Culture
Gribouillage / Scaroboccio - De Léonard de Vinci à Cy Twombly (Villa Médicis - Beaux Arts Paris)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 15 mars 2023
Jusqu’au 30 avril 2023, Palais des Beaux-Arts, 13 quai Malaquais, Paris 6e
Du mercredi au dimanche, 13h-19h – Nocturne le jeudi jusqu’à 21h
En deux expositions à la Villa Médicis (mai 2022) et au Palais des Beaux Arts de Paris (jusqu’au 30 avril 23) et un magnifique catalogue, Gribouillage / Scarabocchio, fruit d’une recherche érudite interroge en profondeur le statut du geste graphique et le destin de la création artistique, du croquis barbouillé au revers des tableaux au griffonnage faisant œuvre. Réunissant plus de 150 pièces de la Renaissance à nos jours, de Léonard de Vinci à Cy Twombly, la sobre scénographie d’ Isabelle Raymondo invite le visiteur à passer de l’autre côté des cadres pour plonger dans le fascinant travail de l’ artiste, entre recherche et accomplissement et la liberté du geste.
Une archéologie du gribouillage
Il y aurait presque une provocation, si ce n’était l’enjeu d’une vaste recherche scientifique et esthétique à comprendre ces « dessins sans dessiens. Pourquoi diable mettre à l’honneur le gribouillage, scarabocchio en italien alors qu’il reste – pour tous les enfants (anciens ou actuels) – accusés d’informe ou d’inattention, bref, perçu comme un acte subversif à la grande tradition de maitrise dont l’Académie de France à Rome et les Beaux-Arts de Paris sont toutes les deux héritières ?
Pourtant, c’est un défi nécessaire de comprendre la dynamique créative qui a portée des artistes de la modernité à des œuvres produites dans des environnements « non artistiques » comme le souligne Jean de Loisy, à l’époque directeur de la prestigieuse école française.
En proposant une archéologie du gribouillage de la Renaissance à nos jours, l’exposition prend le parti, absolument novateur, d’instaurer un dialogue entre les œuvres du passé et les œuvres modernes et contemporaines, qui se réactivent par des rapprochements anachroniques. Elle révèle ainsi la place fondamentale du gribouillage dans l’art, en embrassant non pas une histoire linéaire, mais les chemins tortueux et riches d’invention empruntés par les artistes.
Jean de Loisy
Du contrôle du disegno à la liberté du scarabocchio
Si l’art de la Renaissance naît sous l’empire du dessin, tout l’enjeu académique est de l’imposer via un principe d’ordre, de raison, de mesure comme partie prenante des Beaux arts. Le disegno, à la fois dessin manuel et dessein intellectuel, valorise la dextérité de la main soumise à l’invention de l’esprit et en traduit l’idéal : de la figure de la première esquisse enlevée jusqu’au carton du projet abouti. Toute scorie, tout repenti qui échappe à ces catégories policées du disegno doivent être occultés. Au regard du commanditaire et du public.
Ces marques d’un désordre graphique ont souvent été négligées au profit du dessin plus fini et ordonnancé au plein centre de la page : volontiers éliminées ou oblitérées par les anciennes pratiques de recadrage des collectionneurs, elles n’ont fait pendant longtemps l’objet d’aucune mention dans les inventaires des fonds de dessins comme dans le catalogage du corpus graphique des artistes.
Francesca Alberti et Diane H. Bodart. cocommissaires
Le mérite de la scénographie d’ Isabelle Raymondo est de permettre au visiteur de passer littéralement de l’autre côté des feuilles, des cadres, de s’approcher des murs de l’Atelier ou des grands décors pour découvrir, dans un assemblage hétéroclite «toute une série de dessins en palimpseste qui n’ont rien à voir avec le recto » souligne Francesca Alberti.
Pour mieux lever le voile sur cette main qui se libère, cherche ou bafouille . Entre ironie et jeu. Et lâcher prise. Léonard de Vinci, lui même, rappelle Angela Cerasuolo dans le catalogue, cherchait « cet abandon entre conscience et absence de soi dans lesquelles les images surviennent subitement à l’esprit et il suggère de les laisser s’écouler sur le papier sans les arrêter, sans se soucier que «le moindre trait de charbon soit définitif ».
Les artistes ont intégré le gribouillage au sein de leur pratique bien avant l’émergence des avant-gardes contemporaines. Loin de n’être qu’un rebut secondaire et sans valeur de la production de l’atelier, le gribouillage ouvre un espace d’expérimentation, de divertissement, de critique, voire de subversion, empreint d’une liberté telle qu’il donne lieu à des motifs et à des procédés intemporels, susceptibles de resurgir à travers les diverses époques au sein de différents médiums à travers les époques.
Au cœur du processus créatif
C’est cette dynamique de dessins expérimentaux, transgressifs, régressifs ou libératoires qui va progressivement libérer les artistes et afficher la liberté de la main comme œuvre. Une fraicheur qui devient une recherche par elle-même, influencée par la spontanéité des enfants, Pablo Picasso en rêvait : «Il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux». La force de ‘ ces dessins sans dessein’ est d’engember les chronologies pour mieux favoriser des rapprochements inédits entre traces pariétales et graffitis muraux, entre les maîtres anciens (Vinci, Michel-Ange, …) et les artistes modernes et contemporains (Dubuffet, Cy Twombly, Basquiat…), dans une vaste recollection.
Il est fascinant de remarquer comment le reproche d’infantilisme formulé par l’historiographie à l’encontre de ces dessins hors norme de la Renaissance fait écho à la redondante invective philistine qui poursuit les productions plus récentes : un enfant de six ans pourrait le faire !
Aussi loin d’être dérisoire, ce que les anglais distinguent comme le « scribble » ou « doodle », admirablement croqué par Frank Capra dans L’extravagant Mr Deeds prend une autre dimension avec l’attrait du mur par le graffiti, longtemps pénalisé avant d’être reconnu comme art urbain.
Peut-être plus encore que d’autres types d’œuvres d’art, le gribouillage offre une grande liberté d’interprétation.
Il met en tout cas l’œil et la vision au défi. Il est difficile de s’empêcher de rechercher une forme reconnaissable.
On croit parfois deviner un visage, une fleur, une forêt, des racines d’arbres,
on pense à des images scientifiques de tissus humains et des vaisseaux sanguins qui les irriguent,
on croit apercevoir une double hélice d’ADN,…
L’esprit qui regarde un gribouillage vagabonde comme celui qui l’a créé.
Et comme nous le dit Pascale Marthine Tayou, pour accompagner
l’autoportrait qu’il présente dans l’exposition:
«Conscients ou non, nos gribouillages révèlent nos vérités ».
Hélène Gasnault, Catalogue Les professeurs gribouillent aussi.
Gribouillage pour tous !
Avant la sortie, le visiteur est invité lui aussi à libérer sa main sur un vaste mur avec les craies mises à sa disposition pour qu’ils puissent s’exprimer sans contraintes. Pas sûr que ce qui y trouve vaut le déplacement, par contre, cette plongée dans le mystère de l’attention et du geste incontestablement.
Pour preuve, les (actuels et anciens) professeurs des Beaux Arts « gribouillent aussi » : les œuvres de Philippe Cognée à Annette Messager sont présentées dans le cabinet de dessins Jean Bonna au sein de l’institution, l’occasion de pénétrer dans le vaste bâtiment, coté cour.
Une surprenante leçon du ‘désapprendre’. Cette exposition n’est pas un paradoxe près !
#Olivier Olgan
Pour aller plus loin sur les Gribouillages
Catalogue, coédité par Beaux-Arts de Paris éditions et la Villa Médicis, 400 p. 39,00 €
Dirigé et introduit par les commissaires de l’exposition, Francesca Alberti et Diane Bodart, les 300 œuvres réunies sont réparties en sept chapitres thématiques, autant d’interprétations du ‘gribouillage’ (Atelier, jeu, compositions incultes, dessins contraints, l’enfance de l’art, enfantillages, l’appel du mur). Les contributions inédites d’une vingtaine d’auteurs d’essais et notices portent une stimulante ambition : « Sans vouloir en retracer une histoire exhaustive, de la Renaissance à nos jours, elle reconstitue un pan de cet univers graphique méconnu et oublié du début de l’époque moderne qui défie encore les critères de classification. Elle en interroge le statut et l’environnement visuel par un rapprochement avec des documents d’archives et des objets anthropologiques, tels que des manuscrits gribouillés, des placards infamants ou des céramiques carcérales graffitées. »
Catalogue : Les professeurs gribouillent aussi, 100 p. Carnets d’études, Editions Beaux Arts de Paris.
Un subtile essai – contrepoint du catalogue principal – de Hélène Gasnault, Conservatrice des dessins présente une feuille d’une quarantaine d’anciens ou actuels professeurs – de Pascale Accoyer à Fabrice Vannier – qui se sont prêtés au jeu. Chaque œuvre sélectionnée est éclairée d’une citation de son auteur. Par exemple :
Gribouillages, caviardages, raturages,
géographies de l’esprit, méandres,
mémoires des humeurs qui affleurent
au bout des doigts, rêveries et volontés.
Sylvie Fanchon, 6 décembre 2022
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