Dans le ventre des filles, de Tiphaine Dumontier (Grasset)
Réussir à dire le « présent immobile »
« C’est donc comme ça, quand la vie bascule. Voilà ce que ça fait, après l’avoir lu mille fois dans les romans. Une minute on est là, à s’affliger des photos volées des stars et juste après, un médecin taciturne vous annonce : il y a deux fœtus et le fœtus B a une malformation »
Dans les premières pages de Dans le ventre des filles de Tiphaine Dumontier, on rapproche instinctivement ces mots d’autres :
« La vie change. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête ».
Ce sont ceux qui ouvrent L’année de la pensée magique de Joan Didion, premier écho, qui ne sera pas le seul, au livre de la grande écrivaine américaine.
On retrouve dans le roman de Tiphaine Dumontier une même matité pour dire le « présent immobile » après le choc de l’annonce :
« Durant cette période, et le plus longtemps possible, je continuerai à porter les mêmes vêtements, délaissant simplement les plus serrés. J’achèterai aussi des habits chers et parfaitement inadéquats, des robes en soie fragiles, d’étroits pulls en cachemire, un manteau que je ne pourrai bientôt plus boutonner. Des vêtements-fantasmes, qui me servent à fuir ma propre existence, à vivre celle des autres ».
On prend, de même, les mots « pensée magique » au pied de la lettre.
Ni les examens cardiaques, ni les biopsies, ni les scanners – l’enchainement sans fin des examens met à lui seul en face de l’aberration et du scandale que représente cette situation infligée au jeune couple déjà parent d’un enfant – ne peuvent conclure de façon certaine que le deuxième fœtus ira bien, certains pointent même un risque de « retard mental ».
Il faut donc assurément une bonne dose de pensée magique pour faire malgré tout le pari de la vie :
« Comment ai-je pu avoir si peur ? Elle n’a rien, ma petite fille, à part une omphalocèle qui s’opère à la naissance, et deux ou trois petites anomalies sans importance » – l’omphalocèle est une malformation caractérisée par un défaut de fermeture de la paroi abdominale provoquant l’extériorisation de certains organes NDLR.
Un pari que fait aussi le mari de la narratrice.
Ils sont deux, c’est elle qui sent les bébés dans son ventre, deux aussi – « est-ce qu’elle se sent abandonnée, mise à l’écart ? » ne peut s’empêcher de se demander la narratrice au sujet du bébé qui va bien – mais lui est toujours là : « Si ça se trouve, elle ira très bien, cette petite fille. Moi j’en suis quasiment persuadé ». Ce couple uni dans la tempête est aussi pour beaucoup dans l’émotion qui nous empoigne.
Ils sont deux (fois deux), et autour d’eux, pas un ne manque.
Médecins, infirmières, internes, psychologues, sage-femmes contribuent à la résilience.
Tout n’est pas parfait, « je pense que ce serait bien que vous vous mettiez un peu en colère » glisse même la psychologue à la narratrice, mais de chaque page sourd un vibrant hommage pour ce « monde en soi » qu’est l’hôpital.
Cette histoire, il fallait l’écrire.
« Pendant longtemps, l’écriture est restée quelque chose hors de moi, un désir inavouable, un luxe que je ne pouvais pas m’autoriser, écrit la narratrice, professeure de lettres dont les souvenirs de lecture – Maupassant, Hugo, Baudelaire...- ne cessent d’affleurer pendant l’épreuve, (…)
À un moment, j’ai réalisé que l’écriture, c’était mon omphalocèle à moi. C’était quelque chose qui était là, attaché à moi mais hors de moi, et que je devais à tout prix réussir à intégrer à ma propre vie ».
Magistral.
Anne Sophie Barreau