Culture

Essais : L’impact civilisationnel du numérique en question

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 25 mai 2019 à 0 h 28 min – Mis à jour le 25 mai 2019 à 18 h 11 min

Le risque du poisson rouge ! Avec ses modèles économiques, addictifs et intrusifs, la transformation digitale appelle une réflexion sur les ressorts civilisationnels qu’elle dessine. Si nous fabriquons le numérique, celui-ci nous forge aussi. Quatre lanceurs d’alertes, Bruno Patino, Christian Salmon, Marc Dugain et Dominique Cardon constatent que la maîtrise de l’attention a remplacé l’utopie libertaire. Ils invitent à une nécessaire prise de conscience de cette ‘culture’ numérique qui s’impose.

La civilisation du poisson rouge, Bruno Patino [Éditions Albin Michel]

Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge

« L’addiction qui se développe, les effets de bulles informationnelles, de déséquilibre, de dissémination de fausses nouvelles et de contre réalités sont aussi et sans doute surtout une production intrinsèque du modèle économique des plateformes. » Et les algorithmes « les machines-outils de cette économie ». Si l’alerte civilisationnelle venait d’un autre, elle serait disqualifiée pour « digital bashing ». Mais Bruno Patino connait si bien ‘la transition numérique’ qu’il promeut depuis deux décennies (du Monde à France Télévision) que son ‘Petit traité sur le marché de l’attention’ solidement étayé et glaçant doit être lu et médité, si nous ne voulons pas « un peuple de drogués hypnotisés par l’écran.»

« Pour ceux qui ont cru à l’utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. » L’actuel directeur éditorial d’Arte France accuse le capitalisme digital – capable « de contrôler, manipuler et espionner comme nul autre auparavant » – d’avoir remplacé « la satisfaction par l’addiction. »
Mais le doyen de l’école de journalisme de Sciences Po refuse toute fatalité, fusse devant la puissance des GAFA : « Le modèle de servitude volontaire est amendable. Mais il faut s’y mettre. De toute urgence. Il y a une voie possible entre la jungle absolue d’un Internet libertaire et l’univers carcéral de réseaux surveillés. Cette voie possible, c’est la vie en société. Mais nous ne pouvons laisser à ces plates-formes le soin de l’organiser seules, si nous souhaitons qu’elle ne soit pas peuplée d’humains au regard hypnotique qui, enchaînés à leurs écrans, ne savent plus regarder vers le haut. »
Les pistes proposées pour ne plus être « des poissons rouges enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au ménage de nos alertes et de nos messages instantanés » sont multiples : de la séparation des activités des GAFA à la transparence des algorithmes… et le retour à ‘la vie en société’ en se libérant de la dictature de son smartphone.

L’ère du Clash, Christian Salmon [Éditions Fayard]

Comme pour la monnaie, trop de récits dévalue la narration pour créer ce que Christian Salmon appelle « la spirale du discrédit » : sur les réseaux sociaux comme sur les marchés financiers, ce qui compte désormais c’est la volatilité des échanges créée par des avis imprévisibles. Tout se vaut, c’est l’agrégation viral d’intérêts ponctuels et la guérilla des récits – voir des like – qui ‘cote’ la vérité. Celle-ci devenue alternative fondée sur la surenchère du buzz et la souveraineté des algorithmes définit selon l’auteur, « l’ère du clash ».
Si Christian Salmon créateur, dix ans plutôt, du concept de ‘storytelling’ se concentre sur la dépréciation de la communication politique – d’Obama à Trump, de Sarkozy à Macron, – son analyse foisonnante éclaire la relativité, voire le discrédit de toute expertise scientifique ou médiatique lorsqu’elle est dopée par ‘la gouvernementalité algorithmique’. Mais la confiance de la ‘pensée calculante’ a ses limites. Elle « déclenche en retour une contre-puissance obscure, celle du monde social qui résiste aveuglement à sa mise en récit. ».
Face à ceux qui peuvent de mieux en mieux prévoir la plupart des phénomènes sociaux et des comportements humains, « non pas seulement pour les contrôler, mais neutraliser tout à fait l’expérience », Salmon nous invite à réinventer la délibération démocratique, les récits collectifs, le souci de l’intérêt général. « Si la violence se substitue à l’échange, c’est la parole elle-même qui est menacée. »

Transparence, Marc Dugain, [Éditions Gallimard]

Autre récit de l’impact civilisationnel du numérique, pas si fictionnel que ça, le romancier Marc Dugain considère dans sa dystopie (récit contre l’utopie ambiante du numérique) que le danger ce n’est pas tant le transhumanisme qui est une avancée de recherche, que notre  consentement à la servitude volontaire aux données et à l’apparente neutralité du numérique. « La société numérique a généré une telle masse d’informations disponibles qu’il en a résulté, pour les individus, une désinformation personnelle créée par l’abondance et l’incapacité de chacun à exercer un esprit critique sur cet ensemble mis à sa disposition. C’est là qu’est né le pouvoir de firme comme la nôtre » fait dire l’auteur au personnage central de son dernier roman Transparence, une entrepreneuse transhumaniste qui avec son programme ‘Endless’ prend le pouvoir des corps et de Google pour sauver l’humanité.

Dans la continuité de son essai, L’Homme Nu (Plon, 2016), le romancier anticipe l’impact d’une numérisation à outrance de nos vies et la conformité qu’elle impose, par un effacement progressif de l’introspection et de la lecture. « Les gens de notre époque ont arrêté progressivement de lire depuis le début du siècle. La lecture a été évincée par les technologies vocales et l’impatience de communiquer au plus vite (…) Au final, sa possibilité de tout savoir l’éloignait de toute construction intellectuelle et culturelle minutieuse, lui évitant le fardeau d’avoir à penser le monde dans lequel il vivait au prétexte d’avoir peu de moyens pour le faire. » Pour Dugain aussi, la vérité n’est plus du tout une obligation, c’est une option parmi tant d’autres.

Dans cette fiction située en 2068, dont la construction réserve des rebondissements et des références au retour du religieux, l’auteur imagine que si l’humanité continue sur sa lancée délétère cela entraîne l’asphyxie et l’appauvrissement de l’espèce humaine, de la culture et de toute les ressources naturelles. Le capitalisme n’aura d’autre d’issue que d’effectuer la transition dématérialisée de nos âmes. Convaincu de faire le bonheur de l’humanité, l’héroïne – comme les GAFAM – souhaitent en finir avec le bien et le mal. Elle vante l’avènement, pour nos corps enfin désensibilisés et dématérialisés, d’un éternel paradis sur terre, froid et désincarné comme une tablette.

Culture numérique, Dominique Cardon, [Sciences Po Les Presses, 430 p. 2019. 19€]

Loin des Cassandre ou des exaltés, « Il est utile de dire que le numérique est une culture » rappelle Dominique Cardon. Il est urgent de comprendre la généalogie et l’impact de la ‘littéracie’ digitale, c’est-à-dire « la somme des conséquences qu’exerce sur nos sociétés la généralisation des techniques de l’informatique. » Il s’agit de décoder ce que les écrans font à nos sociétés, pour (mieux) y vivre avec agilité et prudence. Car pour le sociologue des médias et des technologies de l’information et de la communication à Sciences Po : « si nous fabriquons le numérique, le numérique nous fabrique aussi ».

Aussi il ne faut pas s’imaginer qu’il suffit d’être agile avec les outils numériques pour en comprendre la culture ou encore que critiquer les grandes plateformes permet de connaître le véritable potentiel créatif du web. Son livre est truffé de références, de graphiques et de supports divers pour aller plus loin. Cardon reste lucide : « Le web se ferme par le haut, mais toute son histoire montre qu’il s’imagine par le bas. »
« Être plus réflexif, savoir coder et décoder » telle est l’ambition de ce stimulant pédagogue. Il nous rappelle ainsi à notre devoir de conscience « sur les limites que nous devons fixer aux calculateurs » et de curiosité : « nos usages du web restent très en deçà des potentialités qu’il nous offre. »

Le geste et la pensée -Artistes contre artisans de l’antiquité à nos jours, Stéphane Laurent [CNRS Editions]

A l’heure où le manque d’artisans – d’art notamment – se fait cruellement ressentir, Stéphane Laurent revendique dans un récit passionnant et décapant qu’il faut en rechercher les causes dans « une sorte d’idolâtrie pour la figure du créateur individualiste et privilégié ». Cet « intellectualisme dominateur » a balayé les vertus de main (de l’artisan) au profit du concept pensé (par l’artiste). Cet antagonisme -art libéral/art mécanique- remonte aux Grecs où travailler de ses mains étaient déjà peu considéré (les « banausos » du feu qui sert à cuire la poterie). La notion d’ « artiste » reste cependant une invention politique du XIIIe siècle. Elle s’affirme à la Renaissance où, démontre l’ historien de l’art, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne « une connivence s’est établie entre l’artiste et le pouvoir. » [illustration avec la relation Verroccio/Vinci]
La maitrise des évolutions des techniques et des savoirs scientifiques et l’autonomisation d’un statut social d’exception attachée à la signature de l’œuvre séparent le prix du travail de création du coût du matériau et du temps d’exécution nécessaire pour le réaliser. La direction artistique et celle d’ateliers polyvalents impose l’exécution à des techniciens. C’est surtout le dessin – véritable arme d’expression et de domination – qui va asseoir la supériorité de l’artiste sur l’artisan.
Le lien entre écriture et visuel, consolidé par les Académies, les Salons et aujourd’hui les Foires favorise l’émergence, puis la légitimité de la critique d’art. Le discours devient plus important que l’œuvre, indispensable pour la promotion de l’art contemporain. Alors que depuis les années 30, l’artisanat reste relégué dans l’industrie, fût-elle celle des arts décoratifs ou du luxe (malgré les tentatives désespérées des grands groupes de luxe).
Pour sortir d’une culture ‘monochrome’, Stéphane Laurent en appelle à une « refondation culturelle », où les artisans et leurs gestes réaffirment leur contribution indispensable à l’histoire des formes.

Informations pratiques

  • Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, Albin Michel. 184 p. 17€.
  • Christian Salmon, L’ère du Clash, Fayard 384 p. 20,90€.
  • Marc Dugain, Transparence, Gallimard, 222 p. 19€.
  • Dominique Cardon, Culture numérique. Sciences Po Les Presses, 430 p. 19€
  • Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, Albin Michel. 184 p. 17€.
  • Christian Salmon, L’ère du Clash, Fayard 384 p. 20,90€.
  • Marc Dugain, Transparence, Gallimard, 222 p. 19€.
  • Dominique Cardon, Culture numérique. Sciences Po Les Presses, 430 p. 19€

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