Culture
Frida Baranek, “Dentro/Fora” (galeria de Hugo França à Trancoso, Brésil)
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 5 juin 2024
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Artiste d’origine brésilienne mais dont le terrain de jeu est le monde, Frida Baranek aime les défis et se confronter à la diversité et les transformations que propose la vie. La rétrospective « Dentro/Fora » à la galeria de Hugo França à Trancoso (Brésil) du 6 juillet au 1er août 2024 en collaboration avec la galeria Raquel Arnaud permet de découvrir comment l’artiste autodidacte a su créer de 1991 à aujourd’hui une œuvre sculpturale « Anti-Form » qui épouse dans son intimité les évolutions d’une vie nomade qui l’a entrainée du Brésil, aux Etats-Unis, en passant par plusieurs pays européens. Celle qui se sent toujours à moitié dedans et à moitié dehors revient pour Marc Pottier sur son art de faire circuler la vie avec ses œuvres.
« Quand les attitudes de viennent des formes »
La rétrospective « Dentro/Fora » vise à montrer le cheminement d’une artiste qui a dû et voulu poser son atelier aux quatre coins du monde depuis sa première exposition individuelle à la petite galerie de Rio en 1985 jusqu’à aujourd’hui où elle vit entre le Brésil et le Portugal. La diversité des matériaux utilisés ressemble à un inventaire à la Prévert pour une œuvre essentiellement sculpturale : acier galvanisé, acrylique, verre et métal, tube d’aluminium et de cuivre, tiges en verre, corde, vernis de voiture aux effets caméléon sur fibre de verre, fils d’acier, tôle, latex, pierres, bois… Elle nous évoque l’exposition ‘référence’ “Quand les attitudes deviennent des formes », que le grand critique suisse Harad Szeemann a organisé à la Kunsthalle de Bern em 1969.
Ses Sculptures sans socles à même le sol, évoquent les artistes italiens de l’Arte Povera. Il y a chez elles, un côté ‘non-fixe’ comme si elles allaient évoluer avec le temps et dans l’espace dans lequel elles sont exposées. Les gestes de Frida Baranek prennent le pas sur l’œuvre.
« Dans ma vision du monde, tout se transforme, s’adapte constamment. Je suis une personne avec une énorme capacité d’adaptation. L’espace, le temps et la perception m’intéressent, notre présence au monde. Cette présence est relationnelle, toutes les relations sont importantes. Les relations ne sont pas seulement physiques, elles sont aussi émotionnelles. C’est dans cet espace relationnel que j’existe et travaille, sans limites définies, avec des incertitudes »
Frida Baranek
Anti-form
Frida aurait parfaitement pu faire partie du mouvement américain Anti-Form de la fin des années 1960 avec une œuvre sculpturale souple, parfois à la limite du périssable. On pense aux réflexions du grand artiste américain Robert Morris (1931-2018) qui voulut s’interroger sur le rôle de la matière dans la détermination de la forme finale. Dans le sillage de Georges Bataille qui avait défendu la notion d’informe et son pouvoir de rébellion contre la volonté d’imposer un ordre aux choses, Robert Morris a critiqué la sculpture occidentale qui, selon lui, a toujours soumis la matière à un ordre qui lui est extérieur.
Frida Baranek propose, au contraire, de valoriser la matière, de la montrer pour ce qu’elle est, de profiter de ses imperfections, et même de suivre sa tendance à l’entropie. En parlant de ses mentores, Frida cite l’artiste américaine d’origine allemande Eva Hesse (1936-1970) qui a porté à son comble la revalorisation de la matière et de ses qualités.
Chez Eva Hesse comme chez Frida Baranek, les matériaux savent se transformer.
Leurs sculptures ne cessent de parler de leurs auteures, de leurs angoisses, de leurs obsessions, de leurs vies aux multiples expériences. Sous la simplicité des apparences des formes, l’autobiographie perce de cent manières. La variété des matériaux utilisés ne sert pas à la construction de volumes parfaits, lisses et symétriques, mais à la fabrication d’objets totémiques chargés de réminiscences de vies ballotées.
« Je pense toujours à l’entropie, à la physique, à la poésie. J’aime la sensation de voir quelque chose qui me fait entrer en moi-même, et quand je ressens cela, cela me stimule et me complète. Pour que cela se produise, une nouvelle relation émotionnelle doit s’établir. J’ai commencé à créer des situations comme celle-ci dès le début de ma carrière, où je transformais les situations pour pouvoir ressentir cette connexion. Ces situations sont matérielles, relationnelles »
Frida Baranek
Une œuvre sans limites définies dans laquelle jouent les incertitudes
« Je suis autodidacte, je me sens toujours en marge de quelque chose, je n’ai jamais été complètement à ma place, à moitié dedans et à moitié à l’extérieur. J’ai étudié l’architecture et le design industriel, j’ai appris l’art et j’apprends simplement en regardant et en lisant. C’est un privilège d’être artiste, d’avoir le don de créer quelque chose à partir de rien, une vie pleine de défis. J’étais en deuxième année d’école d’architecture au Brésil et j’ai réalisé que mes projets étaient moins structurés et j’ai commencé à avoir une grande envie de faire des sculptures. J’ai commencé à fréquenter des ateliers et j’ai développé un métier parallèle à l’architecture. » complète-t-elle.
« Au fil du temps, j’ai ressenti le besoin d’être totalement libre, sans règles imposées. Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai postulé pour un master en sculpture à la Parsons School of Design de New York et j’y suis entré. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de m’engager dans cette voie”
Dentro / Fora
Dans l’expérience corporelle dont nous sommes habituellement conscients, la séparation entre intérieur et extérieur, entre “moi”, “mon esprit” et “le monde”, semble pré-donnée. Les objets, les autres, sont là-bas “au dehors”, distincts de nous qui sommes là, avec nos perceptions, émotions et pensées qui semblent localisées “à l’intérieur”. Cette séparation entre monde objectif et monde subjectif, loin d’être donnée, pourrait être le résultat d’un processus.
En associant ses expériences répétées d’écoute, avec la construction un ‘Dentro’ de celle qui vient toujours de ‘Fora’, la rétrospective engage une question, celle du processus de séparation des pôles subjectif et objectif vécu comme une expérience de perméabilité que l’artiste peut vivre et donner à vivre au public.
Déracinée en permanence
La vie de Frida Baranek l’aura amenée sur les routes du monde, d’abord comme étudiante en art entre Rio, São Paulo, Paris et aux Etats-Unis, puis comme épouse suivant un mari journaliste à Paris, Berlin, New-York et Londres, puis enfin comme mère avec deux enfants qui vivent aujourd’hui à Madrid et Washington DC …A chaque fois elle a dû s’adapter, installer la famille pour enfin reconstruire son atelier tout en découvrant de nouvelles cultures. L’exposition d’œuvres créées pendant plus de 30 ans montre la dissolution des frontières associée à une transformation du sentiment d’identité de l’artiste. C’est dans la dimension ressentie de cette expérience, à la source de ses pensées, que semble se jouer son rapport original au monde. Dans ce processus, sujet et objet, dedans et dehors, et les points de repère qui permettent habituellement de structurer le monde, perdent leur solidité, leur rigidité et deviennent de plus en plus légers.
« Mon œuvre est en moi et je l’amène partout où je vais »
« J’aime apprendre, les défis et les expériences. Dans chaque endroit, j’ai vécu des vies et des situations différentes. Mais il y avait toujours quelque chose de nouveau, tellement de choses à voir pour la première fois, à communiquer dans d’autres langues, etc. En tant qu’artiste, j’ai dû continuer à travailler, créer un nouvel atelier, un nouveau réseau de personnes, m’adapter etc., tout cela a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. C’était toujours stimulant, surprenant, intense et intéressant.
Au fond, je sens que mon travail est en moi, je l’emporte partout où je vais, que les expériences que je vis stimulent cet intérieur intuitif et agité »
Afin de mieux nous faire comprendre de quoi sont faites ses œuvres, elle commente encore : « J’ai toujours eu ce sentiment de liberté, oui, ça vient peut-être de mon ADN. Du courage aussi. Il est important d’avoir du courage, cela donne une force incroyable dans la vie. Cela vous structure. Ma mère a survécu à l’Holocauste, je respire depuis ma naissance la résilience, le courage et l’intelligence de la survie. Non, je ne suis lié à aucun lieu, car lorsque je suis dans un endroit où je vis intensément, complètement, je m’adapte et j’y reste de nombreuses années. Et c’est davantage la curiosité et le sentiment d’opportunité qui m’attirent, l’idée que tout peut changer à tout moment, que nous n’avons aucun contrôle sur quoi que ce soit, seulement sur nos décisions. »
Les titres des œuvres comme marques des moments forts vécus par l’artiste
« Quoi qu’il en soit, un lieu n’est que l’espace pour être, pour exister, et quand quelque chose ne va pas, nous pouvons toujours le changer. Ces forces opposées, cette vulnérabilité et cette incertitude sont toujours présentes dans mon travail, elles font partie de ma vie. Au début de ma carrière, je ne donnais pas de titres aux œuvres, mais au fil du temps, une certaine confusion s’est produite car les œuvres étaient toutes sans titres ni matériel similaire. J’ai réalisé que je devais créer les titres pour rendre les choses plus faciles.
J’ai donc décidé que les titres seraient toujours liés à l’expérience intérieure que je vivais, également stimulée par ce que je lisais à ce moment-là et par ce qui se passait dans le monde. Les titres sont des marques de mon époque, d’un lieu et du moment dans lequel je vis. »
Ses réflexions continuent de nous faire mieux comprendre son univers Dentro / Fora. Par exemple l’œuvre ‘Fronteira’ de 1996 fut faite quand elle montait à pied à la tour Eiffel de Paris et lavait avec des toiles le métal de la tour. Ensuite apportée au Brésil, elle a monté l’œuvre qui est présentée à l’exposition de Trancoso.
En parlant de ‘Ma mémoire 98‘, Frida dit : « J’ai eu ma fille en 97, ce titre venait du sentiment que je perdais la mémoire, à cause de la fatigue, je ne dormais pas beaucoup à cette époque-là« … »Wald 2002- Les placards« ont été trouvé à Berlin. Ce titre est en allemand, j’habitais Waldmeister str. Chaque placard me rappelle une maison que j’ai eu » …
« Balance- 2004 »: « Le sentiment de « jongler avec plusieurs aspects de la vie », le travail, la famille, etc. un équilibre délicat » … « Changement de donne- 2014 » : « J’ai divorcé et je vivais cette question de pouvoir au sein d’une relation. Et l’imprévisibilité de la vie » … « Relations d’incertitude 2017 » : Relations incertaines, qui changent, sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Dans mon travail, je crée ces relations entre des matériaux qui sont symbiotiques, dépendants d’être là de cette manière, jamais pour une raison simplement décorative. Toujours remplir une fonction » … » Liminalité 2019 » : « ces œuvres sont le résultat de l’expérience de vol en apesanteur que j’ai vécue en 2018. J’ai ressenti cet espace liminal, l’accélération des corps » … « Déplacements 2024″: « La transformation et les changements font partie de ma vie et par conséquent le sentiment de ne pas appartenir, d’être en marge. Ce n’est pas toujours un mauvais pressentiment, car cela rend également possible de nouvelles découvertes. »
Une artiste qui a toujours été ‘at the right place at the right moment’
Si Frida Baranek a une carrière internationale impressionnante, elle n’en a pas moins jamais oublié ses origines. L’atelier qu’elle maintient à Rio de Janeiro lui permet de ne pas rompre les ponts. Elle reste très attachée au milieu de l’art brésilien et avec de fortes amitiés avec des artistes qui sont le ciment de l’art brésilien. Même si la vie l’a menée ‘Fora’ du Brésil, elle aura ainsi toujours été ‘Dentro’. Recommandée par son cher ami de toujours, Cildo Meireles, elle lui doit sa première exposition individuelle en 1985 à la Petite Galerie, lieu précurseur de l’époque pour les avant-gardes défendues par le fameux italiano-brésilien Franco Terranova (1923-2013).
Avec toujours un appétit pour la pensée libre
Frida revient sur ces artistes qui ont marqué son parcours : « J’ai eu la chance d’étudier avec Lygia Pape au collège (L’irrévérence, l’attitude. C’était une personne avec de fortes convictions et m’a toujours dit d’y croire) et João Carlos Goldberg au Parque Lage et avec Tunga au MAM pendant une petite période. (Tunga était un libre penseur, doté d’une imagination incroyable, d’une connexion intuitive presque ésotérique). Cildo Meireles est une présence constante dans ma vie depuis l’âge de 20 ans. Je m’identifie beaucoup au travail de Lygia Clark… Clark et Hesse ont tout essayé. J’ai toujours été connecté à cette expérimentation, aux matériaux et aux personnes, à la transcendance. Louise Bourgeois et l’espace psychologique, et son histoire. Quand j’avais mes jeunes enfants, c’était difficile, et je me répétais toujours que Louise n’a pas travaillé pendant un moment parce qu’elle avait trois enfants, mais à 50 ans elle est revenue et c’était super ok. Cela m’a donné de l’espoir… »
Une œuvre à la résonance biographique assumée
Tissée de ses propres souvenirs, Frida revendique une liberté totale dans un travail tout entier tourné vers l’exploration de soi à travers la matière. On peut lire la rétrospective Dentro/Fora comme l’égrènement d’un journal intime d’une artiste femme (avec toutes les difficultés que cela représente encore) qui se nourrit de toutes les influences des cultures où elle s’est immergée.
Mais l’artiste n’est jamais prisonnière des références.
Dentro/Fora est l’histoire d’une vie qu’elle nous invite à partager à la galerie d’Hugo França de Trancoso
Pour suivre Frida Baranek
Le site de Frida Baranek
Et ses galeries :
- galeria de Hugo França (Trancoso, Brésil)
- galeria Raquel Arnaud (São paulo, Brésil)
Du 6 juillet au 1er août 2024, Dentro / Fora, galeria de Hugo França à Trancoso (Brésil)
En collaboration avec la galeria Raquel Arnaud où Frida Baranek présentera une sélection de ses dessins à partir du 5 juin.
A lire : Frida Baranek, Barleu Edições Ltda, 240 p.
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