De la nature : Philippe Cognée, Cristina Iglesias, Wolfgang Laib, Giuseppe Penone (Musée de Grenoble)

Jusqu’au 19 mars 23, Musée de Grenoble, 5 Pl. de Lavalette, 38000 Grenoble
Catalogue et quatre livres d’artiste, sous la direction de Sophie Bernard, Éd. Lienart– Musée de Grenoble, 376 p., 40 €.

Peut-on sortir d’un discours décliniste sur les rapports de l’humanité avec la nature ?  C’est toute la dynamique positive des expositions où le rôle des artistes éclaire notre imaginaire – des arbres (Franciscaines), du Soleil (Marmottan), ou du vent (MUMA) …. En rapprochant les esthétiques poétiques de quatre plasticiens – Philippe Cognée, Cristina Iglesias, Wolfgang Laib et Giuseppe Penone – le Musée de Grenoble réhabilite une relation sensuelle à la nature, sensualité de la création que les débats écologiques laissent de côté. Le parcours (jusqu’au 19 mars 23) et le catalogue (Lienart) invoquent l’indispensable vision des artistes pour réenchanter nos consciences face au défi climatique.  

La beauté, comme raison d’espérer

Le rapprochement des quatre artistes ne doit rien au hasard. Au contraire. Une dynamique européenne réunit autour « De la nature », titre emprunté à ­Lucrèce, le peintre français ­Philippe Cognée et trois sculpteurs, l’Espagnole ­Cristina ­Iglesias, ­l’Allemand Wolfgang Laib (voir portrait de Marc Pottier) et ­l’Italien Giuseppe Penone. Chacun de ces visionnaires un peu chamanes a fait l’objet d’une exposition monographique au Musée de Grenoble sous l’impulsion de son directeur.
A la veille de son départ en retraite, Guy Tosatto a qui ont doit entre autres les expositions Morandi, Bonnard,… réaffirme dans son avant-propos du catalogue, une double raison d’espérer qu’il trouve en filigrane dans chacune de ces œuvres :

La nature est une part de nous comme nous en sommes une partie intégrante ;
en lui donnant un sens, nous la révélons autant qu’elle nous révèle.
Montrer des œuvres qui parlent du lien profond des hommes avec leur environnement,
des œuvres dont la profondeur et la beauté nous tirent vers le haut, vers une forme d’espoir malgré tout. 

Livre objet et guide littéraire

A la fois magnifique livre d’art (avec son livre central, complété de quatre cahiers d’art autonomes où les œuvres des quatre plasticiens sont magnifiquement édités), et livre séminal passionnant.

L’œuvre des quatre artistes sont éclairées par des textes remarquablement écrits par de magnifiques auteurs : Marie Darrieussecq (Cognée), Clélia Nau (Iglesias), Deepak Ananth (Laib) et Jean-Christophe Bailly (Penone). ù

Le catalogue constitue un vrai creuset pour confronter les esthétiques, ces Rêveries matérielles, comme les définit Sophie Bernard, à la fois co-commissaire et éditrice. Nous nous appuierons les textes de ce beau livre pour éclairer l’ambition de ce rapprochement esthétique exemplaire.

La Nature comme palimpseste chez Giuseppe Penone, Wolfgang Laib, Cristina Iglesias et Philippe Cognée, par Anne Sophie Bernard

Cognée, Iglesias, Laib et Penone nourrissent une relation sensuelle à la création, sensualité que la modernité a parfois laissée de côté. Elle se manifeste chez eux par l’empathie singulière qu’ils nouent au monde, en rupture avec l’indifférence qui a pu prévaloir à l’égard de la nature.

Refusant l’idée d’une coupure franche entre l’homme et la nature, affirmant au contraire leur consubstantialité, Cognée, Iglesias, Laib et Penone font ressurgir une pensée d’esprit animiste où prime la confusion des règnes, où prévalent l’idée de fluidité, le sens de l’alchimie et de la métamorphose. Le constat de la perte du lien avec la nature et la prééminence de l’urbain dans nos sociétés actuelles n’excluent pas chez eux ce rapport intuitif et viscéral aux éléments.

Par l’éloge de la lenteur et du geste patient – la rapidité est davantage l’apanage de Cognée –, la création d’un Penone ou d’un Laib est une invitation à éprouver ce temps naturel enfoui dans les éléments organiques, ce temps nié aujourd’hui par celui, technologique, de la modernité.

Retour du même, intuition des substances, inscription dans un temps long sont des leitmotive qui donnent les contours de ces œuvres prenant la nature comme modèle de création.

Exploration des matières, élaboration d’espaces labyrinthiques, goût des structures tramées, tissées, texturées ou sédimentées, prédilection pour l’empreinte, tous ces éléments créent ce que l’on pourrait appeler une nature-palimpseste qui vient convoquer la mémoire et l’intériorité, la spiritualité et les songes. Il faut se glisser sous la peau des peintures de Philippe Cognée, s’aventurer dans ses forêts inquiétantes ou ses Paysages tourmentés, se laisser happer par les entrelacs végétaux et les murs-écrans de Cristina Iglesias, méditer devant les visions spectrales et pures de Wolfgang Laib, pénétrer dans les arcanes du monde minéral et végétal de Giuseppe Penone, pour comprendre les ressorts de leurs rêveries intimes.
Anne Sophie Bernard

Philippe Cognée, Châteaux de sable 3, 2011 © Adagp, Paris, 2022 / Courtesy Philippe Cognée et Templon, Paris – Brussels.

Philippe Cognée*, À l’ombre des fleurs épuisées, par Marie Darrieussecq

Philippe Cognée, Amaryllis rouge 2, 2018
© Adagp, Paris, 2022 / Courtesy Philippe Cognée et Templon, Paris – Brussels

Avec son usage de cet art, la « patte » de Cognée est très reconnaissable (comme l’épaisseur d’un Eugène Leroy, les stries d’un Soulages, ou la peinture écrasée d’un Georges Matthieu). Mais sa manière n’est pas que dans sa matière, elle est précisément où les deux se fondent. Et c’est toute la question du temps et du passage à laquelle se prête cette technique paradoxalement durable de la cire. Le peintre m’écrit : « La cire sèche très rapidement et peut se retravailler presque à l’infini. J’aime beaucoup cette idée que ce matériau n’est jamais figé, toujours vivant. Je peux faire, défaire, refaire, comme les châteaux de sable… Il y a aussi cette odeur de cire d’abeille et cette matière où la couleur a une résonance particulière.

Tout en réinventant ces traditions poétiques et techniques, Cognée nous déterritorialise, pour reprendre ce verbe rugueux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Sa fleur échappe à son stéréotype, elle déborde son cliché.

Philippe Cognée, Forêt enneigée 1, 2020
© Adagp, Paris, 2022 Crédit photo : Ville de Grenoble/ musée de Grenoble – J.-L. Lacroix

Peindre l’éphémère ou peindre le « tout au bord » : au bord de sombrer, au bord de tomber, au bord d’être détruit par la vague. Au bord de disparaître, au bord de se dissoudre

Son nom nous fait plutôt signe du côté onirique du monde. Il plante un coin dans nos vues habituelles. Ces vues qu’on a comme on a des opinions, Cognée les transforme en visions. Sa façon de reconstruire les paysages, mêlant son répertoire et son imaginaire, regarde vers la matière des rêves.
Marie Darrieussecq

Exubérances minérales : l’Opus reticulatum de Cristina Iglesias, par Clélia Nau

Cristna Iglesias, Chambre minérale humide 2022 (détails)  © Adagp, Paris, 2022
Crédit Photo Estudio Cristna Iglesias

La tradition philosophique a un nom pour la nommer : le « sublime », dont Novalis, considérant l’effet produit sur l’âme du regardant par d’antiques statues, « vestiges d’un temps disparu », disait significativement qu’il « agit en pétrifiant 4 ». Les Chambres végétales d’Iglesias produisent sur celui qui y vagabonde quelque chose d’équivalent.

Les parois blanches veinées de gris, convulsées de plis, de la Chambre conçue pour le musée de Grenoble sont traversées d’un élan autant phototropique et aérien que racinaire et chthonien. Partout, la pierre s’anime et se gonfle de sève. Et elle est matière foncièrement ambiguë : quasi végétale, du fait de la flexibilité de ses tiges rami[1]fiées, et minérale, du fait de sa rigidité.

Le travail de Cristina Iglesias s’inscrit en ce mystérieux point de jonction entre la vie minérale et la vie végétale.

Cristna Iglesias, Chambre minérale humide, (détails) 2022 © Adagp, Paris, 2022
Crédit Photo Estudio Cristna Iglesias

La pierre-stalactite produite par le goutte-à-goutte de l’eau s’y réticule en arborescences compliquées. Ce faisant, l’espace s’ouvre à une tout autre dimension. En suintant le long des cloisons, en transitant d’un règne à l’autre, l’eau y fait affleurer la dimension de la mémoire et du temps : un temps-fossile, géologique, fait de concrétions et de rétentions, de métamorphoses et de stratification.
Clélia Nau

Dans ce monde, la nature n’est donc plus une source de vérités premières, puisque dénaturée et mutante, mais, tel un piège, elle se referme sur ceux qui l’ont avilie et asservie. Ces œuvres en offrent une vision sublime et terrifiante et invitent à regarder le revers du réel, comme on ouvre un corps malade, où se dévoilent d’autres vérités, inquiétantes et hostiles. Guy Tosatto. Beautée hantée

Wolfgang Laib. Après la Nature, par Deepak Ananth

Wolfgang Laib, installaton d’un pollen © Wolfgang Laib

L’économie de moyens à laquelle l’artiste s’astreint relève tout autant d’une démarche éthique qu’esthétique. Elle sous-tend son sens du sacré, son profond sentiment de la nature et son goût pour les rythmes de vie ancestraux des communautés villageoises qui perdurent dans l’Inde rurale. L’archaïsme poétique de ses substances de prédilection (lait, pollen, cire d’abeille, riz), la dimension rituelle de la préparation et de la présentation de ses installations, son détachement tout érémitique et sa façon de considérer l’œuvre comme une offrande votive, suggèrent certaines affinités électives entre sa « vision du monde » et les protocoles de renonciation des ascètes indiens ou sanyasins.

La manière particulière avec laquelle Laib répand le pollen confirme aussi (si nécessaire) qu’on ne peut toucher la lumière en tant que telle, qu’on ne peut y poser le doigt, sauf bien sûr si le toucher de l’artiste agit comme le micro-dépôt d’une trace lumineuse – comme dans le cas de l’index teint en jaune de Sarkis dont les multiples empreintes répétées ad infinitum se transmuent en « or » pour les vitraux de l’abbaye de Silvacane.

Wolfgang Laib, Brahmanda, Février 2016 © Wolfgang Laib

« L’œuf cosmique » est un objet de contemplation (tout comme l’ensemble de l’œuvre de Laib sous ses multiples avatars), sa plénitude étant la condition préalable du vide potentiellement salutaire qu’il pourrait induire, une kenosis ou négation du soi du sujet contemplatif selon un paradoxe spirituel répandu dans la pensée mystique. Dans le même temps, aussi spirituellement investi puisse-t-il être, le Brahmanda est et reste une sculpture : une pierre investie d’une dimension sacrée demeure néanmoins une pierre, selon la « dialectique du sacré » précisée par Mircea Eliade 10. L’esthétique propitiatoire de Laib, qui est aussi une éthique des formes, englobe ces deux aspects

C’est « l’intensité de la présence physique qui constitue l’aura d’une chose » dans laquelle « la mystérieuse complétude des objets devient visible »

Ces surfaces éthérées projettent un horizon de silence à la limite de la visibilité : leur blancheur élémentaire est ce qui subsiste des exercices d’auto-effacement de Laib, de son noble désaveu de l’ego. Tout ce qu’il entreprend vise à relier l’art et la vie au sacré, compris comme la quête d’une unité spirituelle avec l’ordre naturel des choses, quel que soit le contexte culturel.
Deepak Ananth

Si le pollen est l’expression d’une certaine immatérialité lumineuse de la vie, le Brahmanda, lui, suggère la densité profonde et infinie du cosmos. À nous de le sonder pour en déceler tout le mystère, la puissance et l’équilibre. Présence nocturne, il contient un silence opaque d’où éclot, tel un soleil noir, le temps immémorial des origines et renferme en son sein l’univers et ses multitudes : tous les possibles avant leur avènement. Guy Tosatto. Dans la lumière.

 Plus près encore, les surfaces pensives de Giuseppe Penone, par Jean-Christophe Bailly

Giuseppe Penone, Geste végétal, 1983 © Adagp, Paris, 2022 © Archivio Penone

C’est dans le cadre de cette conscience nouvelle qu’il faut aborder le long, lent et abondant travail effectué par Penone, non en direction du vivant, mais tout contre lui, à même sa peau. Ce qui vient avec son art, avec l’action qu’il exerce sur le réel – autrement dit sur tout un peuple de matières, de surfaces, de réseaux et de devenirs –, c’est la possibilité, la nécessité, pour nous, d’une reconversion.

Les esprits de la forêt, il n’en va pas avec eux d’une croyance, mais d’une présence, ou d’un silence, ou d’un bruissement. Et c’est toute la forêt, en masse et en chacun de ses détails, jusqu’à la plus petite feuille, qui est ce bruissement – cette parole.

Dans le geste de Penone – des relevés, des frottages que l’artiste réalise sur les lieux mêmes de la croissance végétale, dans les bois- il ne s’agit pas, comme pour le peintre surréaliste, de révéler des formes latentes, c’est le végétal lui-même qui, par son écorce et ses feuilles, prend la parole, c’est l’esprit de la forêt, son bruissement, son silence, qui animent la feuille. Le geste est celui, au fond, de l’observance d’une pratique d’écoute dont la main serait le véhicule.

Giuseppe Penone, Vert du bois, été 2017 © Adagp, Paris, 2022 © Archivio Penone

Le chemin de la sève, qui est montée vers la lumière, peut dès lors servir d’indicateur à celui que pourrait ou devrait suivre la pensée. Mais cette dimension quasi platonicienne a été chercher son idée dans le frémissement matériel de la forêt, dans ces bois que Penone en vérité n’a jamais quittés. Voici ce qu’il écrivait dès 1968 : « Je sens la respiration de la forêt, j’entends la croissance lente et inexorable du bois, je modèle ma respiration sur la respiration du végétal, je perçois l’écoulement de l’arbre autour de ma main posée sur son tronc. » On pourrait croire qu’il décrivait là ce qui nous arrive aujourd’hui avec Sève et pensée. Presque incroyables sont la cohérence de cette œuvre, et la persistance qui est son secret.
Jean-Christophe Bailly

Ces quatre « phares » nous éclairent pour tisser de nouvelles relations avec la Nature, et construire, conscience après conscience, imaginaire après imaginaire, ce « Musée Monde » qu’appelle de ses vœux Guillaume Logè : « La clé de la réussite en matière écologique repose désormais sur les manières dont nous comprenons nos relations avec la Terre et le sens que nous y projetons.
Autrement dit, elle dépend du monde que nous nous représentons et de notre envie de le faire advenir. 
» (Tribune « La culture doit elle aussi contribuer à la transition écologiqueLe Monde, 2 octobre 2022).

#Olivier Olgan

Pour aller plus loin

A écouter : podcast ­Philippe Cognée, ­Cristina ­Iglesias, Wolfgang Laib, Giuseppe Penone (Musée de Grenoble)

*Une monographie sur Philippe Cognée vient de paraître, comprenant un entretien avec l’artiste et des textes de Marc Donnadieu et Guy Tosatto. Éd. Skira/Galerie Templon, 287 p., 45 €. Une riche plongée dans l’art de ce peintre singulier, à l’honneur en 2023 avec trois expositions au Musée de l’Orangerie et au Musée Bourdelle à Paris à partir du 15 mars ainsi qu’au Musée de Tessé du Mans.