Culture

Ghost and Spirit, rétrospective Mike Kelley (Collection Pinault - Dilecta)

Auteur : Baptiste Le Guay
Article publié le 9 janvier 2024

Dans le cadre des « Mythologies américaines », la Collection Pinault avec Lee Lozano, Ser Serpas et Mira Schor brosse un portrait désabusé de l’Amérique. La rétrospective Mike Kelley (1954 – 2012) « Ghost and Spirit » pousse la provocation un cran plus loin jusqu’au 19 février 2024. Le créateur des Destroy All Monsters, groupe proto-punk, s’est attaqué – à travers performances et  installations percutantes – à la bienséance, à la perception de la valeur dans l’art, a tourné en dérision tous les symboles de l’american way of life comme les rituels scolaires, les bannières religieuses ou les peluches pour enfants et les icones de la culture de masse comme Superman. Pour Baptiste Le Guay, c’est un précurseur caustique des enjeux de mémoire collective et individuelle, et critique des faux semblants des rapports de genres et des classes sociales. Le catalogue édité par Dilecta s’impose comme l’ouvrage de référence en français sur l’anti-héros US.

Mike Kelley, Bray’s Hamburgers, Westland, MI, 2001. (Détail de la série de 26 photographies Photo Show Portrays The Familiar) Pinault Collection. © Mike Kelley Foundation for the Arts. Tous droits réservés. © Adagp, Paris, 2023

Une provocation visant the American way of life

A sa manière, l’artiste bouscule les structures de pouvoir familiales et institutionnelles qui façonnent la subjectivité individuelle et déploie les critiques actuellement  sous le feu des projecteurs d’aujourd’hui : les frontières entre mémoire collective et individuelle, les faux semblants des rapports de genres et de classes sociales. Né à Detroit (Michigan), la ville ouvrière réputée pour sa production d’automobiles connaît dans les années 1970 des crises sociales et économiques dues à la désindustrialisation. Ce contexte nourrit chez Kelley un cynisme précoce sur la fausses promesses de l’American way of life, qu’il n’hésite pas à détourner et ridiculiser. Il côtoie des cercles d’extrême gauche et s’investit dans les formes de contre-cultures, comme le mouvement Punk via son groupe proto-punk, Destroy All Monsters.

Kelley se fait moins moraliste qu’anthropologue. Il tente de comprendre sans juger, d’analyser les pulsions et les désirs de l’être humain, de disséquer nos petites manies.
Robert L. Pincus, Art in America, 1983
.

Mike Kelley, Kandors Full Set (détail), 2005-2009, Photo Fredrik Nilsen

Kandor, une ville futuriste aux allures de science-fiction

Mike Kelley, Kandors Ghost and Spirit (détail) (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

En 1999, Mike Kelley entame l’un de ses cycles les plus ambitieux en recréant la ville imaginaire du héros Superman : Kandor.

Ni tout à fait à part, ni tout à fait similaires au reste de sa production, elles ont marqué par leur esthétique de la séduction, en rupture avec beaucoup d’œuvres ou installations jouant sur le registre de l’abject.
Jean-Marie Galais, commissaire de l’exposition et conservateur de la collection Pinault.

La cité de la planète Krypton est imaginée dans la bande dessinée créée dans les années 1930, Kelley l’a recréée en de nombreuses miniatures en résine colorées, presque toutes ornées d’une cloche en verre. Dans l’histoire du Comic de Superman, Kandor et ses habitants furent miniaturisés et encapsulés sous une cloche de verre par le super-méchant Brainiac.

Mike Kelley, Ghost and Spirit (détail) (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

Kelley désire ses Kandor « comme des peintures de Matisse en trois dimensions, qui auraient pris des tonalités de science-fiction ». Dans ce pavillon circulaire, en plein milieu de la Bourse du commerce, le spectateur rentre dans un espace sombre et clos, à l’image des cloches de verre recouvrant les villes miniatures.

Dans Kandor full set, l’artiste renvoie à la mélancolie du super-héros, seul et loin de sa planète. « Le héros est vu sous un prisme inhabituel où au lieu d’être un sauveur, il est présenté sous ce qu’il a de plus vulnérable. Il y a une vidéo où un acteur déguisé en Superman lit des passages de ‘La cloche de la détresse’ de Sylvia Plath » explique la médiatrice de l’exposition. Un ouvrage presque autobiographique d’une femme sombrant dans la dépression, voulant échapper à son destin de ménagère dans une société patriarcale et finissant par se suicider, comme son autrice peu après…

Un jeu permanent avec les idées préconçues

Dès ses premières œuvres basées sur la performance, Mike Kelley s’attaque à des thèmes « sacrés » comme la famille, la religion, l’identité sexuelle ou encore l’animalité. Au début des années 1980, il élabore une logique d’exposition installation des sujets de ses performances comme la présentation de dessins, textes, objets et autres éléments, bouleversant complétement la mise en espace de la création.

Mike Kelley, Schock, 1982-1983, Ghost and Spirit (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

L’une des installations a été reconstituée dans la salle : Monkey Island (l’île aux singes). Mike Kelley développe une sorte de géométrie souterraine, prenant l’obsession de la symétrie comme symbole de porteur de valeurs rassurantes.

L’artiste va construire un récit épique d’un marin à la recherche de cette île. Il s’amuse à créer des systèmes de pensée. Il soupçonne que la distinction entre nos pensées et celles préétablies est fausse.
une médiatrice de l’exposition.

Mike Kelley, Monkey Island, Ghost and Spirit (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay


Mike Kelley, The Poltergeist, 1979 Ghost and Spirit (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

Des performances surprenantes

Dès ses années d’études à Los Angeles, l’artiste s’empare du genre de la performance, s’inspirant des pratiques féministes militantes pour mettre en avant une approche innovante de la création. Passionné par le mouvement punk, il fera partie du groupe « Destroy All Monsters » en 1974. Il se fait connaître en déclamant des textes, en prenant des photos ou en manipulant des objets comme des peluches pour enfants dans Half a man.

Dans l’esprit frappeur, Mike Kelley mélange performance et photographie en se prenant en auto portrait. Il se met en scène comme les médiums des photographies spirites du XIXème siècle, comme s’il était connecté avec des esprits, avec des ectoplasmes lui sortant des narines. Kelley n’hésite pas à se montrer le plus caricaturale possible, tel un possédé faisant exorciser son démon intérieur.

Un pied de nez aux institutions

Kelley reprend également l’imagerie des bannières religieuses comme celles montrées dans les églises et les processions, notamment popularisée 1960-1970 par l’artiste et religieuse Sœur Corita Kent. Il parodie les messages d’amour et de paix associés à ce format, en incorporant des messages injurieux (Fuck you ! Now give me some treat).

Mike Kelley, Bannières religieuses, Ghost and Spirit (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

Associant cette caricature de l’évangélisme américain, il critique ainsi le consumérisme, le paternalisme et la bienséance, des valeurs particulièrement mises en avant aux Etats-Unis. Kelley utilise les bannières comme un élément récurrent de son vocabulaire, il en réalisera d’autres à partir des flyers trouvés dans les lycées et les universités.

Mike Kelley, Mass and personification, Ghost and Spirit (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

Dans l’œuvre Balanced by Mass and Personification, juxtaposant deux récipients, Mike Kelley joue sur les notions d’équilibre et de jugement psychologique. Le premier est un vase volumineux recouvert d’éléments de boutons de vestes multicolores, tandis que le second, plus petit, n’est qu’un simple flacon de détergent vide. Comme l’artiste a affublé ce flacon d’un visage, il l’emporte sur le capital sympathie et rend l’autre vase impersonnel.

Par ce procédé, Kelley tient un discours ironique sur la création de la valeur en art, montrant que ce n’est pas le travail le plus fastidieux qui l’emporte mais souvent l’œuvre la plus « sympathique ». Une manière efficace de nous faire comprendre que l’art est subjectif et renvoie à notre affect personnel avant tout.

Day is Done, une reconstitution de performances étranges

Pendant les années 2000, Mike Kelley fait en parallèle de ses recherches sur la ville de Kandor une exploration de l’inconscient collectif en s’intéressant aux rituels lycéens et étudiants.

C’est un condensé d’éléments faisant partie de performances, basées sur des photos trouvées dans les yearbook (livres de fin d’année). Ce sont des rituels très importants dans la culture de masse américaine.
médiatrice de la fondation Pinault.

Mike Kelley, Extracurricular Activity Projective Reconstruction, #27 (Gospel Rocket) (détail), 2004-2005, Photo Fredrik Nilsen

A partir de ces photos trouvées dans les yearbooks, Kelley recrée de la fiction en les appelant des « Extracurricular Activity Projective Reconstructions » (reconstructions projectives d’activités extrascolaires). Il s’agit d’installations avec du son et de la vidéo afin de reconstituer la scène lorsqu’elle a été prise en photo.

Dans cette pièce sombre, des cris se mélangent à des images changeantes, poussant le visiteur à se demander où il se trouve. Une installation composée de deux rideaux roses tournant sur eux-mêmes montre une femme dansant en ombre chinoise, un spectacle étrange et délirant !

Cette pièce sombre fait penser à la visite d’un parc d’attractions en pleine nuit, où les machines se mettraient à fonctionner toutes seules, laissant le spectateur intrigué et peut-être même angoissé. Au croisement de la comédie musicale et de l’œuvre d’art, Kelley voulait réaliser une installation chaque jour de l’année, mettant fin à son existence en 2012, il en réalisera 36.

Mike Kelley s’est donné la mort chez lui le 31 janvier 2012, à Pasadena (Californie).

Outre son œuvre très riche, Mike Kelley laisse derrière lui une réputation de grande générosité et de franchise qui participe de son aura auprès de jeunes artistes qu’il a toujours soutenus, notamment à travers sa fondation philanthropique, la Mike Kelley Foundation for the Arts, encore en activité et qui a pour objectif de «soutenir et faire progresser l’esprit critique, la prise de risque et la provocation dans les arts.

Mike Kelley, Extracurricular Activity Projective Reconstruction #27 (Gospel Rocket) (détail), 2004-2005, Ghost and Spirit  (Collection Pinault) Photo Baptiste Le Guay

Choquer le spectateur et l’amener à réfléchir.

Artiste global, Mike Kelley a utilisé toutes les formes d’arts imaginables (performance, sculpture, peinture, dessin, vidéo) pour choquer le spectateur et l’amener à réfléchir sur des thématiques toujours sensibles : la sexualité, la perversion, le rapport à l’enfance et l’adolescence, ainsi que la santé mentale.
Sans concession, et d’une provocation toujours intacte.

#Baptiste Le Guay

Pour aller plus loin avec Mike Kelley

jusqu’au 19 février 2024, Mike Kelley, Ghost and Spirit, Collection Pinault, Bourse du Commerce, 2 rue de Viarmes, Paris 1er
Ouvert du mercredi au lundi de 11h à 19h sauf vendredi jusqu’à 21h,
puis à la Tate Modern (Londres), au musée K21- Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen (Düsseldorf) et au Moderna Museet (Stockholm).

Catalogue, Mike Kelley. Ghost and Spirit, Sous la direction de Catherine Wood, Fiontán Moran et Jean-Marie Gallais, Coédition de Pinault Collection et Éditions Dilecta, 224 p., 39€. Désormais ouvrage de référence en français, le catalogue regroupe les contributions d’historiens de l’art et d’artistes sur l’œuvre
de l’artiste trublion. Avec les essais de Catherine Wood, Marie de Brugerolle, Hendrik Folkerts, Jean-Marie Gallais, Jack Halberstam, Suzanne Lacy en conversation avec Glenn Phillips, Laura López Paniagua, Fiontán Moran, Cauleen Smith et John C. Welchman, il offre de nouveaux points de vue en particulier sur son rapport à la performance à travers une exploration de ses archives et la reproduction de documents inédits, et sur son lien aux thèmes de la mémoire et des esprits

Mike Kelley a toujours eu une conscience aiguë de son inscription dans l’histoire de l’art, souvent pour parasiter un discours héroïque. (…) Il s’est souvent exprimé lui-même sur les implications théoriques de son travail et de ses différents cycles, afin de déconstruire, voire d’anticiper des interprétations erronées de ses œuvres.
Jean-Marie Gallais,
essai du catalogue, Goodbye Superman

 

voir Mike Kelley Foundation For The ArtsElle conserve une collection de plus de 1 250 œuvres d’art de Mike Kelley datant de la fin des années 1970 jusqu’en 2012, comprenant des sculptures, des photographies, des œuvres sur papier, des vidéos et des installations à grande échelle. De plus, Kelley a légué à la Fondation sa collection d’art personnelle de quelque 900 œuvres d’art.

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