Culture

Le carnet de lecture de Jean-Michel Verneiges, directeur du festival de Laon

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 2 septembre 2020

Il compte parmi ces « animateurs de l’ombre » que Singular’s valorisait l’été dernier. Inlassablement il se bat pour faire exister des festivals dans sa région. Depuis plus de trente ans, Jean-Michel Verneiges irrigue l’Aisne de ses initiatives culturelles et musicales. Notamment le Festival de Laon dont la 32e édition débute le 8 septembre jusqu’au 10 octobre 2020. Il a confié à Singular’s son carnet de lecture.

Jean-Michel Verneiges, directeur des Festival de Laon et de l’Abbaye St Michel en Thiérache © DR

Être directeur artistique d’un festival estival de musique classique n’a jamais été une sinécure (voir article).  Le covid a mis la barre de l’obstacle encore plus haut – voir trop haut – avec son cortège de festivals annulés. A contre cœur, si Jean-Michel Verneiges a dû digitaliser en juin le 33e festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache, il assure malgré les incertitudes le festival de Laon du 8 septembre au 10 octobre 2020. Et veut croire au début d’un « mouvement de renouveau et encourager la fréquentation du public ».

La programmation de la 32é édition s’annonce prometteuse, toujours construite avec la même ambition revendiquée « de la plus haute exigence artistique » et du bon équilibre entre initiatives régionales et nationales ; comme ses Scènes partagées, associant solistes du festival (la pianiste Marie-Josèphe Jude et de la violoniste Stéphanie-Marie Degand) et des musiciens enseignant dans les conservatoires de l’Aisne, le partenariat avec la saison de la Cité de la musique et de la danse de Soissons, et la présence l’Orchestre de chambre de Paris, de l’Insula Orchestra et du Philharmonique de Radio France … appuyé par une offre tarifaire exceptionnelle.  Afin assume le directeur de l’Association pour le Développement des Activités Musicales de l’Aisne (ADAMA) qu’ « aucun obstacle ne vienne contrarier la dynamique d’un automne dont nous souhaitons qu’il ressemble à un printemps ! »

Cette exigence culturelle, elle se retrouve dans le carnet de lecture qu’il a confié à Singular’s

Carnet de lecture/écoute

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018 : Ce n’est pas une madeleine mais tout de même bien Proust qui m’a d’abord incité à lire Le Lambeau de Philippe Lançon, survivant de l’attentat de Charlie Hebdo, dont les références annoncées à la Recherche du temps perdu m’avaient intrigué. J’ai découvert à cette occasion ce qui me semble être l’une des œuvres littéraires françaises les plus marquantes de ces dernières années. Non pas en raison de la complicité de l’auteur avec Proust, dont certaines pages l’ont en effet accompagné au fil de son travail de reconstruction physique et personnelle. Comme Bach aussi, qui semblait lui avoir « sauvé la vie ». Ni parce que la lecture de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans Le Côté de Guermantes, lui servait de « prière préopératoire » avant de descendre au bloc. Ni même en raison des notions éminemment proustiennes de mémoire, de souffrance et de temps, « interrompu » ou « mélangé », qui nourrissent le récit. Mais bien parce que Lançon, qui fait comme le Narrateur de la Recherche le constat d’avoir été un autre, pour un motif tragiquement différent, convertit ses sensations les plus intimes en un « équivalent spirituel ». Où Proust rejoint en l’occurrence Joyce pour qui « ce qui importe par-dessus tout dans une œuvre d’art c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir. » Dire que Le Lambeau a été écarté de la liste du Goncourt, réservé aux fictions… Marcel, lauréat en 1919 et qui s’y connaît en notion du réel, doit bien rire !

Brahms – Symphonie n°1 op.68. Orchestre de Paris- Charles Münch : La deuxième symphonie de Brahms, que Lars Vogt dirige cette année au festival de Laon avec l’Orchestre de chambre de Paris, me fait penser à la première de ces symphonies qui est pour moi une sorte de « Madeleine de Proust ». En particulier dans la version de Charles Münch à la tête de l’Orchestre de Paris, que j’avais reçue en cadeau vers onze ou douze ans et que j’écoutais sur un rudimentaire électrophone. Sans que je sache ce qui avait guidé le choix de ce répertoire. J’ai encore le souvenir précis d’un véritable choc, à cette époque où mon univers musical se limitait à une pratique de pianiste débutant. Je n’oublierai jamais l’impression de submersion que m’inspira le premier mouvement, avec son introduction si âpre et massive, scandée par d’implacables timbales. L’épaisseur et la puissance compacte de cette musique me dépassaient complètement et j’avais alors la claire conscience de ne pas posséder les outils nécessaires à sa compréhension. De là à voir un acte manqué dans l’absence des symphonies de Brahms au festival jusqu’à maintenant…

Marcel Proust, La Prisonnière. A la recherche du temps perdu, Gallimard, La Pléiade. La Recherche du temps perdu est une passion de trente ans, qui m’a d’ailleurs amené à concevoir plusieurs spectacles sur le sujet, notamment avec les magnifiques artistes Lambert Wilson, Jean-Philippe Collard et Augustin Dumay. La mort de la grand-mère du Narrateur, dont s’empare Philippe Lançon dans Le Lambeau, m’évoque une autre mort fameuse de la Recherche. Celle, dans La Prisonnière, de l’écrivain Bergotte qui précède sa lumineuse nuit funèbre : « aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » Ce volume est aussi celui où la musique, omniprésente dans la Recherche, occupe certaines des plus belles pages. Comme avec le Septuor de l’imaginaire Vinteuil, ou à travers l’évocation de Tristan et des thèmes wagnériens « insistants et fugaces ». Qui « ne s’éloignent que pour revenir », parfois « si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie. » On a parfois reproché à Proust d’avoir manqué de compétence technique pour évoquer en profondeur la musique. On peut cependant préférer qu’il ait parlé à ce sujet de « la communication des âmes », plutôt que de la sixte augmentée du premier accord de Tristan…

Francis Poulenc. Concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales (André Isoir / Edmon Colomer / Orchestre de Picardie Calliope)

C’est dans Du côté de Guermantes que Proust compare la nef de la cathédrale de Laon, posée sur sa colline, à « l’Arche du Déluge au sommet du mont Ararat » et qu’il évoque ses tours « où des bœufs, se promenant paisiblement sur la toiture, regardent de haut les plaines de Champagne. » C’est là que j’avais proposé à mon regretté maître André Isoir d’enregistrer le concerto pour orgue de Poulenc dans le cadre du festival de Laon en 1999, pour le centenaire du compositeur. Qui correspondait aussi avec celui de l’inauguration en 1899 de l’orgue Henri-Didier de la cathédrale, par Charles Tournemire et Fernand de La Tombelle. J’avais depuis longtemps la conviction que ce magnifique instrument de style symphonique donnerait à ce concerto une image sonore singulière et poétique particulièrement adaptée. Avec ses profonds jeux de fonds fusionnant en rondeur avec les cordes de l’orchestre et son tutti puissant mais un peu sombre, qui le distinguent d’instruments plus modernes aux pleins jeux brillants, souvent privilégiés au disque. Une magnifique version où l’on retrouve toute la diction d’Isoir, la spontanéité de son jeu et sa science du langage des orgues.

Bartabas. D’un cheval l’autre. Gallimard, nrf, 2020. Il y a plus de quinze ans que j’ai eu la chance de faire la connaissance de Bartabas et de collaborer modestement depuis à plusieurs de ses spectacles, toujours imprégnés de musique. Je ne révélerai rien en évoquant ici la force et l’originalité du créateur dont les productions de Zingaro témoignent avec régularité. Mais connaît-on l’écrivain ? Car c’est bien de littérature dont il s’agit avec son récent opus, loin d’un relevé de souvenirs attachés aux principaux chevaux jalonnant la vie et la carrière de l’artiste. Mes obsessions proustiennes y trouvent même leur compte en comparant la « cathédrale » que Proust pensait élever avec La Recherche du temps perdu, avec celle que Bartabas estime bâtir en dressant « un cheval en haute-école ». Sans compter avec « Swann » qui, dans « la caravane de (ses) nuits », est encadré alphabétiquement par « Sultan » et « Terminator »… On trouve dans ces lignes la « vraie vie » de Bartabas, que les « chevaux carnivores » ont dévoré dit-il. Mais ils sont aussi ses yeux « pour regarder le monde ». Et son livre nous offre ce « seul bain de jouvence » qui est « de voir l’univers avec les yeux d’un autre » (La Prisonnière).

Hector Berlioz. La Symphonie fantastique. (Jean-François Heisser / Marie-Josèphe Jude (Stradivari / Harmonia Mundi). Voici deux artistes familiers du festival de Laon, dans la transcription pour deux pianos de la Symphonie fantastique par Jean-François Heisser. Une ingénieuse approche rehaussée par l’enregistrement sur le « piano vis-à-vis Pleyel » (Paris, 1928) du Musée National de la musique, qui métamorphose l’écoute de ce chef-d’œuvre dont on pense connaître tous les « recoins ». Bien au-delà de ce qui pourrait apparaître comme un « cabinet de curiosités » comme le notent les deux pianistes, cette version fait pénétrer dans un univers sonore d’une beauté intrinsèque, hors de tout questionnement sur la légitimité de la transposition. Le potentiel de cet instrument inouï, un véritable « deux-en-un », la subtilité et l’équilibre des timbres obtenus par les interprètes, la clarté de leur articulation, révèlent certaines architectures parfois enfouies dans la texture orchestrale et renouvellent la perception de l’œuvre. J’ai le souvenir d’avoir découvert ce bijou à la radio en voiture et d’avoir appelé Jean-François immédiatement pour donner le concert à Laon. Ce qui fut fait l’an dernier, mais sans le mythique Pleyel intransportable…

Informations pratiques

32e festival de Laon du 8 septembre au 10 octobre 2020 – réservation
34e festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache (juin 2021)

en savoir plus sur les initiatives de l’ADAMA
Hôtel du département, rue Paul-Doumer, 02010 Laon cedex 3, Tél. 03 23 24 60 09

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