Culture
Virginia Woolf, Mrs Dalloway et autres récits (La Pléiade Gallimard)
La romancière anglaise Virginia Woolf a imprimé son destin et son œuvre sur la littérature du XXème siècle, à l’instar de Joyce et Proust. La renommée qu’elle connut tôt n’a pas empêché son suicide.
La sélection de trois de ses œuvres majeures, Mrs Dalloway, Orlando, et Une pièce à soi, dans La Pléiade Gallimard, donne l’occasion à Jean-Philippe Domecq de s’y replonger, guidé par une préface et un appareil critique qui confirment que la réflexion savante peut être passionnante au service de la création.
Une biographie d’Anglaise entre confort, gloire et malheur
A l’âge de 59 ans, en 1941, les poches remplies de pierres, Virginia Woolf se noie dans l’Ouse, non loin de leur lieu d’habitation. Elle a laissé à Leonard, son époux dévoué, une lettre lui renouvelant sa reconnaissance pour « le plus grand des bonheurs possibles » qu’il pouvait apporter à un être comme elle : certaine de retomber « dans la folie », elle choisit ce qui lui « paraît la meilleure chose à faire ».
Pourquoi cette destinée par ailleurs confortable et glorieuse ?
Le Journal (intégral 1915-1941) de Virginia Woolf, parmi les plus intéressants dans la catégorie des Journaux littéraires, témoigne de sa sensibilité à l’écho que recevaient ses livres. Elle en était dépendante, et n’eut pas à s’en plaindre, loin de là ; la presse culturelle était intelligente à l’époque, qui comprenait vite les profondeurs d’innovations littéraires. Par ailleurs, Virginia et son mari avaient créé leur maison d’édition et autour d’eux le cercle de Bloomsbury, du nom du chic quartier londonien où vécut la famille de Virginia. Ce Groupe culturel est à méditer de nos jours.
Un Cercle créatif comme il en faudrait à nouveau
Tout comme les éditions de la psychanalyse naissante autour de Freud à Vienne, Virginia et Leonard Woolf se donnèrent la liberté (et avaient les moyens financiers) de publier ce qu’ils voulaient et à leur rythme en créant leurs éditions Bloomsbury. Cette indépendance éditoriale, associée à la créativité dont faisaient montre leurs publications, au premier rang desquelles celles que l’on lit toujours autant aujourd’hui, faisait l’objet d’une réception culturelle fine et amplifiante dans la presse d’alors.
Virginia s’en nourrissait, comme d’un dialogue. Comme elle se nourrissait des discussions entre les membres du sélect Cercle, qui n’était pas que littéraire et cela fit sa force.
Parmi ses « Quelques-uns » – disons, puisqu’il ne s’agit d’autre élite que progressiste -, il y avait un certain John Maynard Keynes, dandy de son état et grand économiste du siècle, inspirateur des gauches conséquentes, à commencer par le New Deal de Roosevelt qui sortit les marchés de la crise de 29 (à rappeler de nos jours). Sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, en 1936, continuera de servir de base aux politiques sociales-démocrates de relance par la demande.
Notons, pour notre propos littéraire ici, que la lecture de ses et de ce genre d’ouvrages ne nous éloigne pas plus de la littérature que ne le fait celle des Maximes de La Rochefoucauld, par exemple ; l’économie c’est de l’éthique appliquée, de la philosophie lucide sur les passions humaines.
Le groupe de Bloomsbury s’y retrouvait pleinement : des critiques littéraires, artistiques et politiques qui restèrent dans l’histoire, comme Clive Bell, et des peintres comme Roger Fry et Vanessa Bell, avec qui Virginia eut une de ses relations amoureuses libres, tourmentées, où l’abandon put la lester. A l’ombre de cette sexualité et de sa relation fraternelle avec son époux, elle traversa de graves crises dépressives dont la première, à l’âge de treize ans, à la suite d’attouchements sexuels de son demi-frère.
Mœurs croustillantes, hauts et bas
Les combinatoires de mœurs à Bloomsbury allant plus loin encore que les ruades antivictortiennes de D.H. Lawrence dans Sons and Lovers, l’histoire affriolante des liaisons croisées en tous genres a tendance à éclipser l’intensité activité intellectuelle du groupe. Reste qu’il est rassurant, pour la vie et pour Virginia, de lire sous sa plume des luisances sexuelles qui n’ont pu qu’être le fruit d’intimes observations.
Ainsi par exemple, dans son baroque roman Orlando, avant que le héros ne change de sexualité, il remarque une belle parce qu’elle est vêtue « de velours couleur huître garni d’une certaine fourrure singulière de teinte verdâtre », page 279 de l’édition Pléiade, et, page 292, en plein bal « il l’avait surprise en secret rongeant dans un coin un bout de chandelle qu’elle avait ramassé (…) ; certes, il était rose ; il était doré (…) ; mais elle le rongeait. »
En France, un ouvrage tient remarquablement les deux plans de l’innovation des mœurs et des œuvres du fameux groupe : Bloomsbury – Histoire d’une sensibilité artistique et politique anglaise, de Jean Blot, initialement paru chez Balland en 1992, vaudrait succès assuré à sa réédition. La sexualité du groupe et de Virginia ayant été de moins en moins expurgées dans les biographies et Mémoires des uns et des autres rééditées au fil du siècle, a inspiré le cinéma, notamment Vita et Virginia de Chanya Button (2017), relatant la liaison de la romancière avec l’aristocratique Vita Sackwille-West.
Et dans The Hours de Stephen Daldry (2002), Meryl Streep, Nicole Kidman et Julianne Moore incarnent trois femmes qui, en différentes époques, connaissent une journée inspirée de celle que relate Mrs Dalloway.
Mrs Dalloway et Ulysse, Woolf mieux que Joyce
Si un siècle après sa parution en 1925 ce roman s’est imposé à ce point jusqu’à nos jours, ce n’est pas certainement par dimension spectaculaire, au contraire, l’intrigue tient en ceci : une journée dans la vie d’une mondaine qui va donner grande réception chez elle… Evidemment, l’enjeu est ailleurs puisque l’héroïne est dédoublée entre Mrs Dalloway dans sa dimension extérieure, sociale, et Clarissa, la même, dans sa dimension intérieure, que la romancière nous restitue simultanément, tout comme pour les autres personnages.
Or, cinq auparavant paraissait un autre roman, plus épais, restituant lui aussi une journée, tout aussi banale et de quelqu’un qui n’est pas plus extraordinaire : Ulysse, de James Joyce, qui met 800 pages à raconter la journée du brave dublinois Leopold Bloom, avec à la toute fin un autre monologue, de soixante pages, celui de Molly Bloom l’épouse, que les joyciens opposent commodément puisqu’il est juteux, à ceux qui sortent sceptiques, las d’ennui et fâchés, du pensum qui précède. Il ne fait pas bon avouer ce genre de bilan, et de l’étayer en sincère amateur de nouvelles appréhensions de nos réalités. Ce n’est pourtant pas un constat d’arrière-garde. Comme le rappelle Gilles Philippe dans l’éclairante préface de cette nouvelle édition, pertinemment intitulée « Amertume et pierreries » :
« Si elle [Virginia Woolf] ne fit jamais mystère de son admiration pour la Recherche [et Proust], elle ne cacha ni à son Journal ni à qui voulait l’entendre les réserves qu’elle éprouvait face à Ulysse, où l’évidence du génie le cédait à l’ennui. »
De l’ennui de « l’autisme littéraire«
Je précise : l’expérience pour l’expérience engendre ce que j’ai nommé « l’expérimentalisme », tendance des avant-gardes en arts, lettres et cinéma, lorsqu’elles confondent tentatives et ouvertures, innovation et invention.
Dans Ulysse, Joyce se permet toutes les références personnelles dans un ésotérisme subjectif qui, poussé plus loin encore, « jusqu’où il ne fallait pas aller trop loin » glissera William Faulkner qui pouvait donner des leçons en matière de monologue intérieur, donnera ce qu’on me pardonnera difficilement d’appeler « l’autisme littéraire » de l’illisible roman Finnegans Wake (1939).
James Joyce mourut un mois et demi avant que Virginia Woolf mette fin à ses jours. Elle décrit et maintient alors, dans son Journal, ses sentiments mitigés lorsqu’elle avait découvert Ulysse.
La différence est dans la clarté
C’est que Virginia Woolf restituait sans ésotérisme subjectif les mouvements de conscience subjective. Vous verrez tout de suite la différence avec Joyce en picorant les courts chapitres qu’elle a mis de côté après le roman Mrs Dalloway et qui narrent le contact entre certains convives de la party. Michèle Rivoire, dans l’appareil critique remarquablement dosé de cette édition Pléiade, décrit ces chapitres autonomes à la façon de nouvelles, comme un
« couloir (qui) ouvre des portes sur des moments d’être et de poésie volés à l’intimité de personnages ignorés du roman, sur des rencontres toujours manquées en marge de la modernité. »
Ainsi dans le récit intitulé « Ensemble et séparés », c’est tout dire : un homme et une femme s’abordent, qui sait, ça pourrait, mais ils se toisent tellement qu’à la fin « ils purent se séparer », après avoir commencé par une contemplation de ciel : « il sourit ; il croisa les jambes de l’autre côté. Elle jouait son rôle ; lui, le sien. Ainsi les choses arrivèrent à leur terme. Aussitôt fondit sur eux cette absence paralysante de sentiment, quand dans l’âme rien ne bouge ». Soulagés, presque.
Passez au récit au titre tout aussi ironique : « L’homme qui aimait son prochain » et qui tient à ce que cela se sente, mais sans avoir besoin de le dire à ses interlocuteurs, mais alors ça se sent, au quant à soi tellement quant à vous… :
« Je crains d’être une de ces personnes très ordinaires, dit-il en se levant, qui aiment leur prochain. »
A quoi Miss O’Keefe répondit en criant presque : Moi aussi.
« En proie à une haine réciproque jointe à leur haine de toute la maisonnée de ces gens à qui ils devaient cette soirée douloureuse et décevante, nos deux hérauts de l’amour du prochain se levèrent et, sans un mot, se séparèrent pour toujours.«
Voilà ce qu’il en coûte à vouloir se distinguer des gens distingués par une vanité toute d’humanité.
Postérité jusqu’au Nouveau Roman
On comprend que la littérature du flux de conscience ait influencé les romanciers du XXème siècle trouvant leur réalisme dans la restitution de ce que se disent les gens en leur tête. Cela donnera entre autres les « Tropismes » de Nathalie Sarraute qui sut théoriser que la littérature était sortie du point de vue omniscient à la Balzac pour entrer dans l’Ere du soupçon (titre de son essai paru en 1956, en pleine montée du Nouveau Roman français). Claude Simon et Robert Pinget sont eux aussi sorti de la journée de Clarissa Dalloway, pourrait-on dire.
Mais aussi les créatrices de tous les pays se retrouvèrent dans la description que fit Virginia Woolf de la difficulté d’écrire sous le monopole des hommes.
La quête féminine de l’espace créatif
A ce seul titre d’ Une pièce à soi, les femmes, et les hommes conscients, comprennent que Virginia Woolf a écrit un texte qui revendiqua et ouvrit une voie d’émancipation, avant Le Deuxième Sexe (1949) de Simone de Beauvoir, tant les femmes ont longtemps créé à l’ombre et sur le coin de table que leur laissait l’histoire écrite par les hommes. On a là, écrit Gilles Philippe,
« le sentiment de tenir le plus accompli de ces romans-essais dont l’autrice put rêver. (…) Manifeste littéraire autant que social, Une pièce à soi » est de ces textes que le temps « rajeunit soudain« .
On ne saurait mieux dire et cela continue, puisque cet essai ne parle pas seulement du miracle d’écrire pour une femme, mais pour les hommes et pour tous :
« Une œuvre de génie est presque toujours un exploit d’une difficulté prodigieuse. Tout s’oppose à la possibilité qu’elle surgisse (…). Les circonstances matérielles s’y opposent en général. Des chiens aboient, des gens vous interrompent, il faut gagner de l’argent (…). Et l’indifférence du monde, bien connue, accentue ces difficultés et les rend encore plus pénibles. Le monde ne demande pas aux gens d’écrire des poèmes, des romans et des livres d’histoire ; il n’en a pas besoin. »
Auteur de l'article

Pour aller plus loin sur Virginia Woolf
Mrs Dalloway et autres récits, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, traduits et annotés par Jacques Aubert, Laurent Bury, Marie-Claire Pasquier et Michèle Rivoire, Préface de Gilles Philippe, 746 pages, 62 €.
Journal intégral (1914-1941), Stock 2008.
« Virginia Woolf utilise ce support comme un livre de bord d’écrivain, y inscrivant projets littéraires, doutes, réflexions sur son travail d’écriture, critiques des journaux, commentaires de ses amis sur son œuvre. Accueillant encore la voix de Leonard qui, par endroits, annote les cahiers. Surtout, certaines idées, certains projets sont évoqués, semblant même naître de l’écriture même du Journal, comme sous les yeux du lecteur.«
Pour suivre Jean-Philippe Domecq
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Ses chroniques Ce qui reste du temps qui passe.
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