Culture

Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne, I Gemelli pour un « slow baroque »

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 27 février 2025

Leurs trois prochains concerts montrent toute l’étendue de leurs ambitions, de leurs convictions sur « le théâtre sonore » et de  la flexibilité dynamique d’I Gemelli : lundi 3 mars, « La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina » de Francesca Caccini, à l’Opéra Royal de Versailles.  Mercredi 5 mars, Misa Criolla d’Ariel Ramirez en arrangements jazz au Bataclan. Et le 16 avril 2025, les Vespro della Beata Vergine, de Monteverdi au Festival de Pâques d’Aix en Provence (enregistrés pour leur label Gemelli Factory).
En pleines séances d’enregistrement du Alcina, Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne ses cofondateurs confient à Olivier Olgan leur façon de déconstruire les stéréotypes de la musique baroque. Premier signe distinctif : l’ensemble n’a pas de chef sur scène !

Des constructeurs du « slow-baroque » 

Les deux chanteurs se sont rencontrés sur une production lyrique au Japon. Depuis Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne forment un couple fusionnel sur scène comme à la ville, bien décidé à peaufiner leur indépendance. En ciselant une identité musicale propre autour d’un ensemble construit pour des projets exigeants et au long cours. Il s’agit  aussi de rompre avec des pratiques du milieu lyrique baroque où la précipitation limite la préparation, bouscule le respect des textes et des musiciens et tombe dans une certaine routine.

En 2018 ils fondent l’ensemble I Gemelli centré sur la musique vocale du XVIIe siècle, mais qui n’exclut aucune piste buissonnière. La dynamique d’une quête du « théâtre sonore » est nourrie de leurs convictions de révéler l’essence théâtrale de l’opéra par la voix et l’autonomie des musiciens, ce qui impliquent une réflexion sur les rapports du texte et de la musique, l’importance du corps chantant dans l’espace scénique, et une exigeant travail de cohésion collective d’une troupe qui ne s’appuie plus sur scène sur les indications d’un chef.

Leurs signes distinctifs ?  

Leurs projets sont minutieusement définis, plusieurs années en amont, longtemps préparés, muris et analysés dans chaque détail. Pour préparer les chanteurs, le duo chante et enregistre ou filme toutes les voix pour leur souligner chaque détail, chaque inflexion.

Comment se met-on à la place d’un musicien du XVIIᵉ siècle ? Comment faisait-il de la musique sans chef ? Notre réflexion est venue de là. Comment fait-on pour que le chanteur reprenne sa place au centre de l’échiquier ? Pour diriger et donner l’impulsion à tout un groupe de musiciens d’instrumentistes, de continuo ou d’orchestre, pour faire en sorte qu’il soit en harmonie. En même temps, nous n’inventons rien. Cécilia Bartoli, quand elle fait un récital Vivaldi n’a pas un chef devant elle qui la dirige. Elle est sur un promontoire et tout l’orchestre est derrière et la suit.
Emiliano Gonzalez Toro, co fondateur d’I Gemelli

Pour mieux faire comprendre leur approche, le duo aime bien filer la métaphore gastronomique. Il revendique le « slow-baroque » pour lutter comme le «  fast produit » et vite oublié.

Des productions limitées mais totalement maitrisées

Du casting des musiciens, à leur préparation minutieuse bien en amont des répétitions, le travail vise à cadrer une liberté sans filet et sans chef sur scène puis au disque, avec des enregistrements soigneusement édités. Les livrets-livres de leurs deux derniers Monteverdi, Vespro della Beata Vergine et Il Ritorno d’Ulisse in Patria retracent sur de plus de 200 pages d’analyses signées Mathilde Etienne, le récit de l’aventure musicale et esthétique.

Autre signe distinctif, Ils s’adressent avec le même souci d’exigence et de détails à des compositeurs phares comme Monteverdi, dont ils ont produit chronologiquement les trois opéras phares et les Vêpres, ou des figures moins connues comme Francesco Rasi, ou les compositrices italiennes Chiara Margarita Cozzolani et Francesca Caccini

Ne rien s’empêcher ni s’interdire

Au-delà des limites chronologiques du XVIIe sur lesquelles ils se concentrent, le duo n’hésite pas à plonger dans le sens propre du terme dans d’autres univers vocaux, celui de Victor Jara, poète martyr assassiné ou de la mythique Misa Criolla d’Ariel Ramirez, créée en 1965 mais qu’ils proposent avec  des arrangements jazz.

Cette curiosité et cette ouverture sont aussi les maîtres mots de la direction artistique du Festival de Froville dont Emiliano Gonzalez Toro assure depuis deux saisons.
Pour l’édition 2025 du 30 mai au 28 juin 2025, la soprano calabraise Francesca Aspromonte côtoie la radieuse Nuria Rial, le contre-ténor Gluck, Nele Vertommen, hautboïste virtuose, la saveur est privilégiée à la quantité, toujours cette métaphore culinaire d’accords subtils pour émerveiller les meilleurs palais !

Mais à l’oreille ?

 « On construit le son de l’intérieur avec la voix d’Emiliano et à partir de ce timbre, de ces couleurs, de ces inflexions, le son global de l’ensemble se construit. »

Soignés, brodés au petit soin, les enregistrements de MonteverdiVêpres en tête – dont les musiciens ont voulu joyeux débordent de séduction. Chaque aria est ciselé, et regorge de détails qui leur donnent du relief, une dimension immersive.
Au-delà des qualités purement vocales, les qualités expressives tiennent tout entières dans cet engagement – personnel et collectif – qui est leur identité, par cette écoute attentive à l’autre et de l’ensemble. Au cœur de cet épanouissement sonore, mille détails apparaissent, captent l’attention, nous tirent dans ce théâtre sonore si tonique.
La vitalité de la troupe se nourrit aussi dans les choix sensuels d’instrumentation pour des sonorités charnues nourrissantes et ensorcelantes aussi exquises que jubilatoires.

Et dire que cette musique remonte à plus de 600 ans !

Trois Questions à Emiliano Gonzalez Toro et Mathilde Etienne

Quels liens de gémilité, trouvez-vous entre les Vêpres de Monteverdi et la Missa Criolla que vous jouez et éditez en même temps ?

Mathilde Etienne. Les codes sont différents, mais cela raconte finalement la même chose à des siècles de distance. On a une sorte de panorama de la musique sacrée moderne, depuis le concile de Trente en 1563, qui codifie la liturgie, jusqu’au concile Vatican II en 1962, qui abolit les contraintes et permet des œuvres comme la Misa Criolla.

Les Vêpres sont très dansantes, très compliquées rythmiquement, avec des ténors très gâtés par l’écriture ! La musique populaire latino ressemble beaucoup au jazz, il y a beaucoup d’improvisation, avec une grande complexité rythmique, sans en avoir l’air… C’est une culture du métissage et de la fusion et le matériau se renouvelle indéfiniment.

Emiliano Gonzalez Toro. Au-delà du texte, la Misa Criolla à sa création en 1965 n’avait pas grand-chose à voir avec le répertoire sacré européen. C’était une vraie révolution ! mais les premiers enregistrements sont aujourd’hui très datés. Si on joue comme dans les années 60, on risque de tomber dans une muséification, contraire à l’esprit d’origine, qui était une bouffée d’air frais. C’est une œuvre qui appelle un métissage et un renouvellement permanents, pour ne pas rester figée dans le passé.

Avec des racines très profondes (la liturgie catholique, la culture classique, les rythmes folkloriques) la Misa et la Navidad sont tournées vers l’avenir. 

Notre lecture des vêpres, elle est ultra rigoureuse. Il n’y a pas plus orthodoxe, on fait exactement ce qui est écrit et on ne se permet pas un pas de côté. C’est vraiment une question de principe. Alors que dans la Misa Criolla, c’est exactement l’inverse on casse tout et on réinvente et on voit ce qui se passe. Les deux parlent de jubilation, de joie et de sacré. Elles restent le même thème et la même façon de procéder. Mais le langage lui-même raconte deux choses différentes, deux époques différentes.

La direction sans chef d’ I Gemelli sur scène est votre dynamique de fabrique, qu’est-ce qu’elle implique pour la troupe?

Emiliano Gonzalez Toro. Effectivement quand l’ensemble fait des concerts, il n’y a jamais personne qui dirige. D’un point de vue historique, on sait très bien que le concept de quelqu’un qui dirige n’existait pas, et quasiment jusqu’à la moitié du XIXᵉ siècle.

Mathilde Etienne. Le concept même du chef démiurge qui ne cesse de donner des indications est une vision très romantique, mais qui n’est pas du tout historiquement formé. Beaucoup de témoignages confirment que les compositeurs, comme Lully avec sa canne ou Haendel du haut de la tribune de l’orgue de Westminster – battaient uniquement la mesure.

Emiliano Gonzalez Toro Non pas pour qu’ils contrôlent tout le monde. Mais juste donner une indication pour que tout le monde puisse être ensemble. Sur les gravures à Westminster, personne ne dirige le Messie, mais  on peut apercevoir une petite main en bois qui est activée par un de ses assistants ou un enfant.

Lully était danseur. Ce que ce qu’on cherche avec la voix, c’est la même chose pour la danse. Battre la mesure, pour retrouver le mouvement de la respiration et le mouvement du danseur. C’est la battue qui détermine en fait le tempo où se mettent à l’unisson toutes les dynamiques.  En fait, l’orchestre, il suit une impulsion.

Pour obtenir ce lacher-prise des musiciens,  quelles ont été vos premières suggestions pour les y engager ?

Emiliano Gonzalez Toro. Leur faire accepter d’être autonome, d’être moteur de l’indication qu’ils doivent donner aux autres ; tout  passe par un travail collectif préparatoire, pour arrêter d’être littéralement collé sur à a gestuelle du chef. Il faut accepter d’être moteurs de ce qu’ils ont envie de faire, de ce qu’ils ont envie d’exprimer.
Quand ils chantent il faut qu’ils soient clairs et qu’ils soient précis. Cette précision passe par ce qu’on appelle souvent la battue, une pulsation qui doit revenir au cœur du débat. Quand vous faites, quand vous pensez la musique, au fil des siècles, ce qui fait le dénominateur commun de la musique, c’est le rythme. Il met tout le monde ensemble.

À partir du moment où vous considérez que le rythme, c’est la base, alors vous mettez cette pulsation sur lequel tout le monde va se caler.

Mathilde Etienne Si vous êtes claveciniste, instrument de percussion par exemple, votre travail est très vertical. La voix ou un instrument à vent, est un instrument complètement horizontal. Ne serait-ce que par la pensée, c’est deux directions qui n’ont rien à voir. Et quelqu’un qui joue d’une façon verticale ne peut pas donner une impulsion horizontale. C’est très difficile. Depuis la création de l’ensemble nous formons et fidélisons des musiciens à cette liberté. C’est de la reconstruction ou si on veut de la reprogrammation.

Et en tant que chanteur en fait, on doit se libérer de sa voix, du son qu’on fait. On doit se mettre vraiment à l’écoute de tout le monde. Et le fait qu’il n’y ait pas de chef responsabilise. En enlevant cet intermédiaire, on enlève de l’inertie…

Vous faites aussi des parallèles entre la liberté baroque et le jazz

Emiliano Gonzalez Toro. On fait souvent cet amalgame avec le jazz ou la musique Latino-américaine. Parce qu’en fait, quand vous faites du jazz, vous avez l’impression que tout le monde est très libre d’improviser et de s’écouter et de faire des choses. Mais c’est en fait une liberté dans un cadre. Et s’il n’y a pas au moins une personne sur le quintette, le quartette ou le trio de jazz qui garde la pulsation, alors un capharnaüm complet s’installe puisque tout le monde va dans tous les sens.

Mathilde Etienne. Le rythme, c’est aussi très important dans le théâtre et je dirais dans le cinéma aussi. C’est l’expérience du cinéma qui m’a fait comprendre la nécessité d’être très clair sur le rythme et sur la cadence. L’opéra à l’époque de Monteverdi, c’est vraiment du théâtre. La question de la cadence, elle est essentielle.

Si on rate le cadence, on perd aussi la finesse dramatique de l’opéra . La musique de Monteverdi – en particulier le Retour d’Ulysse – est très drôle. Il y a beaucoup d’effets de comédie. Si on rate le cadence, on rate aussi les gags. Tout notre travail est de prendre et faire prendre conscience du temps.

Votre « déconstruction » devient au fil du temps une approche de plus en plus organique, dans lequel se fondent les musiciens ?

 Mathilde Etienne. La travail au métronome permet d’avoir un cadre. Ils savent ce qu’ils font, ce qu’ils vont accompagner, ce que cela signifie, Et en même temps, ils savent qu’on va toujours être le plus rigide possible dans la façon d’imaginer le travail préalable. La contrainte  crée de la liberté. Le cadre qui se met en place est très organisé, mais permet de réinventer des détails à l’intérieur.

Ce cadre qui intègre personnages et situations inclut aussi toute l’analyse de la rhétorique, ce que votre livre-livret des Vêpres détaille avec une gourmandise fédératrice.

Mathilde Etienne. Monteverdi, c’est une vraie fête rhétorique. Tous les petits madrigalismes, qui évoquent par exemple, du vent. Il faut ajouter un petit effet, un petit effet vent. Là, attention, il y a une dissonance, mais c’est une dissonance douce. Ce n’est pas une dissonance dure parce que ça veut dire quelque chose d’amoureux.

Emiliano Gonzalez Toro. Plus la troupe a d’informations, plus elle sait ce qu’elle va  jouer et chanter. Au moment où commencent les répétitions, personne ne se pose de questions. Il y a juste à faire ce qu’on a dit. C’est un gain de temps énorme, qui demande de s’y prendre à l’avance parce qu’il faut le temps d’ingurgiter tout ça. Un peu comme dans une brigade de cuisine, vous allez dans un grand restaurant, il y a une brigade avec un chef qui est des chefs de parti et chacun sait ce qu’il a à faire.

Vous enregistrez et donnez Alcina, opéra de Francesca Caccini, dites-nous en plus sur cette compositrice ?

Emiliano Gonzalez Toro. Première compositrice d’opéra, Francesca Caccini était plus connue à l’époque que son père Giulio qui a publié « Les mots et musique » qui lui a survécu jusqu’à très longtemps. La compositrice est restée longtemps à la cour des Médicis où elle a écrit beaucoup d’opéras, Malheureusement, Alcina est le seul qui nous reste. C’est un petit bijou, très court qui n’est pas vraiment un opéra, plus un divertissement, un ballet. C’est un vrai petit bonbon qui fait du bien partout où il passe avec un potentiel incroyable.

Mathilde Etienne Sa musique est hyper groovy, très dansante. Il y a aussi quelque chose de très féérique autour de cette histoire et des personnages qui en font partie. Cela permet à tout un chacun d’appréhender cette première Alcina avant celle de Haendel, mais d’une façon beaucoup plus classique.

Avec ce retour au plus proche du texte, n’y-t-il pas un risque de muséification ?

La muséification c’est précisément ne pas faire strictement ce qui est écrit sur la partition !
La muséification, c’est répéter toutes les habitudes qui s’installent depuis des décennies dont plus personne n’interroge le pourquoi, comme par exemple ce ralentissement progressif de la cadence, ou la multiplication des ornements qui ne reposent sur aucune indication.

Notre respect de la partition, c’est enlever cette espèce de couche de vernis, d’habitudes, de codes qu’on ne questionne jamais en fait. C’est enlever la couche de poussière.
Notre respect, c’est contraire à la muséification.

Propos recueillis le 24 février 2024 par Olivier Olgan

Pour suivre I Gemelli

Le site de l’ensemble I Gemelli et Gemilli Factory

  • 3 mars 20h, La Liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina de Francesca Caccini, mise en espace de Mathilde Etienne, Opera Royal de Versailles, après la création à Ambronay, Toulouse et Lausanne
  • 5 mars 20h, Misa Criolla – El latin jazz project, avec la star cubaine Alain Pérez, Bataclan, arrangements Thomas Ehnco, Keystone Big band
  • 16 avril 2025, Monteverdi, Vespro della Beata Vergine, Festival de Pâques d’Aix en Provence (tournée européenne, Amsterdam, Barcelone et Séville)
  • 30 mai – 28 juin, Festival de Froville
    • 31 mai 2025, « Canto al sole », 20h30

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