Exposition : CAPITALE(S) : 60 ans d’art urbain à Paris (Hôtel de ville de Paris)
Ouvert de 10h à 18h30 du lundi au samedi, sauf mardi fermé et jeudi finit à 21h Réservation obligatoire
Catalogue, dir. Magda Danysz, Elise Herszkowicz, Nicolas Laugero Lasserre et Marko93, 239 p. Alternatives. 29.90€
Encore un paradoxe dont le street art a le secret ! Après l’avoir combattu pour des intrusions sauvages sur ses murs, la mairie de Paris lui offre ses propres murs à l’Hôtel de Ville. Et c’est un immense succès qui justifie une prolongation jusqu’au 3 juin de cette rétrospective à la fois érudite et populaire de « 60 ans d’expressions artistiques dans la rue ». Tiraillées entre liberté éruptive et vandalisme provocateur, la prise de conscience puis les reconnaissances institutionnelles et marchandes finissent par imposer « l’art urbain ». L’exposition revient sur ce cheminement éruptif, tout en surévaluant – bnon sans arrière-pensées – le rôle de la capitale.
L’espace public, tremplin d’une révolution visuelle
Plus que mettre Paris comme « scène centrale » du street art, appellation officielle depuis 2007, quid de Berlin ou de New York ? la pertinence de cette rétrospective tient à son ampleur : avec un recul historique sur les techniques avant le graffiti et l’ambition d’embrasser et de distinguer tous les différents styles et leurs influences dans la rue. A toute fin utile, l’art pariétal remonte à la préhistoire avec la grotte de Chauvet où les hommes peignaient et dessinaient déjà sur leurs murs !
De la « bombe » à la culture du tag
L’accélération vient de la peinture à la bombe, bien plus récente, qui émerge dans notre monde industriel à la seconde moitié du XXème siècle. Ces bombes de couleurs sont à l’origine utilisées pour la peinture automobile. C’est donc sans surprise que les premiers graffitis naissent à Détroit aux Etats-Unis, ville réputée pour ses usines d’assemblages de voiture. Un des ouvriers locaux devient le pionnier du graffiti en marquant son prénom avec un : « Kilroy was here » (Kilroy était là) sur un mur.
Non sans tiraillement avec les maires successifs, la ville de New-York adopte une ‘culture du tag‘, se transformant en véritable Mecque du graffiti dans les années 70.
Du côté de l’Hexagone, dans les années 60-70’s, les précurseurs du graffiti comme Jacques Villeglé (1926-2022), Gérard Zlotykamien (1940) ou Ernest Pignon-Ernest (1942) chacun à sa manière provoquent quelque chose de et dans la rue » de la capitale française.
A partir de 1980, des artistes comme Blek le Rat, Surface Active, Miss.Tic et pleins d’autres investissent Paris de leurs œuvres en plein air, transformant les murs de la ville en « la plus grande galerie d’Europe ».
1982, année symbolique du graffiti en France
Si l’adolescent franco-américain Bando (né en 1965) introduit le graffiti en France après s’y être exercé à New York, le New York City Rap Tour en présentant les stars américaines de Los Angeles dans un circuit qui va de Paris, à Londres en passant par Lyon et Strasbourg va populariser les bases pour en reconnaître le langage. Un talent se mesure au style de son écriture et sa manière de marquer son territoire, en montrant son blaze (pseudo) sur les murs. Les zones de prédilection sont à l’époque les quais de Seine (entre Concorde et Pont Neuf) ainsi que quelques recoins du 15e arrondissement.
Porté par cette émulation d’outre-Atlantique, le graff va trouver des nouveaux terrains de jeu comme le ‘Hall of Fame’ défriché
par le graffeur Ash à Stalingrad, qui devient le temple incontournable du graffiti français jusqu’en 1989.
Les premiers crews (équipes) de taggeurs français y naissent comme Paris City Painters de Spirit, Blitz et Asohalt, et le Bad Boys Crew avec Ash, JayOne et Skki. L’année 1986 marque l’apogée de cette période, notamment avec des regroupements massifs et des mixes de Dee Nasty, illustré à merveille dans la série d’Arte « Le monde de demain ».
Le graff face à l’ordre public
Influencés par la culture tag new-yorkaise, les graffeurs franciliens ne peignent plus seulement sur les murs, mais aussi sur tout ce qui bouge : camions, métros, trains, tout passe à la bombe !
Les trains sont pour la plupart tagués la nuit, les graffeurs profitant d’une vigilance affaiblie de la sécurité. Les voyageurs les découvrent au matin, totalement transformés. Ce sont ensuite les dépôts de métros et les tunnels qui sont recouverts par les blazes des taggeurs. Une forte répression s’organise contre ce qui est perçu par une large population comme du vandalisme, menaçant l’espace public. Pour riposter, trois jeunes prennent d’assaut la station de métro Louvre-Rivoli, faisant la une des journaux à l’époque.
Des styles variés, poussant les limites de la création
Comme chaque mouvement artistique, les artistes se multiplient et chacun cherchent à apporter son blaze à l’édifice, en trouvant son propre style avec une identité visuelle forte. Certains s’éloignent donc du graffiti pur (lettres en noir et peintes en blanc) pour proposer d’autres manières d’investir l’espace public. Une bascule conceptuelle qui s’opère dans les années 90 avec André, Invader et Zevs, contribuant à ce que les américains appellent la « French Touch ».
Paris, vitrine mondiale de l’art urbain
Au début des années 2000, les talents du monde entier de l’art de rue convergent vers Paris. Les techniques se confrontent : collage, peinture, pochoir, graffiti… Tout est bon pour affirmer son originalité et imposer son style. Cette effervescence artistique est portée par des talents comme le californien Shepard Fairey, alias Obey, reconnu par son poster Hope lors de la campagne présidentielle de Barack Obama. Son style engagé porte un regard revendicatif et analytique sur les images qui nous sont imposés, appelant à la « désobéissance visuelle » : « Le vrai graffiti pour moi, déclarait-il pour le magazine I.D en 2005. c’est juste mettre le travail que vous voulez dans la rue pour que tout le monde le voie sans compromis. Pas de censure gouvernementale, pas de galeriste pour vous rejeter. Il s’agit d’une manifestation pure et sans compromis de votre art et de vos idées, que cela plaisent ou non aux gens. »
La new-yorkaise Caledonia Curry, alias Swoon, montre des femmes et des hommes qui ont la vie dure comme celle qu’elle a traversée. Ses figures archétypales sont dessinées et disséminées dans la ville, sous forme de collages de grande taille. Ils symbolisent la maternité, le lien social ou le dur labeur.
Est-il nécessaire de présenter encore Banksy ?
Le trublion dont personne connaît la véritable identité s’est approprié tous les codes de la discipline : le support avec les murs, les utilisations avec pseudonyme et pochoir, et un côté viral et subversif. Le street artiste le plus connu du grand public continue de surprendre en alternant la présence de ses œuvres, sur les murs de ville, dans les musées, voir dans des salles de vente aux enchères.
Du graffiti au street art, maturité ou métamorphose ?
Axé sur le lettrage, l’artiste O’clock est considéré comme l’un des taggeurs parisiens les plus prolifiques de sa génération. Pour qualifier sa démarche, l’artiste explique « J’aime avant tout la surprise, le changement, la nouveauté, la confrontation avec l’inconnu et le danger, mon alibi étant le graffiti ».
Porté par des styles différents, le graffiti ouvre sur un champ de créations plus large : en 2007, la dénomination Street Art non sans débat s’impose, pour certains s’aseptise en intégrant l’histoire de l’art et les institutions.
Deux courants s’ouvrent alors, celui des mots et des lettres, tandis que d’autres se dirigent vers la figuration et l’illustration.
Le duo Lex & Sowat, composé de Frédéric Malek (né en 1971) et Mathieu Kendrick (né en 1978) est issu de la scène graffiti des années 2000. Réunis en 2010, ils investissent un ancien centre commercial abandonné de 40 000 m2 situé dans le nord de Paris. Le binôme y invite d’autres artistes pour y peindre et filmer le processus, donnant naissance à la vidéo nommée Le Mausolée du graff. L’ expérience collective rend hommage à la culture du graff, tout en confirmant le lente effacement. Lex & Sowat sont également des précurseurs avec Tracés Directs, première œuvre à intégrer la collection permanente du Centre Pompidou !
En guise de perspective
Comment clore un telle rupture des canons académiques, désormais bien ancrée dans notre histoire de l’Art, les commissaires proposent une synthèse en guise de perspective : « Héritier du lettrage tout en le renouvelant, les premiers explorent le mot soit en travaillant la pure forme des lettres jusqu’à les rendre presque abstraites, soit en délivrant des messages empreints de sens. Engagés à raconter des histoires et témoigner de parcours, les seconds sont plus illustratifs. Pour tous, les techniques sont très variées. Elles incluent l’installation ou encore la vidéo, se déploient en intérieur ou en extérieur, dans des lieux abandonnés ou au contraire accessibles au grand public. »
Du regard à la pratique
Le parcours ne peut s’achever sans l’incontournable passage à la pratique : d’un côté, 28 artistes réalisent des œuvres in situ dans la salle Saint-Jeande l’Hotel de Ville, exclusivement pour l’exposition. De l’autre, le visiteur est invité à son tour à graffer ; sauf signe de temps que le geste digital a remplacé la bonne vieille bombe à peinture. Sur un écran au fond neutre, son geste s’affiche sur la télévision où il est même possible de choisir la couleur désirée, l’épaisseur du trait dessiné, … bref d’immortaliser son œuvre dématérialisée.
Est-ce une façon d’esquisser que le terrain de jeu du street art de demain sera le métavers et les NFT, ou ne sera pas ?
Une exposition riche qui retrace le courant de l’art urbain, au départ décrié par les institutions administratives et culturelles, et qui aujourd’hui fait pratiquement l’unanimité, étant érigé en discipline artistique à part entière. Une exposition avec un côté ironique tant la contradiction entre lutte contre le graffiti et avènement du street art est forte. Une preuve que les mentalités et les points de vue évoluent avec le temps, même si cette exposition à la ville de Paris empeste la récupération politique comme si l’art urbain avait toujours eu pignon sur rue.
De la rétrospective d’un art populaire … à sa récupération politique
Certains se pinceront en lisant l’édito de la Maire de Paris, Anne Hidalgo, qui affiche dans le catalogue sa fierté de voir « ces dessins, ces collages et ces graffitis qui prennent vie sur nos murs et enchantent le quotidien des Parisiennes et des Parisiens, heureux de se réapproprier ainsi leur espace public et de le redécouvrir avec un regard neuf » … en oubliant que la prolifération sauvage de « cette expression artistique » participe au sentiment d’insécurité de (certains) Parisiennes et Parisiens, et que les frontières entre légalité et illégalité restent mouvantes…
Une euphorie d’autant plus paradoxale, que le parcours rappelle les constantes tentatives des forces de l’ordre municipales pour effacer la dégradation des monuments ou de services publics comme en témoigne un ‘procès-verbal d’infraction’ ! Si cette rétrospective consacre la légitimité du « street art », espérons que l’enthousiasme de notre édile ne soit pas une tentative de récupération, ce que la plupart des artistes cités et présentés ne peuvent que réfuter…
#Baptiste Le Guay