’idéal-type du XIXe siècle » prospéra dans l’espace public comme un rouage essentiel d’une économie de récupération et du recyclage, au milieu d’autres petits métiers ambulants qui animent Paris : marchands de peaux de lapin, décrotteurs, équarisseurs, lorettes, se battant autour de la borne où s’entassait les déchets avant l’invention en 1884 de la poubelle.

Doit-on revenir au temps des chiffonniers ?

Si les imaginaires ont été prompts à s’enflammer pour ce chiffonnier qui « voit tout, sait tout et entend tout », les artistes (Baudelaire, Sue, Daumier ou Manet) les désignaient comme un « alter ego », comme lui « marchand de papier ». Sa fonction va s’effacer avec la substitution de la fibre de bois au chiffon, l’amélioration de la voirie et de sa logistique, et le triomphe des discours hygiénistes qui éloignent le traitement du déchet loin de la ville.

Pourtant l’intuition de Victor Hugo repris par Antoine Compagnon appelle à leur retour : « Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde. »

« L’anthropocène est un Poubellocène »

« Arrêter de penser le déchet comme ‘ce qui doit disparaître’ » mais au contraire comme ce qui doit être intégré : Bruno Monsaingeon dans son livre réquisitoire « Homo Détritus critique de la société du déchet » nous place devant notre dénégation du déchet et le mythe du « zéro déchet » qui nous donne (trop) bonne conscience. Son constat – tout en faisant l’histoire du déchet – est proprement (au double sens du terme) sidérant : le monde déborde de déchets. « Aujourd’hui, nos déchets sont partout : enfouis dans les entrailles de la terre, ou éparpillés à la surface des océans, dispersés dans l’atmosphère en milliards de particules invisibles ou errant en orbite dans l’exosphère. » Ce n’est pas en ‘bien jetant’ que nous sortirons de cette ‘poubellocéne’ qui nous engloutit un peu plus chaque jour : « Le déchet devient un objet qu’il faut continuer à produire pour garantir la pérennité de ces infrastructures techniques. »

Avec « le refus du tout jetable », le lanceur d’alerte indigné nous incite à « devenir chiffonnier », ce maître à faire revivre les objets déclassés. Tout pouvant se réemployer d’une façon ou d’une autre en pratiquant les trois R (Réduire, Réutiliser, Recycler). Au lieu du ‘prêt-à-jeter’, le sociologue nous invite à « faire-monde avec les restes » pour laisser le moins de traces indélébiles que possible.

Nicolas Bourriaud, L’exforme, Art, idéologie et rejet. Perspectives critiques.

Nicolas Bourriaud, L’exforme, Art, idéologie et rejet. Perspectives critiques. PUF, 160 p. 14€

Retrouver le sens du rebut avec l’art moderne

Et si l’esprit du chiffonnier était aussi celui des artistes contemporains ? Le déchet est un enjeu esthétique et politique au cœur de l’art moderne qui a toujours porté son attention sur les objets exclus, le non-assimilable par l’idéalisme régnant. Tel est la thèse stimulante de Nicolas Bourriau dans L’exforme, petit ouvrage dense et roboratif sur les rapports de l’art et l’exclusion. Avec son néologisme ‘ex-forme’, il examine avec une brillante érudition la manière dont le déchet « constitue le transcendantal d’un âge qui ne cesse de multiplier les dépotoirs qu’ils soient esthétiques ou politiques, économiques, ou écologiques. » écrit Laurent de Sutter dans la préface.

Depuis les motifs dépréciés de Courbet et Manet aux refoulements de Gabriel Orozco, qui ont créé une césure nette entre ‘ce que l’on peut voir’ et ‘ne pas voir’, l’art moderne interroge le débris, l’exclu, le reste. L’autre champ d’observation est notre capacité à vivre parmi les déchets, avec la question en suspens : n’est-ce pas d’abord nos facilités qu’il convient de recycler ? L’artiste devient alors ce crocheteur – parfois exaspérant – d’une bonne conscience devenue un tri sélectif permanent. « Nous qualifierons de réaliste un art qui résiste à cette opération de triage, et de réalistes les œuvres qui soulèvent les voiles idéologiques que les appareils du pouvoir posent sur les mécanismes de l’expulsion et ses déchetteries, matérielles ou pas. » Écoutons les chiffonniers de l’histoire !

« L’ homme n’a vraiment rien d’un porc »Platon

« Platon s’est affreusement planté. L’homme n’a vraiment rien d’un porc. Le porc est sale et nettoie ; l’homme est propre et salit.» rappelle David Wahl dans « Le sale discours », essai caustique et décalé sur cette pollution des corps qui angoisse bien plus notre siècle que la damnation des âmes.

 

Références bibliographiques

 

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