Le décor impressionniste. Aux sources des Nymphéas (Musée de l’Orangerie)

jusqu’au 11 juillet. Musée de l’Orangerie – Rés. : 01 44 50 43 00.
Catalogue sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins, Hazan, 288 p., 45 €.

Pour nombre d’avant-gardes artistiques, toute peinture « décorative » est suspecte ou méprisable. L’originalité de l’exposition et du catalogue Le décor impressionniste au Musée de l’Orangerie jusqu’au 11 juillet, est de documenter que la révolution impressionniste décore, autant pour vivre faute de commandes publiques, que pour embellir les murs des espaces privés. Cette stimulante déconstruction à laquelle participe Clélia Nau, avec Machine-aquarium (MétisPress) éclaire les Nymphéas que Monet désignait comme de « grandes décorations ». 

Renoir Le clown musical, probable décoration pour le café du Cirque Napoléon, 1868 Le décor impressionniste Photo OOlgan

Une dynamique motrice entre ambivalence et conquête

On croit tout savoir sur les impressionnistes tant chacune de leurs exposition individuelle ou collectives drainent le grand public. Pourtant, la révolution esthétique qu’ils ont engagée ne s’opposent pas à la peinture décorative. « Décorateur, comme si c’était une tare ! », s’esclaffait Auguste Renoir, apprenti peintre sur porcelaine dès l’âge de 14 ans dont Clown au cirque (1868) probablement destiné au Cirque d’Hiver, ouvre l’exposition en un clin d’œil ironique.
Les condamnations repoussoirs lancées autant par les critiques hostiles à leurs peintures – des vulgaires « tableaux de salle à manger » selon Baudelaire – que des avants gardes qui les ont suivis plombent encore la reconnaissance de leur contribution en la matière. « Le cycle des Nymphéas désignées comme ses grandes décorations par Monet prend également racine dans un limon plus ancien, et non moins fertile : il découle de maints projets ou œuvres décoratifs, qui dés les années 1860 en forment la source » rappellent les deux commissaires Sylvie Patry et Anne Robbins au préambule du catalogue sous-titré « contours et enjeux ». Pour préciser que dans les années 1890 lorsque le décoratif fut enfin associé comme une condition de l’art, les impressionnistes en furent exclus !

Caillebotte, 4 panneaux de porte pour la maison de l’artiste au Petit-Gennevilliers, 1893. Le décor impressionniste Photo OOlgan

Un manque de visibilité et de reconnaissance

Très ramassé, avec une centaine d’œuvres couvrant les années 1860 à 1927 date d’installations des « grandes » Nymphéas au Musée de l’Orangerie, le parcours s’articule en six sections illustrant les multiples aspects du dialogue complexe des impressionnisme et la décoration.
Ces rapports s’appuient sur les rares éléments des « décors » (portes, dessus-de-porte, porte d’armoire pseudo-Louis XV, murs, …) qui ont échappés à la destruction, notamment à cause du marché de l’art, qui a divisé et reformaté nombre d’ensembles, encadrant les parties pour les vendre comme des tableaux en fonction de la cote des artistes.  Le destin de certaines est reconstitué avec minutie par une présentation 3D comme pour les toiles de Cézanne dédiées au salon familial au Jas-de-Bouffan d’Aix-en-Provence, et par une synthèse de 20 ans de de recherches détaillées dans le catalogue avec l’ambition de les replacer dans les intérieurs où ils étaient destinés.

Cézanne, Les Quatre Saisons, 1861 Portrait de Louis Auguste Cézanne, 1865, Le décor impressionniste 2022, Photo OOlgan

Une ambition revendiquée

Degas Deux Danseuses, éventail, 1878 Le décor impressionniste Photo OOlgan

La valeur des réalisations présentées sont suffisantes pour mesurer leurs ambitions et la portée des chefs d’œuvres !  « Multiformes, contradictoires, les décorations impressionnistes sont toutefois traversées en filigrane par quelques lignes force, parmi lesquelles l’asymétrie, l’irrégularité – cette allure d’improvisation » que les critiques reprochent aux impressionnistes, et que les aura disqualifiés pour le grand genre et la décoration monumentale ». Alors que les commandes publiques et les murs leur sont interdits, pour vivre, ils peignent dans leurs maisons, chez des amis et leur marchand convaincus de réenchanter le quotidien. Face à l’ampleur du sujet, seuls les participants aux expositions impressionnistes – Marie et Félix Bracquemond, Caillebotte, Mary Cassatt, Cézanne, Degas, Monet, Berthe Morisot, Pissarro, Renoir – ont été inclus. La présence de Manet est justifiée par sa contribution active auprès des impressionnistes sur ces questions de peinture décorative.

Caillebotte, Pêche à la ligne, Baigneurs, Périssoires (Panneaux décoratifs) 1878. Le décor impressionniste Photo OOlgan


Monet, Les Dindons, Décoration inachevée pour le château de Rottembourg, 1877 Le décor impressionniste Photo OOlgan

Bousculer les stéréotypes collant toujours aux impressionnistes.

Le plus tenace des poncifs – celui de la superficialité – reste la négation même de la nature décorative de leurs travaux au profit réducteur d’une « héroïsation » des artistes pour leur réussite esthétique en oubliant la diversité de leur production et surtout la profondeur de leur recherche.  « Cette production fut longtemps jugée secondaire, tandis qu’au cours du XXe se forgeait l’idée que l’impressionnisme est une peinture spontanée, exécutée le plus souvent en plein air, sur le motif, sans contrainte de sujet, de format ni de commande – corolaire de la notion de décoration. » poursuivent les commissaires sans gommer pour autant la connotation ambivalente de l’idée de décoration, et du rapport à la peinture de chevalet.
La portée de cette pratique picturale entre aspiration et défiance, entre échecs et renoncements des artistes le long de leur carrière comme le montre le catalogue, si elle ne fut ni homogène, ni constante confirme leur impulsion déterminante à faire de la peinture une décoration en elle-même, de se détacher du mur, bien avant les Nabis généralement associés à ce bouleversement, et au-delà.

Caillebotte Parterre de marguerites, (Décoration reconsitutée pour la maison de l’aruste), 1893, Le décor impressionniste, Photo OOlgan

Peintres du plein air et décorateurs d’intérieurs

L’autre mérite de cette exposition est d’interroger la notion même du « décoratif » alors même que beaucoup de leurs propositions sont le plus souvent refusées par leurs marchands.
L’expérimentation de Monet  – des Chrysanthèmes (1897) à ses « Nymphéas, grandes décorations » (1926) – au Parterre de marguerites (vers 1893) inachevé de Caillebotte consolident cet effet all over qui fascina les peintres abstraits américains, jusqu’à l’artiste Ange Leccia  qui présente une émouvante vidéo immersive (D’)Après Monet, en contrepoint de l’installation aquatique des Nymphéas.

Pour aller plus loin

Caillebotte, La Berge du Petit-Gennevilliers et la Saine (Décoration appartement), 1890 Le décor impressionniste 2022 Musée de l’Orangerie Photo OOlgan

Marine Kisiel, La Peinture impressionniste et la décoration, éditions Le Passage, 384 p, 35 €.
Ce livre séminal s’appuie sur une thèse universitaire, sa maquette dotée d’un très riche appareil iconographique éclaire autant par l’archive que par les mots, faute de disposer des œuvres souvent disparues un pan inaperçu, au sens propre du terme que une production qui souffrait soit de ne pas ressembler aux canons de l’impressionniste soit qu’elle n’était pas signée.
D’une plume alerte, Marine Kisiel approfondit à travers une vingtaine de projets de décor aboutis, de dizaines de carreaux de céramique, d’assiettes, de projets d’encadrement, … les enjeux pluridisciplinaires de l’impressionnisme et de la décoration.
Ce qui ne pourrait n’être qu’un détail dans cette vaste enquête, tant ses révélations sont nombreuses, le brevet signé de la main de Renoir pour l’exploitation d’un ciment pour peindre des portes, des chambranles ou encore des plafonds qu’elle a retrouvé à l’INPI constitue le révélateur matériel des ambitions, des tâtonnements autant artistiques que pratiques pour pousser les frontières du mur, concept central de cette passionnante histoire. Imaginons ce que seraient les Salons de l’Hôtel de ville de Paris si les fresques confiées à des académiques avaient été confiés aux jeunes postulants nommés Renoir, Manet, Degas… qui faute de commandes publiques prirent le parti de peindre des œuvres décoratives autonomes, « activées » par le regardeur dès lors qu’elles étaient accrochées sur les murs d’un intérieur.

Clélia Nau, Machine-aquarium, Claude Monet et la peinture submergée, MétisPress, 224 p., 28€
« Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là… et, à qui l’eût habitée, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri. » Les propos de Monet rapportés en 1909 par Roger Marx constitue un des points de départ de l’émouvante réflexion de Cléia Nau.
L’auteure de Feuillages, L’art et les puissances du végétale (Hazan) déjà saluée par Singulars, développe fidèle à sa démarche sensible, une réflexion autant poétique qu’esthétique sur le ‘diaporama liquide’ de l’Orangerie, imaginé d’abord comme une décoration pour l’intimité d’un intérieur bourgeois. Elle le rapproche de l’aquarium, mais aussi de la serre et de la cathédrale : « L’aquarium est autant un dispositif optique qu’une construction mentale, ouvrant les profondeurs de l’âme, frayant avec ce qui comme tout juste de s’appeler l’inconscient. Autant un « milieu extérieur », étalant devant les yeux du spectateur, comme sur un écran, la transparence vitreuse de ses apparitions qu’un « milieu intérieur » où l’âme come mise « sous verre », « enclose en du silence », « à nu sous la cloison » qui a ses pensées secrètes, ses souterraines végétations peut s’expanser librement. »
S’il est difficile de résumer une telle exploration esthétique, nous retenons que Nau rappelle que « Monet a bien conçu l’œuvre-cathédrale de l’Orangerie comme une somme, comme un « bâtiment de mémoire » (ce qui) confirme la pertinence du rapprochement aux polyptiques vitrées des serres et des aquariums : lieux d’inventaire, de classification, autant que de dérangement, de dè-montage, de décloisonnement des catégories instituées. »

Monet, Nymphéas, Le Matin clair aux saules, grande décoration, 1914-1926 Musée de l’Orangerie Photo OOlgan

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